L’urbanisme temporaire, transitoire, éphémère, des définitions pour y voir plus clair.

Par Benjamin Pradel, sociologue à Kaléido’Scop et co-fondateur d’Intermède, spécialiste des démarches d’occupation temporaire des espaces vacants.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
13 min readDec 11, 2019

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La Manufacture des Halles du Faubourg

An English translation of this text can be found below the original French one.

Transitoire, éphémère, temporaire, la pratique de l’aménagement et de l’urbanisme s’enrichit depuis maintenant plusieurs années d’un nouveau vocabulaire. Celui-ci vise à décrire l’importance que prennent, dans les logiques de la fabrique de la ville, certaines actions de court terme concernant l’occupation et l’aménagement des bâtiments et des espaces. Les études et les articles de presse sur le sujet se multiplient, un marché se constitue avec des acteurs spécialisés (collectifs, entreprises, associations), les procédures se structurent au sein des collectivités et acteurs de l’aménagement (bailleurs, promoteurs, aménageurs) : appels d’offres dédiés pour des assistants à maîtrise d’ouvrage en urbanisme transitoire ou en aménagements temporaires, appels à manifestations d’intérêts pour l’occupation de bâtiments, propositions d’occupation dans les projets de requalification urbaine, etc. L’objet de cet article est de proposer un système de définitions couvrant le spectre de ces différentes actions tant elles questionnent l’urbanisme traditionnel dans ses approches planificatrices et de long terme et se présentent comme de nouveaux outils aux formes et aux objectifs multiples. Mais un petit retour en arrière s’impose au préalable.

En 1997, François Asher popularisait le terme de « chrono-urbanisme »[1] et en 2001 Michel Lussault évoquait la piste d’un « urbanisme de la chronotopie »[2] afin de penser conjointement l’espace et le temps de la production urbaine. Cela allait conduire notamment aux concepts de « ville malléable » (Gwiazdzinski, 2007)[3] ou encore de « ville réversible » (Scherrer & Vanier, 2013)[4]. Ces différentes approches, avec les spécificités et la cohérence interne qui caractérisent chacune d’entre elles, visent à rendre compte de plusieurs avancées dans les logiques d’aménagement et d’organisation de la production urbaine : une généralisation des politiques temporelles avec pour objectif l’adaptation du rythme des services urbains à celles des individus (horaires des crèches, des transports, des services publics, etc.) ; une prise en compte de l’évolutivité des villes afin de considérer dans la production de l’espace les besoins de la ville future et les incertitudes (développement durable, principe de précaution, etc.) ; l’arrivée de nouvelles manières de concevoir et de déployer les projets urbains impliquant une redéfinition de ses étapes chronologiques (démarches itératives, retour des concertations, plans-masses évolutifs, etc.) ; la déclinaison des concepts de l’urbanisme (zonage temporel, espaces flexibles, etc.) ou encore l’évolution de la pensée architecturale vers des productions flexibles (bâtiments évolutifs, infrastructures réversibles, etc.).

Parallèlement, et depuis une petite dizaine d’années, c’est le concept d’urbanisme temporaire qui semble s’imposer en ce qui concerne la terminologie mobilisée dans le champ opérationnel. De quoi parle-t-on alors ? L’urbanisme temporaire s’inscrit dans la pensée du chrono-urbanisme. Il s’agit d’un terme générique qui définit l’organisation et l’aménagement des espaces, publics ou privés, ouverts ou bâtis, occupés ou inoccupés, afin d’en stimuler les usages, d’y amplifier les échanges et d’y générer des pratiques à court terme dans une perspective de valorisation symbolique, de (ré) investissement social et avec comme horizon une transformation spatiale à long terme (Pradel, 2010)[5]. Il est connexe de l’urbanisme tactique. Ce terme théorisé par Mark Lyndon (2015)[6], évoque néanmoins davantage une action habitante, locale et militante de réappropriation de la fabrique de la ville par une occupation des délaissés urbains et des espaces à enjeux : préservation de terrains végétalisés face au bétonnage, aménagement d’espaces de proximité menacés par un projet immobilier, valorisation des mobilités douces dans un projet d’aménagement de voirie automobile, etc. Cette orientation a grandement marqué les premiers projets d’urbanisme temporaire majoritairement portés par des collectifs naissants. Au fil de l’expérience acquise avec ses projets, ils ont peu à peu tenté de peser sur le devenir des lieux en inscrivant leurs actions dans les logiques d’aménagement pérenne à venir.

L’urbanisme transitoire est ainsi largement mis en avant aujourd’hui pour décrire ce phénomène naissant tout autant que pour revendiquer sa prise en compte dans les logiques d’aménagement. Il définit l’occupation temporaire de locaux vacants ou d’espaces ouverts, publics ou privés, aménagés ou en friche, par des équipements, des structures, des aménagements légers et labiles, supportant des activités économiques, de loisirs, culturelles et sociales et de plus en plus d’hébergement. Dans le bâti vacant, l’articulation de différentes activités doit permettre de stimuler et d’attirer une diversité d’usages et d’usagers dans un site délaissé afin de lui redonner une valeur sociale au cœur de la ville. L’un des principaux enjeux de cette démarche est de mettre à disposition des occupants ces surfaces non utilisées, et ce en dessous des prix du marché de l’immobilier classique (par exemple pour les artisans, les associations, les jeunes entreprises, les artistes, les populations précaires ou fragiles, etc.). Le terme n’en est pas moins opérationnel pour qualifier également les projets d’aménagements d’espaces ouverts en attente de requalification : terrain vague après la démolition d’un bâtiment et avant le début du chantier d’un nouvel immeuble, voirie ancienne prise dans un projet de renouvellement urbain d’un quartier d’habitat social, place publique faisant l’objet d’un projet de requalification, etc. L’urbanisme transitoire vient alors soutenir les démarches de participation et de concertation dans le devenir des lieux. Il est ainsi considéré de plus en plus par ses promoteurs comme une étape d’enrichissement et/ou de valorisation programmatique d’un projet d’aménagement à venir. Il a comme vocation d’orienter la trajectoire urbanistique des lieux si tant est que la programmation soit ouverte, les fonctions et usages des différents lieux encore à décider, et que ses concepteurs soient attentifs à ce qu’il soit un laboratoire d’expérimentation pour le projet à venir.

Suivant qu’il a ou non un impact sur les productions urbaines à venir, on pourra différencier l’urbanisme transitoire d’un urbanisme de la transition[7]. Ce dernier terme porte une revendication supplémentaire afin de faire en sorte que le projet temporaire ait une influence réelle sur le projet urbain final, intégrant les besoins qui auront été révélés par les pratiques des occupants et des habitants pendant le projet de transition. S’il n’a pas cet impact, on conservera plus sûrement le terme d’urbanisme transitoire, ayant permis de valoriser la vacance des lieux, mais n’ayant pas aidé à faire transiter l’espace. Ainsi l’influence sur le projet pérenne est un élément de revendication d’une pratique constituée par ses promoteurs et en cours d’institutionnalisation. Pour autant, notons qu’un projet temporaire ou transitoire laisse toujours une trace qui n’est pas seulement matérielle : traces mémorielles de l’aventure terminée dans l’imaginaire collectif des habitants et de ceux qui l’ont connu, traces organisationnelles des mises en relations d’acteurs et de savoir-faire initialement éloignés les uns des autres, mais ayant dû travailler ensemble sur le projet, traces économiques de possibles porteurs de projets s’étant appuyé sur un accès à moindre de coûts de surfaces disponibles pour développer leur activité professionnelle.

À ces deux notions, nous en ajoutons une troisième qui est l’urbanisme éphémère. L’urbanisme éphémère possède une dimension plus événementielle, voire festive, de l’occupation de l’espace. Il transforme, renverse voire subvertit temporairement les logiques d’usage des bâtiments et des espaces publics ou privés dans une dynamique de réversibilité fonctionnelle. Il peut déployer des activités économiques, artistiques, culturelles ou sportives dans des temps courts. Il recoupe l’idée d’un urbanisme événementiel, participant d’une organisation et d’une occupation ponctuelle des espaces urbains de plus en plus pris en main par les autorités urbaines, car valorisé dans le rayonnement des villes, et ce dans une optique de marketing urbain et de stimulation d’une urbanité particulière.

L’ensemble de ces concepts aujourd’hui largement utilisés interroge alors l’équilibre dans la reconnaissance des rythmes urbains qui font la ville, ceux soutenus et accompagnés par le marché et les pouvoirs publics et ceux, moins visibles, des pratiques alternatives et quotidiennes qui alimentent la vie urbaine. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins entre d’un côté une pratique urbanistique, politique et économique qui intègre, digère et utilise l’urbanisme temporaire comme un outil opératoire pour les projets urbains, immobiliers et les politiques publiques et, d’un autre côté, des acteurs qui tentent de se structurer et de valoriser les dimensions sociales, solidaires et expérimentales à l’origine du mouvement dans ces projets urbains et auprès des acteurs du marché.

Le rapprochement est en train de se produire dans de nombreux projets temporaires, mais comme beaucoup de faits sociaux qui ont émergé d’abord hors marché sur une base revendicative (de la tekno des premières rave party à la musique électronique, du graffiti sauvage au street-art, etc.), l’urbanisme temporaire est une alternative qui doit se réinventer sans cesse pour ne pas devenir le modèle de ce qu’il essayait d’influencer, voire combattait, à l’origine…

Lou Herrmann (2020) pour l’Ecole Urbaine de Lyon

[1] ASCHER F., 1997, « Du vivre en juste à temps au chrono-urbanisme », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°77, pp. 113–123

[2] LUSSAULT M., 2001, « L’urbanisme de la chronotopie », Les temps de la ville, Les Cahiers Millénaire 3, n°27, pp. 63–69

[3] GWIAZDZINSKI L., 2007, « Redistribution des cartes dans la ville malléable », Espace, Populations et Sociétés, n°2–3, pp. 397–410

[4] SHERRER F., VANIER M., 2013, Villes, territoires, réversibilité, Hermann Editeur, Collection Colloques de Cerisy, 304 p.

[5] PRADEL B., 2010, Urbanisme temporaire et urbanité événementielle, les nouveaux rythmes collectifs, thèse de doctorat en sociologie de l’Université Paris-Est, 500 p.

[6] LYDON M., 2015, Tactical Urbanism: Short-term Action for Long-term Change, Island Press, 256 p.

[7] Collectif YA+K, Penser l’urbanisme transitoire comme un urbanisme de la transition. Actions temporaires vs Processus pérennes, http://yaplusk.org/tribunetransitoire/

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“Temporary, transitional, ephemeral urban planning, definitions to make things clearer.” (automatic translation made with Deepl.com and revised by Lucas Tiphine. Please contact the editorial team for further translation help)

Transient, ephemeral, temporary, the practice of planning and urban development has been enriched with a new vocabulary for several years now. The purpose of this article is to describe the importance that certain short-term actions concerning the occupation and development of buildings and spaces are taking on in the logic of the city’s making. Studies and press articles on the subject are multiplying, a market is being formed with specialized actors (collectives, companies, associations), procedures are being structured within local authorities and development actors (landlords, promoters, developers): it goes from dedicated job offers for project management assistants in transitional urban planning or temporary development to calls for expressions of interest concerning the occupation of buildings or temporary occupation proposals in urban requalification projects, etc. The purpose of this article is to propose a system of definitions covering the spectrum of these different actions as they question traditional urban planning in its long-term approaches and present themselves as new tools with multiple forms and objectives. But a little step backwards is necessary beforehand.

In 1997, François Asher popularized the term “chrono-urban planning”[1] and in 2001 Michel Lussault mentioned the possibility of “chronotopic urban planning”[2] in order to think jointly about the space and time of urban production. This would lead in particular to the concepts of “malleable city” (Gwiazdzinski, 2007)[3] or “reversible city” (Scherrer & Vanier, 2013)[4]. These different approaches, with the specific internal coherence that characterizes each of them, aim to theorize several advances in the planning and organization of urban production: a generalization of temporal policies with the objective of adapting the pace of urban services to those of individuals (kindergartens, public transports, etc.); a consideration in the production of space of the evolutive nature of cities in order to consider the needs of the future city and its uncertainties (sustainable development, precautionary principle, etc.).); the emergence of new ways of conceiving and deploying urban projects involving a redefinition of its chronological stages (iterative approaches, public consultations, evolutionary mass plans, etc.); the declination of urban planning concepts (temporal zoning, flexible spaces, etc.) or the evolution of architectural thinking towards flexible productions (evolutionary buildings, reversible infrastructures, etc.).

At the same time, and for the past ten years or so, it is the concept of temporary urban planning that seems to be emerging with regard to the terminology used in the operational field. What are we talking about then? Temporary urban planning is part of the chrono-urban planning approach. It is a generic term that defines the organization and development of spaces, public or private, open or built, occupied or unoccupied, in order to stimulate their use, amplify exchanges and generate short-term practices with a view to symbolic enhancement, social (re)investment and a long-term spatial transformation as horizon (Pradel, 2010)[5]. It is related to tactical urban planning. This term, theorized by Mark Lyndon (2015)[6], nevertheless evokes more of an inhabitant, local and militant action to re-appropriate the city’s making by occupying urban neglected areas and very sought-after spaces : preservation of green spaces against concrete, preservation of local spaces threatened by a real estate project, promotion of soft mobility in a car road development project, etc. This orientation greatly marked the first temporary urban planning projects, most of which were carried out by emerging collectives. As they gained experience with their projects, they gradually tried to influence the future of the area by integrating their actions into the logic of long term development.

Transitional urban planning is thus largely put forward today to describe this emerging phenomenon as much as to claim its consideration in planning logics. It defines the temporary occupation of vacant premises or open spaces, public or private, developed or fallow, using light and labile equipment, structures, facilities and supporting economic, leisure, cultural and social activities and now even accommodation. In the vacant building, the articulation of different activities should make it possible to stimulate and attract a diversity of uses and users in a neglected site in order to restore its social value at the heart of the city. One of the main challenges of this approach is to make these unused areas available to the occupants below the market prices of traditional real estate (for example for craftsmen, associations, young companies, artists, precarious or fragile populations, etc.). The term is nevertheless also operational to describe open space development projects awaiting for requalification: vacant land after the demolition of a building and before the construction of a new building, old roads taken part in an urban renewal project of a social housing district, public square undergoing a requalification project, etc. Transitional urban planning then supports participation and consultation processes in the future of the sites. It is thus increasingly considered by its promoters as a step towards enriching and/or enhancing the programmatic value of a future development project. Its vocation is to guide the urban trajectory of the places if the programming is open, that is to say if the functions and uses of the different places are yet to be decided, and if its designers are careful to ensure that it is an experimental laboratory for the future project.

Depending on whether or not it has an impact on future urban production, it will be possible to differentiate transitional urban planning from a transition planning. The latter term carries an additional claim to ensure that the temporary project has a real influence on the final urban project, integrating the needs that will have been revealed by the practices of the occupants and inhabitants during the project of the transition. If it does not have this impact, the term transitional urban planning will more certainly be retained, having made it possible to enhance the value of the vacancy of the premises, but not having helped to make the space transit. Thus, the influence on the long term development project is decisive to differentiate the two. Nevertheless, it should also be noted that a temporary or transitory project always leaves a trace that is not only material: memory traces of the adventure ended in the collective imagination of the inhabitants and those who knew it, organizational traces of the networking of actors and know-how initially distant from each other but having had to work together on the project, economic traces of possible project leaders who relied on access to less expensive available space to develop their professional activity.

To these two notions, we add a third one, which is ephemeral urban planning. Ephemeral urban planning brings a more event-driven, even festive dimension to the occupation of space. It transforms, reverses or even temporarily subverts the logic of use of buildings and public or private spaces in a dynamic of functional reversibility. It can carry out economic, artistic, cultural or sporting activities in a short period of time. It overlaps with the idea of an event-driven urban planning, participating in a punctual organization and occupation of urban spaces increasingly taken in hand by urban authorities, because it is valued in the influence of cities, and this with a view to urban marketing and the stimulation of a particular urban character.

All these concepts, which are now widely used, then question the balance in the recognition of the urban rhythms that make up the city, those supported and accompanied by the market and public authorities and those, less visible, of the alternative and daily practices that feed urban life. Today, we are at a crossroads between an urban, political and economic practice that integrates, digests and uses temporary urban planning as an operational tool for urban, real estate and public policy projects on the one hand, and actors who are trying to structure themselves and enhance the social, solidarity and experimental dimensions at the origin of the movement in these urban projects and with market actors on the other hand.

The rapprochement is happening in many temporary projects, but like many social facts that first emerged out of the market on a advocating basis (from the tekno of the first raves parties to electronic music, from wild graffiti to street art, etc.), temporary urban planning is an alternative that must constantly reinvent itself so as not to become the model of what it was trying to influence, or even fight, in the beginning…

[1] ASCHER F., 1997, « Du vivre en juste à temps au chrono-urbanisme », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°77, pp. 113–123

[2] LUSSAULT M., 2001, « L’urbanisme de la chronotopie », Les temps de la ville, Les Cahiers Millénaire 3, n°27, pp. 63–69

[3] GWIAZDZINSKI L., 2007, « Redistribution des cartes dans la ville malléable », Espace, Populations et Sociétés, n°2–3, pp. 397–410

[4] SHERRER F., VANIER M., 2013, Villes, territoires, réversibilité, Hermann Editeur, Collection Colloques de Cerisy, 304 p.

[5] PRADEL B., 2010, Urbanisme temporaire et urbanité événementielle, les nouveaux rythmes collectifs, thèse de doctorat en sociologie de l’Université Paris-Est, 500 p.

[6] LYDON M., 2015, Tactical Urbanism: Short-term Action for Long-term Change, Island Press, 256 p.

[7] Collectif YA+K, Penser l’urbanisme transitoire comme un urbanisme de la transition. Actions temporaires vs Processus pérennes, http://yaplusk.org/tribunetransitoire/

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.