L’EXPÉRIENCE DE L’ANTHROPOCÈNE PAR L’IMAGE : Suite du projet Sicile Toxique avec la photographe Elena Chernyshova

Par Alfonso Pinto, chercheur post-doctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon

Alfonso Pinto
Anthropocene 2050
17 min readJan 24, 2020

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Le port d’Augusta (Alfonso Pinto, novembre 2019)

Le projet Sicile Toxique a debuté en novembre 2019 avec une première mission au sein du pôle pétrochimique syracusain. Ce projet comporte notamment une collaboration d’Alfonso Pinto, géographe, chercheur post-doctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon, qui dirige le projet, avec la photographe Elena Chernyshova qui s’est rendue pour la première fois sur les lieux lors de cette mission. Le texte qui suit revient de manière analytique sur cette mission et le travail en duo.

L’un des enjeux majeurs de l’Ecole Urbaine de Lyon concerne les pratiques de recherche innovantes dans le cadre des études sur l’urbain anthropocène. Une attention particulière est consacrée à l’image, qu’elle soit photographique ou audiovisuelle. Comme le rappelle, entre autres, l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz[2], l’Anthropocène comporte une dimension esthétique qui est fondamentale pour saisir les enjeux politiques des rapports entre les activités humaines et l’environnement. La mobilisation du concept d’esthétique dans les études anthropocènes est dès lors bien loin de répondre à des exigences seulement artistiques. Au contraire, la dimension esthético-visuelle permet de saisir profondément le fait que l’Anthropocène, plus qu’être (pour le moment) une découverte scientifique stricto sensu, représente une prise de conscience (on espère définitive) du caractère autodestructeur qui marque notre rapport à la planète. La véritable révolution pourrait donc concerner premièrement notre imago mundi c’est-à-dire les modalités avec lesquelles nous percevons et nous concevons les différentes géographies planétaires. Les effets néfastes des activités humaines sont connus depuis longtemps, contrairement aux vulgates qui affirment que la pensée environnementale est une affaire des dernières années du XXème siècle. Ce qui est susceptible de constituer une rupture radicale est la prise en considération, matérielle et concrète, des conséquences environnementales qui ne sont plus reliées à l’abstraction d’un temps indéfiniment futur, mais qui se trouvent inscrites dans une logique de causalité de plus en plus imminente et parfois catastrophique . Dans cette perspective, l’esthétique de l’Anthropocène participe pleinement aux enjeux politiques liés aux manières d’occuper la surface de la Terre et notamment aux décisions qu’il est possible de prendre afin de ralentir et limiter le changement global des conditions de vie.

Il y a aussi un autre enjeu majeur du point de vue théorique qui est inclus dans une approche esthétique de l’Anthropocène. Pour le moment, les grands récits de l’Anthropocène au sein des sciences humaines et sociales manifestent une prédominance pour la très grande échelle (le Monde, la Nature, la Culture, etc.) qui a tendance, parfois, à reléguer au deuxième plan ce que justement on peut définir comme une expérience humaine, vécue, sensible, quotidienne. La crise environnementale n’est pas une abstraction, elle concerne un nombre croissant d’individus qui habitent des territoires de moins en moins accueillants en raison d’activités humaines de toute sorte. Les pratiques de mise en images de la question environnementale permettent dans cette perspective de prendre en compte la dimension expérientielle de l’Anthropocène. Il s’agit de considérer ce dernier dans toutes ses échelles, spatiales ou temporelles, du global au local, dans le temps long de la géologie, comme dans le temps quotidien des individus.

Le projet Sicile Toxique a comme but celui de répondre scientifiquement à cette intégration d’échelles, en essayant d’insérer une réalité locale, précise, singulière, au sein d’un débat pour le moment dominé par la dimension globale. Pour le rappeler, le cas d’étude de cette recherche géo-anthropologique est le pôle pétrochimique syracusain (entre les villes d’Augusta, Priolo, Melilli et Syracuse), tristement connu sous le nom de « carrefour de la mort », en raison d’une activité pétrochimique considérable qui, depuis les années 1950, a littéralement dévasté l’environnement en compromettant aussi la santé d’une population qui aujourd’hui compte encore environ 180.000 personnes. Le choix de ce contexte a été fait justement en liaison avec les dimensions expérientielles de l’Anthropocène. Si l’Anthropocène permet de penser de manière renouvelée la crise environnementale, alors il n’y a pas meilleur terrain que ceux qui vivent déjà pleinement et dramatiquement un contexte de profonde dégradation de leur espace de vie quotidien. Pour définir ces territoires, plusieurs terminologies ont été employées : « écocide » (qui met l’accent sur la dimension criminelle de la pollution) ou encore mieux « site sacrifié » pour souligner l’idée d’une réalité géographique et humaine condamnée au nom d’un présumé « bien » commun. Dans le cas du pôle syracusain, ce summum bonum consiste dans le passage brutal d’une économie agricole et pastorale à un pétro-capitalisme mondialisé qui domine encore notre système économique. Si l’Anthropocène nous fournit des instruments capables d’envisager une dégradation future des conditions de vie sur la planète, ces territoires sont alors à considérer comme des avant-gardes, comme des visions d’un avenir qui, sans les changements nécessaires, concernera un nombre toujours plus grand d’individus et de territoires.

De quelle manière les producteurs d’images (photographes, documentaristes, cinéastes, photoreporters) interagissent avec un site sacrifié d’un point de vue environnemental ? Quelles sont les stratégies esthétiques et narratives qu’ils emploient ? Quelle rôle occupent-ils dans l’imaginaires de ces territoires ? Et enfin, où réside la « géographicité » de leurs démarches ?

Pour répondre à ces questions, le projet Sicile Toxique a notamment fait le choix d’une collaboration avec la photographe Elena Chernyshova ainsi que la réalisation d’un long-métrage documentaire écrit et réalisé par François-Xavier Destors et Alfonso Pinto.

Pourquoi Elena Chernyshova ? De Norilsk à la Sicile.

Comme l’affirment Fressoz[3], Peeples[4] et Pinto[5], le Sublime, au sens kantien et burkien du terme, est peut-être la catégorie esthétique qui exprime plus que d’autres les changements de notre rapport à l’environnement. Dans son sens premier, le Sublime est une expérience esthétique liée aux forces de la Nature qui provoque chez l’observateur un sentiment de peur, de perturbation, d’égarement, mais en même temps de fascination et d’attraction. L’imagerie environnementale contemporaine fait largement recours à une esthétique du Sublime, mais par rapport à la définition canonique, cette dernière substitue les forces de la Nature avec les forces destructrices des activités humaines. On parle dans ce cas de Sublime Toxique, pour indiquer justement la substitution de l’élément naturel avec celui artificiel. La référence par excellence du Sublime Toxique est constituée par les photographies d’Edward Burtynsky[6] ou encore par le travail de Richard Misrach Petrochemical America[7].

C’est justement au sein d’une réflexion à propos du Sublime Toxique qu’Elena Chernyshova a attiré l’attention de l’Ecole Urbaine de Lyon. En 2014, la photographe a obtenu le World Press Photo Award pour le travail Days of Night / Nights of Day[8] réalisé dans la ville industrielle sibérienne de Norilsk. Cette ville est en effet un lieu qui, pour ses caractéristiques intrinsèques, incarne la plupart des enjeux au sein du débat sur l’Anthropocène. Situé à l’extrême nord de la Sibérie et isolée du reste du pays, Norilsk est un ancien goulag devenu ville en 1956. Son existence est due aux importants gisements de nickel, de cobalt et de cuivre en particulier. Aujourd’hui la ville est habitée par environ 170.000 personnes et son existence continue d’être liée à l’activité industrielle menée par l’entreprise Norilsk-Nickel. Trois caractéristiques particulièrement intéressantes sur ce lieu : Norilsk est l’une des villes les plus polluées de la planète ; elle est aussi la plus grande ville par rapport à la latitude (avec Murmansk). Le climat est rude avec des températures qui en hiver atteignent souvent -50°. En outre, sa latitude provoque le phénomène de la nuit polaire : pendant environ deux mois le soleil ne se lève pas.

C’est la convergence de tous ces éléments qui font de Norilsk une sorte d’incarnation physique de l’Anthropocène : son existence due uniquement à l’exploitation minière ; le climat de facto incompatible avec la vie humaine ; la gravité de sa situation environnementale à cause de la pollution industrielle; le fait qu’elle subisse en première ligne les conséquences du réchauffement climatique ; sa position géographique au centre d’un milieu sauvage et en théorie non contaminée par la présence humaine.

Le reportage d’Elena Chernyshova sur Norilsk parvient à raconter un territoire qui dans sa singularité exceptionnelle se prête à l’expérience esthétique du Sublime Toxique. La beauté glaciale des paysages, les visages des habitants, les contrastes provoqués par la présence des usines, suscitent un sentiment entre fascination et angoisse, entre curiosité géographique de comprendre les atouts de ce lieu et peur que celui-ci suscite. Par rapport aux traits de la photographie qui domine en ce moment dans l’imagerie environnementale, le travail d’Elena se caractérise par une forte présence humaine. L’alternance entre paysage et habitants, par rapport aux « nature mortes » dominées par le Sublime Toxique, parvient à conférer au récit par images un aspect tout autant tragique. Le risque de l’imagerie environnementale la plus répandues dans les les médias est celui d’une abstraction esthétique, c’est-à-dire d’une représentation qui tend à annuler conceptuellement l’aspect humain d’expérience vécue. Malgré l’indéniable impact, malgré ce sentiment de « beauté terrible », l’absence (ou la mise au deuxième plan) de l’humain risque parfois d’agrandir ultérieurement le décalage entre les échelles globales de la crise environnementale et leurs manifestations locales qui atteignent un nombre d’individus toujours plus important.

À titre d’exemple, on peut s’intéresser plus spécifiquement au travail réalisé par le photographe Richard Misrach et la paysagiste Kate Orff. Petrochemical America[9] est une exploration du corridor pétrochimique louisianais entre les villes de la Nouvelle Orléans et de Baton Rouge, tristement connu sous le nom de Cancer Alley. Il s’agit d’un exemple précurseur de l’esthétique liée au Sublime Toxique. Les extraordinaires photos de Misrach, en effet, anticipent une certaine idée de l’imagerie environnementale (ses premières prises datent du 1998), qui se développera de manière spectaculaire quelques années plus tard et qui sera ultérieurement encore renforcée par l’arrivée du débat sur l’Anthropocène. Toutefois, chez Misrach, le territoire du petrochemical corridor est traité par le biais d’une esthétique qui tend parfois à l’abstraction. Le Sublime Toxique touche peut-être dans son travail à son apogée. Ce qui manque est la figure humaine, très peu présente. Cette humanité in absentia, parfois à la taille très réduite, mais le plus souvent reléguée en dehors du cadre, renforce l’idée d’un wasteland toxique, entièrement artificiel, incompatible avec la vie humaine. La présence humaine, chez Misrach, se fait donc par évocation, à travers notamment l’anthropomorphisation de certaines structures comme les maisons qui s’opposent visuellement aux imposantes complexes industriels. Le Sublime Toxique chez Misrach est dû à un choix précis, celui de rendre abstraits, inhumains, des paysages que l’on sait être devenus incompatibles avec la vie humaine. L’ouvrage est complété par un appareil visuel remarquable dont le but est celui de décrire tous les enjeux du corridor industriel louisianais : exploitation pétrolière, effets sur l’environnement, effets sur la santé, implication internationales, processus d’extraction et de transport des hydrocarbures etc. De ce point de vue la convergence entre photographie et notices contextuelles est remarquable et confère au projet une originalité et une efficacité sans précédents.

La mission.

L’idée de proposer à Elena Chernyshova une collaboration dans le cadre du projet Sicile Toxique est donc dûe à l’originalité que j’ai trouvée dans sa démarche et ce par rapport à mes propres préoccupations théoriques et méthodologiques. Il s’agissait aussi de proposer à la photographe l’exploration d’un lieu profondément « autre » par rapport à Norilsk, mais également représentatif de la crise environnementale contemporaine. Les différences entre la Sicile et la Sibérie dépassent probablement les points de ressemblance, mais ces derniers sont tout de même significatifs. Au-delà de l’histoire, du climat, de la situation géographique, du rôle de la production industrielle, ce qui intéresse est le rapport entre la population et la dégradation évidente du territoire. Dans la perspective de la comparaison, il sera très intéressant de voir la manière à travers laquelle Elena Chernyshova mettra en image la différence dans le rapport homme-environnement entre les deux situations.

De manière pratique la première étape de ce travail s’est déroulée du 7 au 23 novembre 2019. Cette mission dans le pétrochimique syracusain a consisté en une visite préliminaire des lieux . Le travail se poursuivra, à phases alternées, jusqu’au mois de juin 2020. Les résultats seront exposés en 2020 à Lyon, à Palerme (Italie), et à Augusta et, on l’espère, feront l’objet de nombreuses publications de tous types (presse, ouvrage).

L’enjeu principale de la mission a été donc celui de découvrir l’ensemble de la zone. De ce point de vue on peut parler d’une « appropriation géo-visuelle », c’est-à-dire d’un travail préliminaire visant à identifier les traits visuels dominant d’un territoire et de ses habitants. En raison de l’ampleur de la zone pétrochimique et de l’hétérogénéité des lieux, cette démarche se veut fondamentale.

Le territoire qui correspond au pôle pétrochimique nord-syracusain s’étend sur environ 30 km le long du littoral qui sépare la ville d’Augusta des hauteurs de la banlieue nord de Syracuse. Les communes concernées sont : Augusta (36.000 habitants), Melilli (14.000 habitants), Priolo-Gargallo (12.000 habitants) et toute la zone nord de la ville de Syracuse (130.000 habitants). Ces quatre zones urbaines présentent en outre des caractéristiques différentes ainsi que de différentes implications au sein de la production pétrochimique.

La ville d’Augusta se trouve sur une île qui forme la rade homonyme. Son centre-ville est potentiellement très attirant en raison d’un patrimoine architectural baroque non négligeable. L’activité portuaire commerciale et militaire est dominante, dont témoigne aussi le fait qu’Augusta est le sixième port d’Italie en termes de marchandise (surtout produits pétrochimiques) et le troisième arsenal militaire après La Spezia et Tarente. La conséquence de cette activité est l’inaccessibilité totale du front de mer de la ville à la population.

La rade d’Augusta (Alfonso Pinto, novembre 2019)
Baroque Augustain, (Alfonso Pinto, novembre 2019)

Plus au sud, on trouve la ville de Melilli, surnommée la « terrasse des monts Iblei » en raison de sa position en hauteur qui domine toute la partie nord de la rade d’Augusta. Le bâti se caractérise lui aussi par une architecture baroque. Sa position élevée et l’orientation habituelle des vents rendent Melilli particulièrement exposée aux émissions des usines. Plus au sud, sur la plaine côtière, on trouve Priolo Gargallo, qui a obtenu le statut de commune en 1976. Priolo se trouve littéralement encerclée par les usines. Sur sa partie côtière, à l’embouchure de la presqu’île Magnisi, en pleine zone industrielle, on trouve la réserve naturelle ornithologique des Salines qui héberge (malgré tout) de nombreuses espèces, parmi lesquelles les flamands roses.

Réservoir à la réserve (Alfonso Pinto, novembre 2019)

En poursuivant vers le sud, les faubourgs de Città Giardino et Belvedere précèdent la banlieue nord de Syracuse. La limite méridionale du pôle est constituée par la zone de Targia qui, jusqu’aux années 1990 hébergeait l’usine Eternit Siciliana (amiante) et qui aujourd’hui, est occupée par le quai pétrolier de Santa Panagia.

Ancienne usine Eternit (Alfonso Pinto, novembre 2019)

Le territoire comprend donc des zones différentes qui sont autant de traces d’une industrialisation massive et incontrôlée débutée en 1949.

Cette appropriation visuelle a consisté avant tout dans l’appréciation de ces territoires et notamment des différences entre Augusta, Melilli et Priolo. Outre la densité d’usines, l’une des problématiques majeures concerne les pratiques de décharges illégales de déchets toxiques. Si dans le passé, ce phénomène était tristement commun (faute d’une législation insuffisante et d’une complicité directe des pouvoirs publics), aujourd’hui, bien que de manière plus discrète, ces activités se poursuivent.

Deux zones sont significatives : la première est celle que l’on peut surnommer le wasteland. Il s’agit des campagnes situées entre Augusta et Priolo, à proximité des usines Sasol et Sonatrach, et qui hébergent, entre autres, le site archéologique de Megara Hyblea. Cette zone se caractérise par la présence de nombreuses déchetteries illégales qui alternent avec des fermes à l’état d’abandon. Les champs sont pour la plupart délaissés, mais font ponctuellement l’objet de cultures, ce qui ne peut qu’inquiéter.

Le Wasteland (Alfonso Pinto, septembre 2019)

Un autre territoire significatif est la zone de Marina di Melilli, situé sur la côte de Priolo, en face de l’actuelle usine ISAB Sud. Le destin de ce petit bourg côtier fut marqué par l’arrivée de ce complexe industriel, qui rendit à partir des années 1970 de plus en plus impossible la vie sur place en raison de la proximité immédiate des habitants avec les émissions polluantes.

Ruines de Marina (Alfonso Pinto, novembre 2019)

Cette première mission a été aussi l’occasion de mettre en relation Elena Chernyshova avec les acteurs locaux déjà impliqués, mais aussi de créer d’autres liaisons indispensables à la poursuite du projet.

Parmi les personnes rencontrées on peut mentionner :

- Don Palmiro Prisutto, prêtre de l’église mère d’Augusta et activiste historique dans la lutte pour l’environnement.

- Giuseppe Giacquinta, ancien président de Legambiente Priolo, militant historique.

- Andrea Pluchino, membre de Legambiente Priolo, ancien ouvrier du pétrochimique.

- Antonino et Maria Pia Comito. Le premier est historien spécialisé en histoire orale, auteur de deux ouvrages qui retracent la disparition de l’habitat de Marina di Melilli et l’obtention du statut de commune de Priolo[10].

- Cinzia Di Modica et le comité Stop Veleni à Augusta.

- M. Garofalo, habitant de Priolo âgé de 96 ans et interviewé par Antonino Comito.

- Une famille qui participe au projet de recherche CISAS[11].

- Un militant politique et environnemental, également employé dans une usine chimique.

- Le docteur Salvatore Pardo, médecin radiologue travaillant à Syracuse.

- L’ingénieur Vincenzo Città, employé d’une entreprise de sous-traitance.

- Angelo Latina, photographe et cinéaste, membre du projet SAM[12].

À ces personnes s’ajoutent de nombreux ouvriers rencontrés lors d’une réunion informelle qui a eu lieu pour fêter la retraite d’un de leurs collègues et qui a permis de prendre contact avec le milieu des travailleurs du pétrochimique.

Le bilan de cette première mission est pour moi positif, en raison notamment de l’attention que Elena Chernyshova porte autant aux facteurs humains, qu’aux éléments géographiques. Certainement les temps ne sont pas mûrs pour une quelconque analyse iconographique. Non seulement le travail de la photographe n’est qu’à ses débuts, mais le projet Sicile Toxique, lui aussi, se trouve dans une phase initiale.

La seule réflexion qu’il est possible d’avoir lieu à ce stade concerne l’appréciation de la démarche en binôme entre un scientifique et une photographe. L’appropriation visuelle d’un territoire, même s’il est encore à un stade préliminaire, possède un enjeu géographique indéniable. Comment transformer en image la relation qu’une population entretient avec un territoire compromis d’un point de vue environnemental ? Quels sont les convergences entre la recherche qui a pour objet justement la description de cette relation et la pratique photographique ? En ce sens la démarche esthétique procède en parallèle avec une interrogation sur les effets humains de l’activité industrielle massive. Les hypothèses maturées jusqu’à présent reflètent pleinement l’idée d’un site sacrifié[13], mais surtout d’une population qui, au-delà de quelques exceptions, semble succomber au racket occupationnel, c’est-à-dire à la contradiction qui existe entre les ressources occupationnelles offertes par l’activité pétrochimique et les conséquences épouvantables sur la santé et l’environnement. Plusieurs personnes qui ont témoigné ont rapporté une phrase qui pourrait être considérée comme une sorte de slogan : il vaut mieux crever du cancer que de la faim. La simplicité brutale de cette phrase témoigne de toute la portée tragique d’un contexte humain dominé par une résignation qui semble irrémédiable. Avec une convergence d’intentions, mais selon des pratiques différentes, le duo composé par la photographe et le géographe qu’Elena et moi-même formons cherchera à comprendre les raisons de cette résignation, le contexte social, culturel, politique et économique, qui a permis un désastre environnemental de ces proportions.

À la lumière des réflexions sur l’Anthropocène, l’effort que l’on souhaite mener est double : d’un côté il s’agit de comprendre un territoire et de le raconter au travers la convergence de plusieurs langages. La nécessité scientifique, comme on l’a anticipé, est celle de parler d’Anthropocène non seulement selon les échelles gigantesques du destin de notre espèce, des grandes modifications qui sont en train de modifier la planète, ou encore sous le prisme d’une renégociation des rapports entre Nature et Culture. L’Anthropocène symbolise avant tout un rapport problématique à l’environnement qui se manifeste avec toute sa violence dans des contextes précis, locaux, facilement identifiables. Cette manifestation prend toute sa force dans la compromission matérielle des conditions de vie de populations entières. Utiliser les images pour rendre manifeste ces phénomènes est donc un acte qui permet de nourrir l’imaginaire d’un désastre qui est déjà en cours, qui se déroule dans un hic et nunc bien définis.

L’autre effort possède un caractère éminemment politique. Pourquoi, malgré l’ampleur des dégâts, le pôle pétrochimique syracusain est de facto ignoré ? Pourquoi, par rapport à d’autres crises environnementales italiennes (l’ILVA de Tarente ou la question des déchets toxiques dans la région napolitaine), ce site sacrifié n’a jamais fait l’objet d’un véritable débat ? Les raisons sont sans doute multiples et intéressent des domaines qui s’étendent à plusieurs niveaux. De ce point de vue, Sicile Toxique se veut aussi un acte visant à briser un silence qui devient de plus en plus incompréhensible étant donné les enjeux environnementaux. En ce sens, plus que les mots et les données, les images possèdent une force communicative qui, je l’espère, pourra contribuer à donner une visibilité majeure et, pourquoi pas, à inciter à des prises de positions politiques au niveau national et international.

Je propose pour terminer trois exemples du travail d’Elena. Le choix de ces images est fortement limité par deux facteurs : le premier vient du fait que le travail n’est encore qu’à ses débuts ; le deuxième facteur consiste en revanche en une discrétion éditoriale qui suggère le fait de ne pas trop anticiper les résultats.

La photo a été réalisée dans la campagne immédiatement au sud de la ville d’Augusta, le territoire que nous avons surnommé « wasteland ». L’usine de produits chimiques SASOL, qui appartient à une multinationale sud-africaine, est spécialisé dans la production de paraffine.

Monsieur Garofalo est un habitant historique de la ville de Priolo. Âgé de 96 ans, il est en ce moment régulièrement interviewé par l’historien Antonino Comito dans le cadre de la réalisation d’un nouvel ouvrage sur l’histoire orale de la ville. Parmi les nombreux sujets de discussion entre eux : les témoignages sur la vie quotidienne de Priolo avant et après l’arrivée des usines.

Cette photo montre un détail du centre-ville d’Augusta. Au premier plan on peut remarquer un groupe de maisons en ruine. On ne sait pas si ce délabrement est un héritage de la Seconde Guerre mondiale (Augusta a subi de nombreux bombardements de la part des alliés car il s’agissait d’un site militaire), ou bien s’il est le résultat du tremblement de terre qui a atteint la zone en 1990.

Elena Chernyshova au travail (Alfonso Pinto, novembre 2019)
Elena Chernyshova par Alfonso Pinto
Alfonso Pinto par Elena Chernyshova

[1] https://medium.com/anthropocene2050/sicile-toxique-imaginaires-et-exp%C3%A9riences-de-lanthropoc%C3%A8ne-du-site-sacrifi%C3%A9-d-augusta-priolo-4c7d687b59eb

[2] https://sniadecki.wordpress.com/2017/07/25/fressoz-sublime/. À ce sujet l’Ecole Urbaine de Lyon a organisé en novembre 2019 une journée d’étude sur le thème des esthétiques des expériences et des imaginaires de l’Anthropocène : https://ecoleurbainedelyon.universite-lyon.fr/journees-d-etude-imaginaires-esthetiques-et-experiences-de-l-anthropocene--127999.kjsp

[3] https://sniadecki.wordpress.com/2017/07/25/fressoz-sublime/

[4] https://www.researchgate.net/publication/271927291_Toxic_Sublime_Imaging_Contaminated_Landscapes

[5] https://www.espacestemps.net/articles/limaginaire-de-louisiane-true-detective/

[6] https://www.edwardburtynsky.com/

[7] https://aperture.org/blog/richard-misrach-and-kate-orff-in-conversation/

[8] http://elena-chernyshova.com/wordpress/blog/2015/05/04/jour-de-nuits-nuit-de-jours/

[9] https://aperture.org/shop/petrochemical-america-richard-misrach-kate-orff-book-3411

[10] Comito, A., Il paese che non c’è più. Fondaco Nuovo. Marina di Melilli. Storie, memorie e parole di chi ha vissuto, Siracusa, Morrone, 2016, et Comito, A., Il Movimento Autonomistico Priolese tra storia e memoria, Siracusa, Morrone, 2019.

[11] Cfr. https://ecoleurbainedelyon.universite-lyon.fr/sicile-toxique--117301.kjsp?RH=ecoleurbainedelyon

[12] https://ecoleurbainedelyon.universite-lyon.fr/projet-cinematographique-fili-di-memorie-entre-migration-et-pollution--137664.kjsp?RH=ecoleurbainedelyon

[13] https://ecoleurbainedelyon.universite-lyon.fr/notions-anthropocenes-a-la-une--85830.kjsp?RH=ecoleurbainedelyon

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