Penser ensemble arts de la scène et écologie. Extrait de “Morts ou Vifs” de Julie Sermon.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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7 min readDec 6, 2022

Julie Sermon est professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain (Université Lyon 2). Dans l’ouvrage Morts ou Vifs, qu’elle a publié en 2021 aux éditions B42, elle analyse les rapports entre les arts de la scène et l’écologie. Comment réinventer les arts de la scène pour s’approprier un monde qui bouleversé par le changement global?

Couverture de l’ouvrage de Julie Sermon — B42

Extrait de l’ouvrage Morts ou Vifs

“Quiconque se demande comment le champ des arts de la scène peut s’articuler à celui de l’écologie se rendra rapidement compte qu’il y a, au fond, trois principales façons d’entrer dans la question :

  • d’un point de vue thématique, c’est-à-dire en s’intéressant aux propos qui sont donnés à entendre, au type d’agents, de situations et d’environnements qui sont mis en scène ;
  • d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire en se demandant en quoi la prise en compte des exigences et des enjeux environnementaux intervient au niveau des processus de création et / ou des modes de production et de diffusion des spectacles;
  • d’un point de vue dramaturgique et esthétique, c’est-à-dire en s’attachant aux formes que prennent et aux relations que nouent les corps, les matérialités, les espaces et les temps de la représentation1.

Ces trois dimensions — dont on pourrait dire qu’elles sont le b.a.-ba des analyses en arts du spectacle — recoupent assez exactement ce que, dans un article publié au moment de la Conférence de Paris sur les changements climatiques (ayant eu lieu du 30 novembre au 12 décembre 2015), Philippe Descola présentait comme les trois processus déterminant en profondeur les façons que nous avons d’« habit[er] la Terre » — à savoir « l’adaptation », « l’appropriation » et « la représentation ». Il disait plus précisément :

Nous sommes des chercheurs, et si nous pouvons être utiles, c’est aussi et surtout en tentant de bouleverser notre vision scientifique de la manière dont nous habitons la Terre, en espérant que nos idées se diffuseront au-delà des laboratoires et des revues savantes. De ce point de vue, il me semble qu’il faut repenser en profondeur trois processus qui jouent un rôle central tant dans les relations entre humains que dans les rapports qu’ils entretiennent avec les non-humains : la manière dont les humains s’adaptent à leurs milieux de vie, la manière de se les approprier et la manière de leur donner une expression politique2.

Selon lui, repenser ces processus pourrait en effet permettre « d’altérer […] la route du bateau » dans lequel nous sommes tous•tes — bien que très inégalement — embarqué•es, en en « chang[eant] les moteurs et le mode de navigation3 ».

Dans son introduction à De l’univers clos au monde infini, paru un an plus tôt, Émilie Hache insistait de la même manière sur la nécessité de « fabriquer de nouveaux équipements comme de nouveaux attachements4 » — notre incapacité à agir à la mesure de la gravité de l’écocide5 en cours étant pour elle liée au fait que

nous ne disposons peut-être plus […] des bonnes métaphores, des bonnes histoires comme de bons concepts pour accompagner ces nouveaux embranchements. C’est de fait ce qui ressort des différents essais réunis ici, qui tous insistent sur la nécessité d’une nouvelle esthétique, au sens d’un renouvellement de nos modes de perception, de notre sensibilité, pour pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver 130.

Dans cette perspective — contribuer au questionnement et à la formulation / formation de nos devenirs — les artistes et leurs œuvres ont un grand rôle à jouer. Par les récits qu’ils donnent à entendre ; les êtres, les corps et les relations qu’ils mettent en jeu ; les espaces-temps sensibles auxquels ils donnent forme ; les pratiques qu’ils mettent en œuvre ; les expériences à la fois intimes et collectives qu’ils autorisent, les arts vivants peuvent contribuer, de manière intentionnelle ou plus diffuse, à inquiéter et / ou renouveler le champ de nos perceptions, de nos représentations et de nos imaginations.

Bien entendu, ce travail ne suffit pas à la transformation sociale — et il n’y a de toute façon pas lieu d’attendre cela des artistes. Il n’en est pas moins décisif. Dès la fin des années 1970, Günther Anders considérait en effet que

[…] le décalage entre ce que nous sommes capables de produire [herstellen] et ce que nous sommes capables d’imaginer [vorstellen] […] dépeint […] la conditio humana de notre siècle
et de tous les siècles à venir, pour autant qu’ils nous soient accordés7.

Et si, selon lui, « notre premier postulat [moral] doit être : élargis les limites de ton imagination pour savoir ce que tu fais », c’est tout simplement parce que

notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons : comme ils ont l’air inoffensifs, ces bidons de Zyklon B — je les ai vus à Auschwitz –, avec lesquels on a supprimé des millions de gens ! Et un réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire avec son toit en forme de coupole ! Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit infiniment plus de « vérité » que la « perception ». Pour être à la hauteur de l’empirique, justement, et aussi paradoxal que celui puisse paraître, il nous faut mobiliser notre imagination8.

Depuis quelques années, on perçoit de plus en plus concrètement la « vérité » des dérèglements et des désastres écologiques. Dans les pays riches des zones tempérées (où, à défaut d’être vraiment nombreux, puissants sont les climatosceptiques), cette perception tend toutefois à demeurer un effet d’arrière-plan plus ou moins sporadique. On peut donc penser qu’à défaut de pleinement prendre la mesure perceptive de ce qui est en train de se passer, nous n’avons plus qu’à « mobiliser notre imagination ». Cela étant posé, la question de savoir comment procéder reste entière. Par quel bout se saisir de la question ? Pour quels moyens figuratifs, techniques et financiers opter ? Et enfin, quels registres — esthétiques et affectifs — mobiliser ?

Dans ce qui suit, je n’apporterai pas de réponses à ces questions — d’une part parce que c’est aux artistes de décider, et d’autre part parce que je pense qu’il y a une multitude de façons d’y répondre. Je proposerai plutôt de déplier les interrogations. Pour cela, j’envisagerai successivement les trois grands modes de nouage possibles entre explorations théâtrales et perspectives écologiques : nouage thématique (l’écologie en tant que sujet des spectacles, motif d’inspiration documentaire ou fictionnel) ; nouage dramaturgique et esthétique (l’écolo- gie comme « forme symbolique », exploration d’autres « partages du sensible ») ; nouage pragmatique (l’écologie en tant qu’elle reconfigure les processus de création et les modes de production du spectacle vivant9). Non pas qu’il s’agisse là de catégories étanches et encore moins de modalités exclusives les unes des autres (il paraît même plutôt souhaitable qu’elles se combinent), mais parce que chacune d’entre elles engage des réflexions spécifiques et présente des intérêts — à court ou moyen terme –, mais aussi des biais — théoriques et artistiques — qui ne le sont pas moins.”

Référence du texte: “Points d’articulation”, Chapitre 3, Morts ou Vifs, B42, pp. 65–68.

Autrice: Julie Sermon est professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain (Université Lyon 2), et co-directrice du Laboratoire Passages XX-XXI (EA 4160). Ses travaux portent sur les phénomènes de renouveaux, de mutations et de décentrements — symboliques, pratiques et théoriques — que les arts de la scène contemporains et leurs processus de création peuvent engager. Depuis 2017, elle consacre ses recherches aux rapports et aux dialogues que les artistes de la scène nouent avec l’écologie.

Notes.

1 Dans les pages qui suivent, seront en partie repris des développements que j’ai eu l’occasion de publier dans le cadre de deux contributions antérieures : « Théâtre
et paradigme écologique », Les Cahiers de la justice, art. cit., p. 525–536 ; et « Théâtre et écologie : changement d’échelles ou de paradigme ? », dans Josette Féral (dir.), Changements d’échelle. Les arts confrontés au réel, Sesto San Giovanni, Mimésis, 2021, p. 275–300.

2 Philippe Descola, « Humain, trop humain », Esprit, décembre 2015, p. 17 [en ligne] : https://www.cairn.info/revue-esprit-2015-12-page-8.htm.
3 7 Ibid.
4 Émilie Hache, « Introduction. Retour sur Terre », dans De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p. 13.

5 Voir notamment Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Paris, Seuil, 2016. Voir également Les Cahiers de la justice, « La cause environnementale », no 3, 2019 [en ligne] : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la- justice-2019–3.htm.

6 Émilie Hache, « Introduction. Retour sur Terre », dans De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 13.

7 Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Paris, Allia, 2010, p. 65.
8 Ibid., p. 66.

9 Les approches écosomatiques, qui s’attachent aux multiples relations qui se nouent entre les corps dansants et les milieux où ces corps se situent et évoluent, permettraient d’approfondir aussi bien le nouage pragmatique que le nouage dramaturgique et esthétique. Voir Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot (dir.), Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Éditions Deuxième Époque, 2019. Je ne développerai pas cette perspective ici, mais les outils et les analyses proposés dans cet ouvrage me paraissent tout à fait pertinents et éclairants pour penser « écologiquement » l’expérience et la pratique théâtrales, aussi bien d’un point de vue actorial que spectatoriel.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.