Ordures

berenice gagne
Anthropocene 2050
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10 min readMay 4, 2021

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Plongeons dans la benne de nos déchets, ces spectres qui reflètent nos désirs, nos obsessions, nos peurs. Parlons de ce qui nous dégoûte, mais aussi de celles et ceux qui nous dégoûtent. Parlons de nous et de nos fantômes, des ordures.

Retrouvez toutes les références en fin d’article.

Mon père nous a souvent raconté l’histoire de son grand-père, petit paysan de Haute-Loire flanqué de 2 vaches et quelques lapins, qui enterrait ses déchets dans son champ et les laissait se décomposer. Il y jetait tout ce qu’il ne brûlait pas et tout ce qui n’était pas réutilisable ou consignable : ses ordures ménagères et même ses boîtes de conserve. C’était dans les années 1950, avant la Grande Accélération et la mode du compost. En labourant son champ un jour, la charrue de mon ancêtre a ramené à la surface une bouteille en plastique intacte. Boudiou ! — comme on dit dans le patois occitan familial — la terre ne l’avait pas digérée ! Et pour cause : la longévité du plastique se mesure en centaines d’années !

Le plastique, c’est pas fantastique

Ce mythe fondateur de mon enfance explique sans doute pourquoi je n’ai jamais trouvé que le plastique c’est fantastique. Lors d’un séjour en Floride dans le monde de juste-avant, à l’hôtel, nous étions des centaines à prendre tous les matins notre petit-déjeuner dans des bols en polystyrène expansé, avec des couverts et des verres en plastique. Même chose à la cantine de l’école primaire de mon neveu : chaque jour, des millions d’assiettes et de couverts en plastique sont jetés ! Chaque minute dans le monde, « l’équivalent d’un camion-poubelle rempli de déchets plastiques se déverse dans les océans », d’après le bien nommé rapport «Pollutions plastiques: une bombe à retardement?» de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. « En moins d’un siècle, le plastique est devenu le troisième matériau le plus fabriqué au monde, après le ciment et l’acier ». Et les petites cuillères en plastique semblent moins à blâmer que les emballages, qui représentent la véritable manne de l’industrie avec 36% des parts du marché mondial du plastique. « Résultat : 81 % des plastiques mis en circulation deviennent des déchets au bout d’une année », générant un spectaculaire 7ème continent de plastique dans le Pacifique Nord, d’une surface qui varie entre 2 et 6 fois la superficie de la France, selon les estimations. Aussi spectaculaire soit-elle, cette pollution en masque une autre, invisible : les microplastiques, ces particules inférieures à 5 millimètres, qu’on trouve dans les océans mais aussi dans l’air. Une étude révèle que les microplastiques contenus dans l’air viennent, pour 84%, de l’usure des pneus des voitures sur les routes et, pour 11%… de l’océan ! Oui de l’océan ! En quelques dizaines d’années, l’océan a accumulé tellement de plastique qu’à chaque instant, il y a plus de microplastiques qui en sortent que ceux qui y entrent. Et pourtant rappelez-vous : chaque minute dans le monde, « l’équivalent d’un camion-poubelle rempli de déchets plastiques se déverse dans les océans ». Je sais pas vous, mais moi c’est le genre de données qui m’angoissent ! D’autant plus que ces microplastiques, comme les autres sources de pollution que les humains déversent dans les océans depuis des décennies (engrais, pesticides, métaux lourds, hydrocarbures, médicaments et des milliers de tonnes de crème solaire) constituent une menace pour l’ensemble des écosystèmes et bien entendu pour la santé humaine sur plusieurs générations.

Idiocracy ou Gravity ?

Les déchets représentent une part essentielle de la matérialité de l’Anthropocène. Leur volume est de plus en plus important, ils ne se décomposent quasiment pas, contrairement aux ordures de mon arrière-grand-père, et ils s’accumulent autant que nos émissions de gaz à effet de serre, ce qui crée une inertie cumulative d’une génération à l’autre. La capacité des humains à s’occuper de leurs déchets est ainsi devenue un enjeu écologique mais aussi politique et social de premier plan. Le film satirique de science-fiction Idiocracy l’a bien saisi : peu sorti en salles en 2006, il imagine un monde à rebours du progrès infini que l’idéologie moderne nous a vanté. Les humains y sont devenus de plus en plus stupides et incapables de gérer leurs déchets. Le film s’ouvre sur la Grande Avalanche d’Ordures de 2505 : l’effondrement d’une montagne d’immondices digne de l’Everest.

Je passe sur d’autres déchets invisibles, ou plutôt invisibilisés, comme les déchets nucléaires. C’est pas comme les marées noires qui font de vilaines tâches très vulgaires sur nos plages et rendent nos oiseaux tout dégoulinants ! Les déchets radioactifs, eux, sont enfouis bien profondément dans les entrailles de la terre en espérant que les générations futures seront moins stupides que dans Idiocracy et comprendront notre signalétique. Savez-vous que, dans les années 1970, la NASA a très sérieusement étudié la possibilité d’envoyer les déchets nucléaires dans l’espace ? D’ailleurs, passons aussi sur ces déchets du 3ème type que sont les débris spatiaux : j’en parlerai dans une prochaine chronique. Tant qu’ils ne perturbent pas nos soirées binge-watching de séries, ils n’inquiètent que les opérateurs de satellites et les astronautes de l’ISS (au moins dans la scène inaugurale du film Gravity).

Les mirages du recyclage

Vous me direz que ce n’est pas la peine de s’angoisser avec les déchets : il n’y a qu’à recycler ! On aimerait bien se raccrocher aux promesses décolorées de la benne de tri et au schéma si rassurant de l’économie circulaire. Hélas ! Le rapport «Pollutions plastiques : une bombe à retardement?» de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques douche nos espoirs : le taux de recyclage des plastiques en France s’élevait à 24,2 % en 2018, c’est-à-dire moins de 1 sur 4, et la production de plastique ne cesse d’augmenter. Les obstacles au recyclage sont de plusieurs ordres : pour commencer, ce n’est pas rentable car le plastique recyclé coûte plus cher que les résines vierges en raison de la chute du prix du pétrole (car oui, le plastique est fabriqué avec du pétrole, tiens tiens !). Ensuite, de nombreux plastiques ne sont toujours pas recyclables. Et enfin, « des freins réglementaires empêchent par exemple le recyclage de produits mis sur le marché par le passé et fabriqués avec des substances désormais interdites ». Comme l’analyse la militante de l’écologie et des communs Flore Berlingen dans son ouvrage Recyclage, le grand enfumage : comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, le recyclage véhicule l’imaginaire de produits recyclables à l’infini pour autoriser une consommation elle aussi infinie. C’est d’une véritable politique volontariste de réduction de la consommation dont nous avons besoin, en parallèle du développement de la réutilisation et de la réparation. Le rapport sur les pollutions plastiques préconise ainsi « un bouleversement de nos modes de production et de consommation » qui exige de « se questionner en profondeur sur un modèle de société de surconsommation ».

Pas d’chez nous, pauvres, sales et autres pollutions : le racisme environnemental

Pour enfoncer le clou, rappelons également que le processus de recyclage se déroule rarement sur le sol français ou européen. Les pays occidentaux ont longtemps délocalisé le traitement de leurs déchets plastiques en Asie du Sud-Est et en Chine. Mais depuis quelques années, ces pays refusent les containers d’ordures des pays riches qui se tournent donc vers le continent africain, tant pour les déchets plastiques que pour les rebuts du numérique. Envoyer nos poubelles dans les pays pauvres, vous appelez ça comment vous ? Oui, le recyclage ressemble à s’y méprendre à une colonisation par les poubelles.

Ce souci écologique différencié entre les pays pauvres et les pays riches porte un nom : le racisme environnemental. Il sévit également au sein même des pays riches dans lesquels les minorités de race ou de classe sont beaucoup plus exposées aux différentes formes de pollution. Une étude récente aux Etats-Unis montre que les personnes racisées — particulièrement les personnes afrodescendantes — sont bien plus exposées à la pollution de l’air que les personnes euro-américaines.

La France des Lumières peut-être, mais pas à tous les étages !

En France bien entendu, nous n’avons pas ce problème puisque nous n’avons pas de statistiques ethniques. Pourtant on dirait bien que le pays des Lumières n’échappe pas au racisme environnemental, au moins envers celles et ceux que les « gens-du-sur-place » appellent les « gens du voyage ». Dans son ouvrage Où sont les «gens du voyage»? Inventaire critique des aires d’accueil, le juriste William Acker rappelle que « les plus proches riverains de l’usine Lubrizol, partie en fumée toxique fin septembre 2019 à Rouen, étaient les habitant·es de l’aire d’accueil des ‘gens du voyage’ ». Son recensement des aires d’accueil en France dévoile au grand jour ce qu’on préfère souvent ne pas voir : leur fréquente proximité avec des zones à risque sanitaire ou écologique — centrale nucléaire, déchèterie, usine ou encore station d’épuration. Une situation que William Acker résume ainsi : « Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil, cherche la déchèterie ». Sur les 1 358 aires répertoriées, plus de la moitié sont polluées. Pour le juriste, « contrairement aux aires d’accueil des camping-cars situées en bord de mer, ou des campings municipaux installés dans les zones touristiques, la localisation des aires d’accueil dans des terrains systématiquement relégués et donc souvent pollués est un choix de l’État et des collectivités publiques ». Ce choix traduit un antitsiganisme historique et la mise au rebut d’une catégorie de la population. Comme l’analyse le collectif LALCA (Laboratoire d’Architectes, Lutteurs, Chercheurs et Artistes), il s’agit d’invisibiliser, de gommer celles et ceux dont la vue nous dérange car ils et elles ne correspondent pas à l’image idéale de la société métropolisée : les sans-abris, les Voyageurs et les Rroms, ou encore les travailleuses et travailleurs du sexe.

Les spectres des ordures

Dans le récit-documentaire Freshkills. Recycler la terre, Lucie Taïeb se demande « comment font les sociétés pour se débarrasser de ceux ou de ce qu’elles ne veulent plus voir ? Quelles pratiques garantissent l’ignorance de ce que deviennent les exclus et les rebuts ? » La narratrice est obsédée par Fresh Kills, l’une des plus grandes décharges à ciel ouvert du monde, ouverte en 1948 sur Staten Island à New York. « Les tas d’immondices dépassaient la hauteur de la statue de la Liberté et la légende affirmait qu’elle était visible depuis l’espace ». Puis la décharge a été fermée en 2001 et un projet de réhabilitation l’a transformée en immense parc urbain. Pour le professeur de littérature comparée Jean-Paul Engélibert, « tout a été camouflé. Les ordures sont recouvertes de revêtements isolants et de plusieurs mètres de terre. Les gaz de fermentation sont captés et revendus. Le silence n’est rompu que par les chants des oiseaux et les questions des enfants qui viennent avec leur maîtresse apprendre les vertus du compostage ».

Pourtant, si l’on prêtait l’oreille, on pourrait entendre les gargouillis du métabolisme urbain, le grouillement de tous ces non humains — bactéries, insectes, rats, pigeons — qui se chargent de nos déchets. Le New York Times nous invite ainsi à une plongée magnifiquement documentée dans le monde des fourmis qui, même dans les zones les plus densément peuplées d’humains, sont bien plus nombreuses que nous et effectuent le laborieux travail de faire disparaître nos miettes.

Mais le métabolisme de la ville, ce sont aussi toutes les infrastructures qui consomment des matériaux et produisent des déchets pouvant à leur tour devenir des ressources dans une perspective de chantier comme mine urbaine. Dans son dernier ouvrage, Inclusions. Esthétique du capitalocène, le théoricien de l’art Nicolas Bourriaud s’interroge sur le rôle de l’art dans une culture de la fast fashion « qui a accéléré jusqu’au délire le passage de la marchandise à l’ordure, de la valeur au déchet ». L’artiste Stefan Shankland semble lui répondre avec son approche artistique du métabolisme urbain : « et si, à défaut de pouvoir nous rendre à l’opéra, nous admirions le grand ballet du monde qui change : la valse des grues et l’entrechat des ouvriers casqués, la mélodie des bétonneuses et des broyeurs à déchets ? » Son Musée du Monde en Mutation est une expérimentation artistique collective basée sur le plus grand incinérateur d’Europe : l’usine de traitement et de valorisation de déchets d’Ivry/Paris XIII. Stefan Shankland cherche à traduire les mutations en cours sur ce lieu : à la fois la transformation des déchets, la refonte architecturale de l’usine et, à long terme, la mutation urbaine avec la métamorphose du territoire.

Les paparazzi ne s’y trompent pas : quoi de plus intime que nos poubelles ? Pour Jean-Paul Engélibert, « les déchets nous révèlent à nous-mêmes. On en produit toujours plus et on les repousse toujours plus loin. On ne veut pas les voir parce qu’ils portent en eux le savoir que rien ne dure. Ils contreviennent au monde, dont ils menacent l’ordre, les partages, la normalité. Et plus encore, ils ont la séduction des fantômes. Les ordures sont les spectres des marchandises ».

Sources

William ACKER, Où sont les «gens du voyage»? Inventaire critique des aires d’accueil (éditions du commun, 2021).

Flore BERLINGEN, Recyclage, le grand enfumage : comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable (Rue de l’échiquier, 2020).

Nicolas BOURRIAUD, Inclusions. Esthétique du capitalocène (puf, 2021).

Laury-Anne CHOLEZ & Alexandre-Reza KOKABI, « William Acker : les gens du voyage sont ‘soumis à une pollution systématique’ » (Reporterre, 13/04/2021).

Jean-Paul ENGELIBERT, « Recycler la terre ou faire les poubelles ? — à propos de Freshkills de Lucie Taïeb » (AOC, 13/04/2021).

Brooke JARVIS, “Let Us Now Praise Tiny Ants”. Photos d’Eduard FLORIN NIGA (The New York Times, 05/04/2021).

Margaux LACROUX, « Recyclage : après l’Asie, l’Afrique nouvelle poubelle du monde ? » (Libération, 07/10/2020).

Laboratoire d’Architectes, Lutteurs, Chercheurs et Artistes (LALCA), “Notre Campement sonore génère une hospitalité éphémère essentielle au travail d’enquête, tout autant qu’il est une manière de la revendiquer comme nécessité fondamentale des espaces publics urbains” (Anthropocene2050, 27/04/2021).

Pierre LE HIR, « Des solutions plus ou moins farfelues pour gérer les rebuts nucléaires » (Le Monde, 11/06/2019).

Stéphane MANDARD, « Plastique : les dangers d’une pollution incontrôlée » (Le Monde, 14/12/2020).

Laëtitia MONGEARD, “La production de matériaux utiles pourrait devenir une condition pour justifier et autoriser un grand projet d’aménagement” (Anthropocene2050, 11/03/2021).

Musée du Monde en Mutation, « Au Musée du monde en mutation, le « chantier-spectacle » fait son grand retour » (Usbek & Rica, 05/03/2021).

Matt SIMON, “Plastic Is Falling From the Sky. But Where’s It Coming From?” (Wired, 13/04/2021).

Hiroko TABUCHI & Nadja POPOVICH, “People of Color Breathe More Hazardous Air. The Sources Are Everywhere” (The New York Times, 28/04/2021).

Lucie TAÏEB, Freshkills. Recycler la terre (éditions La Contre Allée, 2021).

Martine VALO, « Dans les océans, la pollution chimique menace toute la chaîne alimentaire » (Le Monde, 29/04/2021).

Musiques :

Taxi Girl, « Paris » (1984, Virgin).

Kraftwerk, « Radioactivity » (1975, Kling Klang).

Britney Spears, « Toxic » (2004, Jive Records).

Stomp, « Stomp Out Loud » (1997, HBO).

Musique du jingle : Muthoni Drummer Queen — Suzie Noma

Films :

Idiocracy, film réalisé par Mike Judge (2006, 20th Century Fox).

Gravity, film réalisé par Alfonso Cuarón (2013, Esperanto Filmoj, Reality Media, Warner Bros, Heyday Films).

Série “Cast Out of Heaven”, déchets de la construction de la nouvelle ville de Pardis, à 17 km au nord-est de Téhéran (Iran) © Hashem Shakeri

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