Patricio Guzman : « La matière des objets est un excellent moyen d’expression pour le documentaire »

Par Lucas Tiphine

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
8 min readNov 1, 2019

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À l’occasion de la sortie en salle, le 30 octobre 2019, de La Cordillère des songes, entretien pour l’Ecole Urbaine de Lyon avec le réalisateur Patricio Guzman. Propos recueillis par Lucas Tiphine, chercheur post-doctoral à l’EUL, le 29/10/19.

Affiche de La Cordillère des songes de Patricio Guzman (2019)

Au début de La Cordillère des songes, le narrateur, auquel vous prêtez votre voix, déclare : « Lorsque nous étions jeunes, la Cordillère n’était pas assez révolutionnaire pour nous ». Effectivement, jusqu’à ce que vous commenciez la trilogie commencée avec Nostalgie de la lumière et qui se conclut avec La Cordillère des songes, votre travail cinématographique se concentrait plus exclusivement sur la dimension sociale de l’histoire chilienne. Pourriez-vous ainsi revenir sur la manière dont les éléments naturels ont fait leur entrée dans votre œuvre ?

Avant l’arrivée de Salvador Allende au pouvoir en 1970, la Cordillère est simplement là, c’est un accident. Puis elle commence à se doter d’une signification, elle fait partie de l’ambiance du pays, des auteurs comme Angel Parra la convoquent dans leurs chansons. Je ne saurais expliquer véritablement pour quelle raison. Ce que je sais, c’est que dans le projet de La Bataille du Chili, qui montre l’expérience du gouvernement Allende et de l’Unité Populaire au jour le jour avant le coup d’État qui porte Pinochet au pouvoir en septembre 1973, j’ai toujours en tête de décrire lentement l’environnement urbain, par exemple en filmant une place, un quartier ou bien encore la Cordillère, qui est comme un mur face à la ville. Mais il y a en permanence quelque chose qui me semble plus important à filmer, un entretien à faire ou une action à suivre, et ce jusqu’au moment où je quitte le Chili et où il n’est donc plus possible de compléter le tournage [1]. Il n’y a ainsi qu’un seul plan où la Cordillère apparaît dans La Bataille du Chili, que je ne trouve pas très réussi.

Pour en venir à la genèse de la trilogie, j’avais depuis longtemps l’idée de faire un film sur le désert d’Atacama, dans le nord du Chili. Mais huit autres longs-métrages se sont imposés à moi auparavant. Le désert était néanmoins toujours là dans mon esprit… Je pensais faire quelque chose sur les caractéristiques de son territoire, la transparence exceptionnelle de l’air et les observatoires astronomiques qui s’y trouvent en raison de cette caractéristique. Ce projet était pour moi séparé de la problématique de l’histoire politique chilienne, qui m’avait occupé jusqu’alors, et avec laquelle je pensais en avoir terminé.

J’ai commencé à me documenter sur la région d’Atacama et j’ai appris l’existence de fosses communes creusées par la dictature. Je suis alors entré en contact avec une femme extraordinaire, membre d’un groupe de recherche des ennemis de la dictature enterrés secrètement dans le désert pendant cette période, qui m’a profondément impressionné par son discours. Elle m’a fait entrer dans un univers inconnu et j’ai tout de suite su qu’avec elle, je tenais un film autour de la recherche des ossements des disparus dans le sol d’une part, et la quête des origines par les astrophysiciens dans le ciel chilien d’autre part.

Affiche du film Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman (2010)

Ce projet, qui va devenir Nostalgie de la lumière (2010), m’a conduit à reconsidérer mon intérêt pour la Cordillère des Andes mais également à envisager un autre film dans le sud du pays, à la fois pour les paysages aquatiques extraordinaires de la Terre de Feu et pour les derniers représentants de la culture kaweskar. Là aussi, en faisant des recherches sur cette communauté indigène, je découvre qu’environ quatre mille d’entre eux ont disparu sans laisser de trace et que d’autre part, il y a à un près le même nombre de disparus politiques de la dictature qui ont été jetés à la mer après avoir été assassinés sous Pinochet. C’est à partir de cette association d’idées que j’ai construit le scénario du Bouton de nacre (2015).

Enfin, en ce qui concerne La Cordillère des songes, nous avons d’abord contacté de nombreux d’alpinistes, avec l’espoir qu’ils puissent nous parler de cette montagne d’une manière intéressante, mais cela n’a pas été très concluant. En poursuivant nos recherches, nous avons finalement trouvé quelques personnes, qui se trouvent dans la version finale du film. Surtout, celui-ci a pris sa consistance avec le choix de mettre au centre de la narration le réalisateur Pablo Salas, qui a filmé toutes les manifestations à Santiago du Chili, même pendant la dictature. Dans son travail, la Cordillère n’est pas la priorité, mais c’est moi qui ai créé le lien dans le scénario pour préparer son entrée.

En ce qui concerne la construction de vos films, vous associez souvent dans une même séquence des plans qui évoquent des temporalités et des spatialités très différentes. Par exemple, dans Le Bouton de nacre, une scène présente à la suite des photos d’archive d’indiens kaweskars, puis une image de synthèse d’une exoplanète et enfin une très courte fiction reliant les deux images précédentes. Dans cette perspective, qu’est-ce que votre trilogie vous a appris sur la manière d’associer les différentes temporalités et les spatialités d’une manière qui fonctionne cinématographiquement ?

Pour moi, ce type d’associations est la vocation même du documentaire, qui se caractérise fondamentalement par la liberté artistique. Je suis dans cette perspective convaincu qu’il y a dans le genre du documentaire l’essence du cinéma dans son ensemble et qu’il est possible de deviner à partir de lui ce qui se fait au même moment dans la fiction. Il est comme une histoire n° 2 du cinéma, qui est souterraine et secrète, mais qui commence à prendre de l’importance, surtout depuis dix ans.

Captures d’écran d’une séquence du Bouton de nacre de Patricio Guzman (2015)

Concernant spécifiquement la séquence que vous évoquez dans Le bouton de nacre, je voulais insister sur le fait que les kaweskars étaient un peuple de l’eau. J’ai ainsi imaginé un autre Monde dans lequel cet élément serait encore plus présent que sur Terre et qui serait donc parfait pour eux. Je suis passionné par la science-fiction et ce type de séquences me plaît beaucoup !

Dans La Cordillère des songes, vous insistez beaucoup sur la captation des ressources naturelles qui a été mise en place sous la dictature et qui se poursuit encore aujourd’hui. Pourriez-vous revenir sur cet aspect de l’histoire économique du Chili ?

Après l’installation de la dictature, un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago s’est présenté à Augusto Pinochet et lui a proposé de s’occuper de la politique économique. Comme Pinochet était complètement ignorant dans ce domaine, il a accepté de déléguer aux “Chicago Boys” la construction de l’appareil économique de la dictature. La répression militaire transforme le Chili en un pays d’obéissance et la machine néo-libérale peut s’exprimer librement puisqu’il n’y a plus d’opposition possible. Elle se traduit par la privatisation de l’eau, du sol et plus généralement par la réduction au minimum du rôle de l’État. Les richesses sont concentrées dans les mains de quelques-uns, qui deviennent au fil des années multimillionnaires ou milliardaires. Ni les gouvernements de droite ni ceux de gauche n’ont remis en cause ce modèle après la fin de la dictature.

Que disent les gens dans les manifestations à Santiago depuis deux semaines ? Qu’ils veulent revenir au Chili d’avant la dictature ! Je ne sais pas si cela est possible, mais peut-être que l’on peut au moins réduire les effets de la politique néolibérale, revendication dont j’ai l’impression qu’elle se fait également entendre ailleurs dans le monde en ce moment…

En ce qui concerne spécifiquement la Cordillère des Andes au Chili, elle appartient en grande partie à quelques groupes internationaux, notamment d’Amérique du Nord, qui y pratiquent l’extraction du cuivre et de ses sous-produits. Cela pose notamment de graves problèmes écologiques, car les ressources en eau, nécessaires pour ce type d’activités, sont captées en amont de manière irresponsable et sans limites, accentuant la désertification dans les vallées.

Photo de tournage de La Cordillère des Songes de Patricio Guzman (2019)

Dans votre trilogie, il y a souvent des plans de zoom sur des objets qui deviennent comme des personnages vivants. Comment parvenez-vous à leur donner cette qualité de présence ?

J’ai un goût pour la description des choses les plus proches, des éléments un peu microscopiques. Le caméraman ou moi-même prenons la caméra et nous commençons à faire des voyages dans la surface des objets. Par exemple, si je filme le tissu de cette banquette sur laquelle je suis assis en ce moment avec des mouvements circulaires, une tout autre réalité va apparaître. La matière des objets est un excellent moyen d’expression pour le documentaire, c’est un cadeau pour parler de tous les sujets. Au cours de chacun des tournages de la trilogie, j’ai fait un grand nombre de séquences de ce type, qui évidemment à la fin ne trouvent pas toutes leur place dans le film. Mais avec le caméraman, nous nous amusons beaucoup à faire cela ! Lorsque la météo est mauvaise, nous pouvons commencer à filmer même le mur de l’abri où nous attendons (rires) ! La matière est vraiment un bon moyen de communication.

À un moment de La Cordillère des songes, le sculpteur Francisco Gazitua dit que : « les artistes sont les gardiens de la beauté de leur pays ». Il s’agit d’une vision relativement classique du rôle de l’artiste, avec laquelle le XXe siècle a essayé de rompre. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ?

Je ne partage pas nécessairement la position de Francisco, dont j’apprécie néanmoins beaucoup l’honnêteté intellectuelle et la capacité à parler magnifiquement de la Cordillère. Pour moi, être artiste est une activité comme une autre, qui n’a pas besoin de plus de justifications que les autres occupations de la vie.

La bande annonce de La Cordillère des songes de Patricio Guzman (2019) :

Notes :

[1] La Bataille du Chili est composée de trois films différents, sortis entre 1975 et 1979 à l’étranger, et ce après l’exil de Patricio Guzman à la fin de l’année 1973. Celui-ci ne retourne au Chili pour filmer qu’à partir de 1986. Augusto Pinochet, à la tête de la dictature, quitte le pouvoir en mars 1990 après la tenue d’un référendum révocatoire.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.