Pour une anthropologie politique de l’énergie

Par Nathalie Ortar, Directrice de recherche, ENTPE-Laboratoire Aménagement Economie Transports (UMR 5593)

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
6 min readJun 10, 2021

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A l’occasion de la parution de Ethnographies of Power: A Political Anthropology of Energy (Oxford and New York, Berghahn, lien vers la version numérique en open access sous l’article), Nathalie Ortar propose quelques pistes théoriques concernant la manière dont les sciences sociales peuvent se saisir de manière critique de la question de l’énergie.

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Analyser le pouvoir et la politique à travers diverses pratiques quotidiennes — y compris les sites de production d’énergie, les infrastructures de travail, les paramètres de consommation et les bureaucraties énergétiques — est une nouvelle façon d’aborder la nature poreuse, construite et processuelle de l’État.

Dans cette perspective, une anthropologie politique de l’énergie postule que les infrastructures énergétiques peuvent constituer les entrées d’une enquête sociopolitique car elles délimitent les prérogatives de l’État et des communautés locales, tant par leur existence matérielle que par leur projection dans des imaginaires du futur et dans un environnement global. En effet, non seulement l’énergie est au cœur de nombreux intérêts économiques, de luttes géopolitiques et de relations internationales, mais les technologies en lien avec l’énergie sont également au cœur des idéologies modernistes et des récits néolibéraux.

Aborder ces enjeux à travers une anthropologie politique permet de démêler les relations entre les dimensions socio-matérielles et socio-techniques en retraçant les liens entre les formes matérielles, les concepts et les idéologies, décrivant, ce faisant, les formes de pouvoir qui sont ainsi activées ou inhibées. L’étude des infrastructures entourant l’énergie s’intéresse autant à la culture qu’à la production de connaissances, les modalités de fourniture en énergie qui contiennent le potentiel de contrôler et de dominer (Nader 2010; Howe 2014; Kester 2016).

L’invisibilité et la dépolitisation sont les premiers obstacles à une réflexion critique sur les systèmes énergétiques. Sauf en cas de dysfonctionnement (Rupp 2016; Kesselring 2017), les infrastructures qui transportent l’énergie sont souvent tenues pour acquises. Elles sont supposées être un processus socialement neutre de développement technologique (Pink 2011; Gupta 2015), dépolitisées par les discours d’experts et la routine « anti-politique » (Ferguson 1990).

D’autres obstacles sont d’ordre conceptuel et sémantique : le concept de « transition énergétique » a suscité un intérêt croissant au cours de la dernière décennie à la fois en tant que défi technologique et en tant qu’étiquette politique. Mette High et Jessica Smith soutiennent que « le cadre général des « transitions énergétiques » a réduit la portée de la manière dont les anthropologues comprennent et s’engagent dans les dilemmes éthiques posés par l’énergie » (High et Smith 2019, 11). Pour elles, présumer ou prôner une transition énergétique vers les énergies renouvelables en qualifiant les combustibles fossiles de nécessairement immoraux empêche de comprendre les logiques éthiques en jeu dans ces assemblages distribués et entrave notre capacité à nous engager et à y répondre. Pourtant, la production de l’énergie et les infrastructures nécessaires à sa production comme à son transport demeurent des objets politiques. Hebdon (2021) notamment, montre comment les mêmes mécanismes et mentalités coloniales ont poursuivi la politique d’énergie extractiviste menée dans les territoires amazoniens de l’Équateur, du pétrole à l’exploitation éolienne (voir aussi (Boyer et Howe 2019).

Le choix même du terme « transition » peut également dépolitiser ses implications réelles en minimisant les troubles et les conflits causés par une incertitude énergétique. À la différence des « crises », des « révolutions » et des « mutations », qui peuvent être structurelles, critiques ou violentes, les imaginaires de la transition suggèrent un changement doux, graduel et consensuel. Cette dissimulation politique se produit par le transfert de questions du gouvernement vers les cercles technocratiques, les organes indépendants, les experts, les structures judiciaires (dépolitisation gouvernementale); de la sphère publique à la sphère privée et aux «forces du marché» (dépolitisation sociétale); ou à travers un cadrage discursif de questions telles que les non-problèmes (déni) ou comme des problèmes qui relèvent d’un domaine de nécessité où l’action humaine et la contingence sont niées (dépolitisation discursive).

A ce titre, la proposition conceptuelle de Boyer d’un « pouvoir énergétique » d’inspiration foucaldienne offre un cadre stimulant pour la recherche anthropologique sur l’énergie. S’appuyant sur le concept de biopouvoir de Foucault (la gestion de la vie et de la population), il prône une « généalogie alternative du pouvoir moderne » (Boyer 2015, 325), arguant que la consolidation d’aucun régime de biopouvoir moderne n’aurait pu advenir « sans le sécurisation parallèle de l’approvisionnement énergétique et synchronisation du discours énergétique » (Boyer 2015: 327).

L’énergopolitique diffère des autres formes d’appréhension de l’énergie (géo) politique en ce sens que l’étroite complexité de l’énergie et du pouvoir transcende la portée des acteurs, des stratégies et des décisions en impliquant des connaissances et des discours, des pratiques et des émotions. Si la politique énergétique est une question de gouvernance, l’énergopolitique est une question de gouvernementalité et à ce titre relève pleinement d’une anthropologie politique de l’énergie. Kaur (2021) par exemple, étudie en Inde dans le cadre de la construction de centrales nucléaires la relation entre le déploiement d’infrastructures énergétiques et l’energopolitique. Sa recherche montre que l’énergie ne consiste pas seulement à gérer la vie humaine à travers les infrastructures, mais parfois à déplacer brutalement, à déshumaniser, voire à tuer des sous-populations considérées comme préjudiciables à la souveraineté énergétique nationale.

A l’heure où les usages, la production et les réseaux de l’énergie représentent des enjeux cruciaux pour limiter la limiter des gaz à effet de serre tout en prenant en compte une justice énergétique, l’analyse critique des rationalités et dominations établies est plus que jamais nécessaire. En essayant de capter les courants qui les traversent, il s’agit aussi d’offrir des indications d’autres configurations de solidarité et communauté, et d’autres objectifs d’effort collectif à atteindre. De tels contre-courants et liens de solidarité inattendus — avec d’autres personnes mais aussi dans le cadre de production de sources d’énergie — sont ce à quoi nous devons tous, plus que jamais, trouver des moyens de réfléchir ; et elles sont l’objet de l’anthropologie politique de l’énergie.

Pour en savoir plus :

En français : le numéro spécial de Lectures Anthropologiques sur l’anthropologie de l’énergie https://www.lecturesanthropologiques.fr/648

En anglais : Tristan Loloum, Simone Abram, et Nathalie Ortar (dir.), Ethnographies of Power: A Political Anthropology of Energy, Oxford and New York, Berghahn. Ouvrage en accès libre sur le site de l’éditeur: https://www.berghahnbooks.com/title/LoloumEthnographies

Références

Boyer, Dominic. 2015. « Anthropology Electric ». Cultural Anthropology 30 (4).

Boyer, Dominic, et Cymene Howe. 2019. Wind and power in the Anthropocene. Durham, N.C.: Duke University Press.

Ferguson, James. 1990. The Anti-politics Machine: “Development,” depoliticization and bureaucratic power in Lesotho. Minneapolis: University of Minnesota Press.

Gupta, Akhil. 2015. « An Anthropology of Electricity from the Global South ». Cultural Anthropology 30 (4): 555‑68.

Hebdon, Chris. 2021. « Chapter 2 — Ecuadorian Amazonia amidst Energy Transitions ». In Ethnographies of Power: A Political Anthropology of Energy, par Tristan Loloum, Simone Abram, et Nathalie Ortar, 52‑80. Oxford and New York: Berghahn.

High, Mette M, et Jessica M Smith. 2019. « Introduction: The ethical constitution of energy dilemmas ». Journal of the Royal Anthropological Institute 25 (S1): 9‑28. https://doi.org/10.1111/1467-9655.13012.

Howe, Cymene. 2014. « Anthropocenic Ecoauthority: The Winds of Oaxaca ». Anthropological Quarterly 87 (2): 381‑404.

Kaur, Raminder. 2021. « Chapter 1 — Southern Spectrums: The Raw to the Smooth Edges of Energopower ». In Ethnographies of Power: a Political Anthropology of Energy, édité par Tristan Loloum, Simone Abram, et Nathalie Ortar, 24‑51. New York and Oxford: Berghahn.

Kesselring, Rita. 2017. « The electricity crisis in Zambia: Blackouts and social stratification in new mining towns ». Energy Research & Social Science 30 (août): 94‑102. https://doi.org/10.1016/j.erss.2017.06.015.

Kester, Johannes. 2016. « Conducting a Smarter Grid: Reflecting on the Power and Security Behind Smart Grids with Foucault ». In Smart grids from a Global Perspective: Bridging Old and New Energy Systems, édité par A Beaulieu, J.H de Wilde, et J.M.A Scherpen, 197‑217. New York: Springer Publishers.

Nader, Laura, éd. 2010. The Energy Reader. Oxford: Wiley-Blackwell.

Pink, Sarah. 2011. « Multimodality, Multisensoriality and Ethnographic Knowing: Social Semiotics and the Phenomenology of Perception ». Qualitative Research 11 (3): 261‑76. https://doi.org/10.1177/1468794111399835.

Rupp, Stephanie. 2016. « Dynamics of disruption in New York City blackouts ». Economic Anthropology, no 3: 106‑18.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.