“Notre Campement sonore génère une hospitalité éphémère essentielle au travail d’enquête, tout autant qu’il est une manière de la revendiquer comme nécessité fondamentale des espaces publics urbains”
Par un collectif du Laboratoire d’Architectes, Lutteurs, Chercheurs et Artistes (LALCA)
Dans cet article, Julie Bernard, Corentine Baudrand, Marie Maindiaux et Florent Ottello théorisent la méthodologie du “campement sonore”, outil indispensable du travail de recherche — action du Laboratoire d’Architectes, Lutteurs, Chercheurs et Artistes (LALCA) sur la ville accueillante.
Depuis le 19e siècle, la morphologie des villes occidentales a été profondément modifiée, notamment par le renversement du rapport à l’ennemi. Les fortifications qui protégeaient de l’extérieur, de l’étranger supputé envahisseur, ne sont plus utiles pour lutter contre les révoltes qui émanent des classes ouvrières asservies, par l’industrialisation, au cœur même des villes. À Paris, il est décidé, sous la direction du Baron Haussmann, de remodeler la ville pour faciliter la circulation des bataillons, et ce en vue de mater les insurrections urbaines. Ces élargissements de rues ont été testés en premier lieu dans la casbah d’Alger dès 1830 pour étouffer les rebellions de la population autochtone envers le pouvoir colonisateur. Mus par cette même volonté de contrôler l’espace public, ce sont les systèmes de surveillance (Vigipirate, vidéoprotection, etc.) et d’empêchement (mobilier anti-SDF, dispositifs sonores anti-jeunes, etc.) qui se sont infiltrés, dès la fin du 20e siècle, dans nos rues et plus largement dans les méthodes de production de l’urbain.
Ce phénomène de lutte contre un ennemi intérieur [1] s’accroît avec les phénomènes de gentrification et les différentes politiques de métropolisation et de rénovation urbaine qui en découlent : la valeur du foncier augmente, poussant in fine les moins riches à quitter les centres villes pour aller aux marges de la ville. Les espaces publics se lissent, se norment et s’uniformisent. L’objectif est de minimiser, voire gommer ou supprimer de ces espaces « ce qui peut gêner », « ce que l’on ne veut pas voir » : qui sans-abri y squatte sur un banc, qui Rrom voudrait y construire une cabane, qui ouvrier y vit dans sa voiture, qui prostitué y travaille dans son camion, qui immigré voudrait s’y insérer, etc.
A la recherche de l’hospitalité dans une ville métropolisée
A cet espace normé, on pourrait opposer l’espace de l’hospitalité. Non comme une valeur misérabiliste, mais comme l’espace d’un possible. Possible car l’hospitalité porte en elle l’asymétrie, le conflit et le compromis, nécessaires à la pensée de l’urbain. « L’hospitalité est une épreuve, au sens où elle engage un renversement de situation qui est ni plus ni moins la transformation de l’ennemi en hôte » selon Anne Gotman [2]. Possible, parce que l’étranger (différent par sa nationalité ou par son mode de vie, ses usages…) pourrait non plus être considéré comme un ennemi, mais comme l’émissaire d’une autre cité, riche d’une connaissance à acquérir.
« Jamais nous ne considérons ces femmes, ces hommes, ces enfants comme des citoyens en plus, comme de précieux co-habitants (…) Jamais nous n’envisageons cultiver les constructions infimes peut-être, mais vivantes assurément, qu’ici mêmes, sur les trottoirs de Paris ou dans la Jungle de Calais, une multitude de nous-autres ont risquées. Jamais nous ne voyons là, avec joie, frémir des mondes à venir. » Sébastien Thiéry [3]
Notre laboratoire d’architectes, lutteurs, chercheurs et artistes se forme autour d’intérêts communs, passionnés et militants. Nous observons, entre les mailles serrées, figées et administrées du cadastre[4], l’émergence des villes informelles, nous écoutons leurs multiplicités et leurs singularités et, au regard de ce qu’elles nous enseignent, nous tentons de dessiner les possibles mondes à-venir.
« La carte n’est pas le monde, mais un regard sur le monde, porté à travers l’acte créateur d’un homme donné, à un moment donné et dans un objectif donné » J.J. Bavoux [5].
Notre objectif est de signaler le déjà-là, ce qui est, par une cartographie plurielle, polyphonique et en mouvement… C’est une tentative de troquer les pleins, les vides, les lignes, l’exactitude géométrique, contre un regard, un vécu, une histoire, la nature profonde du lieu et des trajets qui y mènent. Et ce pour tenter de faire entendre les voix bien souvent empêchées des laissés-pour-compte de l’histoire se faisant, pour révéler le réel et par là donc les hospitalités urbaines.
Nous développons ainsi des projets [6] de recherche et de créations qui interrogent la notion d’hospitalité dans la fabrique de la métropole lyonnaise, de manière théorique en croisant de nombreux champs disciplinaires (sociologie, anthropologie, histoire, architecture, géographie…) et par l’expérience artistique in situ. Nos projets souhaitent donner corps à la ville marginalisée, fabriquer de la connaissance commune, faire poli(s)tique et donner à entendre une conception polymorphe de l’hospitalité. Ils ne sauraient donc se faire sans la parole des personnes avec qui nous travaillons et qui sont en temps précaires [7], aussi bien résidentes que de passage, avec ou sans toit, habiteurs et habiteuses [8] d’une ville à l’œuvre.
Pour partir à la rencontre de ces personnes, comprendre leurs rapports à la métropolisation et leurs façons de se représenter le territoire, pour observer comment celui-ci se modifie et les conséquences sur l’habiter que porte en elle cette transformation, nous avons conçu un dispositif spécifique d’enquête, le Campement sonore, qui évolue en même temps que le projet, se transforme selon les lieux dans lesquels il se déploie et s’adapte aux personnes rencontrées. Très mobile, il a pour objectif principal de capter les voix, la parole, les expériences urbaines et de les restituer.
S’installer dans les marges
Nos premières immersions sur le territoire de la métropole lyonnaise ont montré que c’est bien dans les creux de la ville que les « pratiques a-fonctionnelles ou non-conformes » (Fieulaine, 2015 [9]) prennent place.
Nos choix se portent sur ces espaces urbains et publics qui deviennent à certains moments de véritables lieux d’intimité, un chez-soi exposé à la vue de tous pour bon nombre de personnes, par exemple dans l’impasse devant les bains-douches Delessert, aux abords du centre commercial de la part-Dieu, dans les recoins du centre d’échanges de Perrache, etc. Et c’est ici, dans ces intérieurs sans mur que nous rencontrons les habiteurs.
Alors, avant d’établir nos Campements sonores, nous arpentons les lieux, les interstices, les marges. Rue après rue, nous repérons les situations possibles d’habitat non conventionnel, les débrouilles et bricolages, avec dans notre besace appareil-photo, carnet de croquis, enregistreur et caméra. La marche urbaine est un outil propice à délier la parole. Ainsi, nous entrons en discussion avec les passants, les habitants, les habiteurs. Nous engageons parfois la conversation autour de questionnements et protocoles décalés (De quelle couleur est l’hospitalité ? Quelle taille fait l’habiter ?…). Nous nous adaptons facilement, et nous nous laissons guider par nos intuitions. Ces premiers temps sont aussi l’occasion de partager notre espace de recherche et nos outils méthodologiques et d’embarquer d’autres chercheurs, artistes, acteurs de terrain intéressés par le projet.
Au regard de ces arpentages, nous choisissons un espace ou un lieu et nous y installons un Campement sonore, dans l’épaisseur de la frontière entre deux mondes, celui de l’intimité d’un abri et celui abrupt et public de la rue. Il fait ainsi des incursions des deux côtés, mais c’est depuis ce seuil que le monde des possibles se déploie. Ce dispositif déplaçant ou accompagnant le plus souvent des usages et pratiques déjà en place, est en interaction permanente avec le lieu et les situations. En constante évolution, il nous permet d’offrir les conditions nécessaires pour engendrer la rencontre, favoriser la parole et soulever les conversations créant in fine de la connaissance partagée.
Un campement sonore qui génère une hospitalité éphémère essentielle au travail d’enquête
Le design du Campement sonore s’inspire de l’itinérance, avec comme module principal une caravane. La couleur rouge, utilisée de manière systématique sur l’ensemble du dispositif, marque l’identité de LALCA et créé une scénographie identifiable de loin faisant signe sur le territoire urbain. Ouvert à tous, il fait événement et invite les habiteurs à venir à notre rencontre, partager et réfléchir avec nous autour des notions d’habiter, d’hospitalité, de précarité et de toutes celles qui peuvent émerger au cours du projet.
Notre Campement sonore se déploie autour de 3 espaces-temps différents. Constitué d’abord d’un salon urbain, c’est autour d’un café ou d’un thé qu’a lieu le premier temps de discussion. Moment essentiel d’hospitalité, c’est le lieu et le temps de l’échange de mots, de bonnes pratiques, etc. Et ce quel que soit les langues parlées par nos interlocuteurs. C’est le temps aussi pour nous de nous présenter. C’est là que l’objet commence à se co-construire et qu’il fait résonner certaines situations entre elles.
C’est ensuite et surtout un lieu d’enregistrement des voix de celles et ceux qui acceptent de partager leurs expériences de vi(ll)e. Dans notre caravane spécialement équipée, deuxième moment d’hospitalité, nous nous asseyons, discutons et captons les paroles, facilitées par l’intimité qu’offre cet espace clos. C’est le temps de la recherche-création. À partir des matières enregistrées, nous élaborons des Récits de vi(ll)es (courts portraits sonores de 3 à 5 minutes) et des Polyphonies citadines (pièces sonores d’une dizaine de minutes construites à plusieurs voix en fonction de fils thématiques) qui sont à la fois œuvres sonores, outils pour requestionner l’habiteur et moyens de restituer la recherche. C’est dans cet aller-retour constant entre l’enregistrement audio de témoignages et la création d’œuvres sonores que la recherche est à l’œuvre.
Enfin, nous choisissons un mur qui borde l’espace dans lequel nous nous trouvons et nous installons, le jour de notre arrivée, une fresque urbaine sonore interactive. Cette composition visuelle donne accès via des QR codes aux créations sonores produites et nous permet d’entamer ou de poursuivre les conversations. Recouvrir les murs par ces grandes fresques interactives est une manière de placarder les paroles habituellement silenciées et de leur octroyer le droit d’être entendues. L’hospitalité de ces murs permet de donner corps au réel et de rendre à la ville ses mots oubliés. Et parce que donner à entendre ces expériences urbaines est une manière de les faire exister, nous installons aussi une cabine sonore qui diffuse les Polyphonies citadines. Relativement autonomes, ces éléments de diffusion peuvent se déployer indépendamment dans le cadre de festivals, d’événements publics ou d’interventions dans l’espace urbain.
Ce dispositif d’enquête qui s’adresse pour l’instant essentiellement aux personnes francophones et anglophones, est en train d’évoluer grâce au travail mené avec le Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile de Forum Réfugiés à Villeurbanne. Nous développons ensemble de nouveaux outils pour communiquer avec des personnes allophones : écriture en différentes langues d’un court texte expliquant le projet de LALCA, interprétariat en direct pendant les entretiens enregistrés et possibilité de traduction à posteriori, d’enregistrements de paroles d’habiteurs recueillies uniquement dans leur propre langue grâce à l’aide d’un protocole de questions pré-établies.
Notre Campement sonore génère ainsi une hospitalité éphémère essentielle au travail d’enquête, tout autant qu’il est une manière de la revendiquer comme nécessité fondamentale des espaces publics urbains.
Des Récits de vi(ll)es aux Polyphonies citadines, construire un récit et le transmettre
A partir des expériences de villes collectées, nous réalisons donc des Récits de vi(ll)es et des Polyphonies citadines, œuvres sonores qui ont pour premier objectif de redonner une existence aux réalités urbaines à la marge, et de faire face sans doute à la transformation du langage critique en langage opérationnel, déplorée par Franck Lepage dans sa conférence Inculture(s)1 (10). C’est au sein du Campement sonore, favorisant le temps long nécessaire à l’écoute et au ré-enregistrement des paroles d’habiteurs, que les situations se précisent, se reformulent et que de nouvelles pistes de recherche émergent. Dans la mesure du possible, la construction de ces œuvres s’effectue de manière itérative avec chaque personne ayant partagé son expérience de vi(ll)e.
Nous concevons la participation comme un phénomène de transmission réciproque. Collectivement, chacun apporte ses ressources et peut s’appuyer sur celles des autres qui lui sont données : des compétences, des idées, des points de vue, des bons plans. Ainsi le projet se fait, bien souvent, facteur et passeur d’expériences, principalement grâce aux fresques installées dans l’espace public qui diffusent ces diverses connaissances de l’urbain. Aussi, le Campement sonore favorise les possibles idées sous-jacentes ou les projets, qui au fil de l’eau, apparaissent ça et là. Par exemple, autour de notre situation aux bains-douches, nous accompagnons la création d’un atelier de fabrication de savons qui permet de réunir différents habiteurs du quartier et nous observons les déplacements qu’opèrent les agents sur leur propre métier en le complétant de leurs talents personnels, devenant ainsi, qui savonnière, qui photographe, qui graveur, etc. Nous ne pouvons présupposer des synergies qui naissent de toutes les connexions dues à notre présence, il s’agit donc d’être dans une posture d’écoute active pour favoriser la réciprocité des savoirs et la réflexivité sur les réalités urbaines.
Polyphonie citadine « Une morphologie de l’habiter éclaté », réalisée par LALCA en avril 2019
À partir de ce réel polymorphe et polyphonique, nous relisons et proposons une écriture de l’Histoire du point de vue des habiteurs. Nous racontons aussi bien le processus à l’oeuvre que les objets qui en naissent, et nous construisons notre pensée dans l’aller-retour entre ces fragments de vie et les théorisations urbaines. Naturellement, un dialogue s’instaure entre connaissance vernaculaire, art empirique et science académique nourrissant notre réflexion. De plus, ce mouvement permanent entre recherche et créations nous permet de nous affranchir des différents codes établis de la recherche (dite académique) et de la création artistique ; d’une part pour que les compétences de chacun alimentent librement un projet commun de réflexion, en faisant fit des frontières disciplinaires, et d’autre part pour que les œuvres produites soient considérées comme des œuvres collectives, appartenant à tous.
La méthodologie du Campement sonore permet de prendre le temps, d’écouter, de se laisser embarquer, de laisser d’autres manières de faire ville prendre place. Ainsi, se rédige un récit commun à plusieurs voix, dans l’enchevêtrement des pratiques vécues par chacun, donnant à voir une vision plurielle de l’hospitalité et valorisant le « faire avec » comme posture commune pour penser la ville de demain.
Considérant que ces récits sont une expertise urbaine indispensable à la fabrique de la ville hospitalière et considérant que c’est dans le creux de ceux-ci que voient le jour des programmes des villes en devenir, l’ensemble de ce travail de recherche est livré à la ville. D’abord, par le biais d’un versement aux Archives municipales de Lyon, du fond sonore constitué des Récits de vi(ll)es, et ensuite par l’invitation des élus politiques et des chargés de mission et techniciens municipaux lors de nos journées d’étude pendant lesquelles une large place est faite à l’écoute des récits des habiteurs. Avant tout travail de recherche et de création, le projet se veut aussi un outil possible de changement de paradigme et de déplacement des politiques urbaines, une proposition pour concevoir et construire autrement la ville, en prise avec le réel.
Le site internet de LALCA : http://www.lalca.org/index.php/lalca-1er/lalca
Références bibliographiques :
[1] RIGOUSTE, M. 2011, L’ennemi intérieur, La découverte poche / essais n°348
[2] GOTMAN, A. 2001. Le Sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, PUF, coll. Le Lien social, p.3
[3] Sébastien THIÉRY est politologue et coordinateur du PEROU. Son article « Des nouvelles du PEROU // Octobre 2016 », est disponible sur le blog « entre les lignes entre les mots », 2 octobre 2016. https://entreleslignesentrelesmots.blog/2016/10/02/des-nouvelles-du-perou-octobre-2016/
[4] Comme l’exprime Échelle Inconnue, groupe d’artivistes normand (CAMBOT, S. pour Echelle Inconnue, 2016. Villes nomades, Histoires clandestines de la modernité, Paris, éditions Eterotopia, coll. Rhizome).
[5] BAVOUX J.J. 2016. La géographie, objets, méthodes, débats, Armand Colin, Coll. U, 3e édition, p.119–135
[6] Certains projets de recherche se développent en partenariat avec des laboratoires universitaires : EVS-LAURE — Environnement, ville et société de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon (UMR 5600) ; l’IIAC — Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain-LACI (UMR 8177 CNRS/EHESS) ; l’Université Lyon 2 ; l’École Urbaine de Lyon.
[7] « temps précaires » est une notion empruntée à Guillaume Le Blanc (LE BLANC, G. 2014. L’insurrection des vies minuscules, Bayard) lorsqu’il s’agit de parler de toute personne qui cherche à vaincre les difficultés auxquelles elle fait face à un moment donné de sa vie. »
[8] « Habiteur » est un terme qui existait encore au milieu du 19e siècle. C’est le propre des personnes qui habitent, à la différence des habitants qui sont ceux qui résident, qui ont un habitat. Là où l’habitat évoque le lieu ou le milieu dans lequel nous évoluons, habiteur s’approche davantage de la question des habitudes (PAQUOT, T. 2005. Habiter, habitation, habiter. Ce que parler veut dire…, Informations sociales, n°123, p. 48–54 et BREVIGLIERI, M. 2006. Penser l’habiter, estimer l’habitabilité, Tracés, n°23, p. 9–14).
[9] FIEULAINE, N. 2015. Ville, espaces et précarité : L’urbain contre la santé mentale… tout contre ?, in Rhizome 2015/3 (n°57) pages 11–12.
[10] LEPAGE F. Conférence Inculture(s) 1 « l’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu ou une autre histoire de la culture » Représentation du 25 octobre 2006 à Bruxelles à l’occasion du 60ème anniversaire des CEMEA