Mathieu Asselin ou l’artiste en enquêteur
Par Danièle Méaux
Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.
En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet (coordination par Danièle Méaux, Professeure à l’Université Jean Monnet)
Fondée en 1901 comme une entreprise de chimie généraliste, Monsanto® rachète en 1935 la Swann Chemical Company, une entreprise de l’Etat d’Alabama à l’origine de l’industrialisation des polychlorobiphényles (PCB). Ces substances, utilisées notamment comme isolants électriques, seront progressivement interdites dans de nombreux pays en raison de leur écotoxicité.
En 1948, l’entreprise se lance dans la fabrication d’herbicides sélectifs, détruisant les mauvaises herbes sans nuire aux céréales. Ces produits donnent naissance à « l’Agent orange », massivement déversé par l’armée américaine sur les forêts du Sud du Viêtnam entre 1959 et 1971 : des millions de personnes sont exposées à cet agent qui provoque maladies létales et malformations sur plusieurs générations.
C’est en 1993 que Monsanto® dépose le brevet de son premier OGM résistant au Roundup. Une course folle est enclenchée : des millions de plantes transgéniques sont peu à peu cultivées dans le monde entier et les ventes explosent. Depuis 2013, la firme impose aux agriculteurs des contrats, liant l’achat annuel de semences et de Roundup. Si l’OMS a classé en 2015 le glyphosate parmi les produits cancérigènes, Monsanto® continue aujourd’hui de s’enrichir. En 2016, le parlement de Bruxelles n’a pas pris position.
Le photographe Mathieu Asselin a, pendant cinq années, enquêté sur l’histoire de la firme. Avec une lourde chambre 4 x 5 inches, il a photographié des maisons abandonnées dans des zones contaminées ou des personnes malades pour avoir été exposées au polluant. Il a arpenté les berges de la Poca River, infectée par les déchets rejetés illégalement, et mis en image des descendants de combattants américains au Viêt Nam, nés avec des malformations congénitales ou bien de jeunes Vietnamiens affectés de lourds handicaps dans un hôpital d’Hô-Chi-Minh. Asselin se permet cependant des écarts à l’égard des normes de l’image documentaire : sur une de ses photographies, l’eau d’un ruisseau de West Anniston est teintée à la peinture acrylique rouge ; c’est là une façon de traduire visuellement l’état d’extrême pollution du cours d’eau. Ailleurs, pour faire le portrait de deux plants de maïs génétiquement modifiés, il glisse un carton plume blanc derrière leurs tiges, afin d’isoler son « sujet » du reste du champ et de soumettre symboliquement la plante à un regard « clinique ».
À la prise de vue, Mathieu Asselin associe d’autres modes d’investigation. Il recueille les témoignages d’agriculteurs ou de personnes qui ont perdu leurs proches à cause de la pollution. Il collecte des objets promotionnels fabriqués par la firme ou des réclames parues dans des magazines qui vantent les vertus des produits fabriqués par Monsanto® : « Without chemicals many more millions would go hungry » peut-on lire au-dessus d’une image de cageots généreusement remplis de fruits et légumes rutilants (« Sans les produits chimiques, des millions de personnes supplémentaires auraient faim.») Il recueille des cartes postales de l’usine d’Anniston, faites en 1936, et réalise des captures d’écran de spots publicitaires pour les produits Monsanto®. Tous ces éléments donnent à réfléchir sur la politique de communication de l’entreprise. La discordance entre ces documents et les photographies qui témoignent des dégâts environnementaux et humains signe le cynisme des discours promotionnels. Asselin recueille également des articles parus lors des procès engagés contre la firme, des documents internes à l’entreprise révélant la manipulation par cette dernière de certaines études scientifiques, des exemplaires des contrats destinés aux cultivateurs.
Cette recherche, conduite dans la durée, n’est pas dissociable de l’exercice de la prise de vue qui ne peut, pour Mathieu Asselin, être séparée d’une compréhension des phénomènes et doit s’accompagner d’une réinsertion des faits dans une chaîne de causalités sociales et économiques. Photographies et documents collectés, accompagnés de textes, ont été réunis dans un ouvrage paru en 2017 et exposés dans le cadre des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles, la même année : toute une stratégie de pouvoir monopolistique se trouvait ainsi démontée. Dans un travail tel que celui-ci, le photographe ne se présente pas comme un simple opérateur, mais comme un véritable enquêteur, capable de croiser des éléments provenant de sources diverses. L’art rejoint dès lors la recherche de connaissances et l’engagement politique, afin de révéler et dénoncer des modes de production industriels qui n’ont d’autre boussole que le profit.
Danièle Méaux