Représenter l’intangible : les défis de la visualisation des données numériques environnementales. Montrer la pollution de l’air, le cas d’Air To Go.

Studio “Ville Intelligente / Ville Apprenante” . Par Andrew Frei (Atmo AURA), Lou Herrmann (EUL) et Hervé Rivano (INSA, EUL)

Lou Herrmann
Anthropocene 2050
12 min readDec 20, 2019

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Le texte qui suit s’inscrit dans le cadre de la réflexion critique lancée par le professeur Hervé Rivano au sein de l’École Urbaine de Lyon sur la ville intelligente dans l’Anthropocène. Il a vocation à initier une conversation croisée autour des enjeux de la représentation des données. Des chercheurs et des professionnels, issus de diverses disciplines, travaillant sur divers objets, seront invités à poursuivre l’échange et à aborder à leur tour ces enjeux depuis leurs perspectives propres.

(Lou Herrmann, 2018)

L’expression « Ville Intelligente » renvoie à une grande diversité d’expériences et de dimensions. Parmi les différentes figures qui s’en réclament, il y a celle de la « ville outillée » : l’installation de réseaux de capteurs donne accès à une connaissance inédite des divers phénomènes qui traversent et constituent la ville (flux de déplacement, pollution de l’air, température, consommation d’énergie, utilisation des transports en commun, etc.). Cette « ville outillée » permet notamment de renseigner un phénomène au cœur d’enjeux sanitaires et politiques brûlants : la qualité de l’air urbain extérieur.
L’air que nous respirons est sous surveillance depuis les années 1960. Suite à la loi sur l’air de 1996 (LAURE : loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie), cette mission a été confiée à des associations collégiales régionales : les AASQA (Association Agréées de Surveillance de la Qualité de l’Air). Atmo Auvergne-Rhône-Alpes (Atmo AURA) est l’une d’entre elles. Elle est en charge de la mesure et de l’étude de la qualité de l’air dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Elle a également la mission de communiquer et d’informer la population à ce sujet.
Atmo AURA a développé dans ce sens en 2016 une application mobile d’information sur la qualité de l’air nommée Air To Go. Elle donne accès à un indice journalier multi polluants de prévision de la qualité de l’air. Il s’agit d’un indice global qui synthétise le niveau de trois polluants : le dioxyde d’azote, l’ozone et les particules fines. L’indice global prend la valeur du sous-indice le plus élevé des trois.
Cet indice est géolocalisé au niveau de la rue (résolution à 10 mètres) pour les agglomérations d’Annecy, Aurillac, Clermont-Ferrand, Grenoble, du Puy-en-Velay, de Lyon, Moulins, Saint-Etienne et de Vichy, et à l’échelle du kilomètre pour le reste de la région. Il est mis à jour chaque soir à minuit et réactualisé chaque jour vers 14h après expertise d’un prévisionniste. Il ne s’agit pas de mesures directes et en temps réel mais d’une modélisation physique qui intègre les mesures faites par les capteurs des stations fixes et mobiles de la région, les résultats d’analyses statistiques basées sur un historique de données sur plusieurs années et toute une série d’autres paramètres (la topographie, la localisation des sources de polluants recensées sur le territoire, l’occupation des sols, les prévisions météorologiques qui déterminent les conditions de dispersions des polluants dans l’air).
L’indice de qualité est représenté de trois façons (figure 1) :
> une échelle de couleurs allant du vert pour une bonne qualité de l’air au rouge carmin pour une très mauvaise qualité de l’air en passant par les tons jaune, orange et rouge ;
> un qualificatif (de « très bon » à « mauvais ») ;
> un nombre : de 1, pour une très bonne qualité de l’air, à 90 et au-delà en cas de dépassement des seuils d’alerte réglementaire pour au moins un des trois polluants mesurés.

Figure 1. L’application Air To Go sur smartphone

Une enquête sociologique sur Air To Go a été menée en 2018 dans le cadre du projet de recherche UrPolSens (1); elle portait sur la réception des informations diffusées par l’application et sur la manière dont cette dernière influençait ou non la perception de la pollution par la population. Cette enquête a révélé, entre autres, l’existence d’une grande variété dans la réception de l’application par les habitants. Elle soulignait ainsi l’importance des enjeux de représentation des données. Au terme de ce travail trois grands défis ont été identifiés : la prise en compte du « déjà-là » des représentations, les contraintes « techniques » et les contraintes réglementaires qui influent sur la représentation de la donnée.

La pollution de l’air : un phénomène perçu

Les choix graphiques réalisés pour visualiser l’indice de qualité de l’air diffusé dans Air To Go reposent sur un présupposé : « rendre visible l’invisible ». Atmo AURA a ainsi considéré que l’enjeu de l’application en terme de design était de dévoiler un phénomène physique dont la population ne ferait pas l’expérience tangible. Il s’agissait donc pour les concepteurs de représenter une information qui ne pourrait pas, contrairement à la météo par exemple, être confrontée à l’expérience. Dans cette perspective, Atmo AURA a cherché à aller vers l’ultra précision de la représentation afin de proposer une visualisation proche de ce qu’aurait pu être l’expérience individuelle concrète du phénomène de pollution. En effet, les données informatives diffusées au grand public en matière de qualité de l’air sont généralement définies à l’échelle de l’agglomération. Au contraire, Air To Go se distingue par la précision de son échelle spatiale : comme indiqué précédemment, l’indice est géolocalisé au niveau de la rue avec une résolution de 10 mètres dans les agglomérations urbaines de la région.
Or l’enquête sociologique menée dans le cadre d’UrPolSens conduit à nuancer le présupposé d’Atmo AURA : la pollution de l’air n’est pas un phénomène imperceptible via les sens. Certains habitants voient, sentent, ressentent la qualité de l’air et l’associent — à tort ou à raison — à de la pollution atmosphérique. Une partie des enquêtés expliquent ainsi qu’ils font l’expérience sensible quotidienne de la pollution de l’air. L’enquête a permis d’identifier quatre profils perceptifs types :

les sensibles, qui construisent leur représentation de la qualité de l’air à partir de très forts stimuli sensoriels ;

les cognitifs, caractérisés au contraire par une faible sensibilité sensorielle à la pollution de l’air, qui élaborent leurs représentations via leurs connaissances (issues de leur pratiques d’information) et leurs convictions ;

les hybrides, dont les représentations résultent du croisement entre leurs ressentis sensoriels et l’évaluation cognitive de leur environnement ;

les indécis, qui — doutant de tout (de leurs ressentis comme de la légitimité de leurs connaissances) — n’arrivent pas à stabiliser une opinion.

La pollution de l’air est donc perçue par les sens dans trois profils sur quatre.
De ce fait, bien souvent, les informations diffusées par Air To Go n’arrivent pas sur un terrain vierge. Elles se confrontent à un déjà-là représentationnel issu d’éléments sensibles et cognitifs, ce qui complexifie considérablement la réception de ces informations par le public et notamment leur acceptabilité. L’enquête a montré dans ce sens que la réception positive de l’application était fonction du rapport entretenu entre le contenu des informations diffusées et le contenu perceptif déjà-là. La réception de l’information devient notamment problématique lorsqu’il s’agit d’un rapport contradictoire — quand par exemple l’application affiche un indice de bonne qualité de l’air dans une rue alors que l’usager, présent dans cette même rue, ressent un air de mauvaise qualité (odeurs, brume, bruit, sensation d’étouffement, etc.) (2). L’enquête a conclu que la stratégie de communication et de représentation des données d’Atmo AURA ne devrait pas ignorer cet enjeu du déjà-là perceptif et la potentielle gestion de la contradiction qu’il implique. L’intégration de cet aspect pourrait passer par une plus grande pédagogie et une plus grande transparence concernant l’origine des données diffusées et leur processus de production.

Contraintes techniques

Le deuxième défi posé à Atmo AURA en matière de visualisation des données provient de la contrainte technique qui pèse sur la représentation du phénomène de pollution atmosphérique et avant cela sur la production de la donnée elle-même.
En effet, avant même que se posent les questions de choix graphique, un premier biais apparait lors de la production de l’indice de qualité de l’air lui-même. Cet indice procède d’une première simplification : il est construit à partir d’une modélisation de la pollution atmosphérique exprimé en deux dimensions, alors que le phénomène de concentration des polluants renvoie à un volume et donc à des données en trois dimensions.

Par la suite, un second biais émerge au moment de la représentation de l’indice sous forme cartographique. La carte efface en effet trois dimensions essentielles du phénomène :
1. la hauteur : les concentrations en polluants varient fortement du sol aux strates plus élevées de l’atmosphère ;
2. le temps : la qualité de l’air change au cours des heures en fonction des vents, de la chaleur mais aussi des activités anthropiques, or les données de la carte sont actualisées deux fois par jour seulement ;
3. le mouvement : la pollution est un phénomène mouvant, elle se déplace dans l’espace, de même les conditions extérieures qui l’impactent (comme la météo) sont changeantes et certaines sources polluantes, comme les voitures, sont mobiles.

La carte statique est donc un moyen non optimal de visualisation de la qualité de l’air du fait de son incapacité à rendre compte de l’ensemble des dimensions de ce phénomène.
Le recours à la cartographie est d’autant plus problématique qu’il instaure ici une ambiguïté dans l’interprétation des données représentées. Air To Go n’explicite jamais la simplification opérée pour arriver à la carte diffusée. L’application ne rend pas visible les réductions nécessaires à cette traduction cartographique des données : passage de quatre à deux dimensions, évacuation des aspects temporel et mobile du phénomène. De plus les conventions graphiques mobilisées, proches de celles utilisées pour la météo, invisibilisent les limites de la représentation. Doublées à la grande précision spatiale, elles laissent penser que la qualité de l’air est fidèlement représentée sur la carte, à la manière des masses d’air qui se déplacent sur les cartes météorologiques. L’enquête sociologique a ainsi révélé le trouble interprétatif dans lequel sont placés les utilisateurs d’Air To Go, souvent étonnés de la précision de l’indice et de son décalage avec leurs ressentis empiriques.

Cette question du mode de représentation de la donnée de pollution a fait débat au sein d’Atmo AURA. Avant de choisir la carte, la possibilité d’une représentation a-spatiale — à la manière de ce que propose l’application Plume (figure 2) — a été discutée.

Figure 2. Plume : visualisation non spatialisée des données de qualité de l’air (source : https://plumelabs.com/fr/air/)

Aujourd’hui la réflexion continue et les techniques de représentation évoluent. Deux pistes peuvent être soulignées :
> L’invention de modes de représentation capables de rendre visible l’incertitude et les méthodes encore insatisfaisantes. L’indice de pollution peut être par exemple intégré à une vue en 3D de la ville, représentant ainsi la donnée comme une nappe au sol (figure 3). Cette proposition ne résout pas le problème technique d’intégration de la hauteur dans la représentation du phénomène de pollution, mais elle lève l’ambiguïté et rend explicite cette limite de l’information.

Figure 3. La pollution représentée comme une nappe en deux dimensions (source : « La pollution vue du ciel » (vidéo) Atmo-AURA, 29 mai 2019, visible sur : https://www.youtube.com/watch?v=q92cMScKCxA)

> Des recherches sont également menées autour du développement de représentations immersives, sous forme de réalité augmentée (figure 4). Il s’agirait de regarder le paysage urbain à travers un écran affichant un calque de pollution in situ. Ce service numérique permettrait de sortir de la cartographie et de certains de ses biais (notons que l’enjeu de la dynamique spatio-temporelle de la pollution reste encore irrésolue).

Figure 4. Représenter la pollution via la réalité augmentée : Air Me Now, concept (Atmo-AURA, 2014)

Contrainte réglementaire

Le troisième et dernier enjeu identifié concerne la contrainte réglementaire qui détermine en partie la production des données de qualité de l’air représentées. Atmo AURA est un observatoire pour la surveillance de la qualité de l’air agréé par l’Etat (Ministère chargé de l’Ecologie). Ses travaux et ses productions sont encadrés par des normes et la réglementation en vigueur en France et dans l’Union Européenne. Ainsi, les paliers de l’indice de qualité de l’air ont été définis en fonction de ces seuils réglementaires : la couleur rouge correspond au dépassement d’un seuil réglementaire pour au moins un des polluants de l’indice (3). Or, cette contrainte réglementaire n’est pas clairement explicitée dans Air To Go. De façon à rendre accessible l’information, l’indice est présenté comme un indice de qualité de l’air alors qu’il s’agit en réalité d’un indice de conformité de l’air à des niveaux réglementaires. Il peut donc y avoir un décalage entre les gênes ressenties ou les effets de la pollution sur sa santé et l’indice de qualité de l’air diffusé. Ce faisant, Atmo AURA endosse implicitement la responsabilité de l’interprétation qualitative des données de la modélisation de l’air (en qualifiant l’air de « bon » ou de « mauvais »).
L’adhésion du public à cette interprétation des données de pollution relève en l’état d’une question de confiance envers un « système expert » (Giddens, 1994) (4), alors qu’elle devrait se situer dans le champ du débat politique. La définition de niveaux de concentration de polluants comme acceptables (« bonne qualité de l’air ») ou non acceptables (« mauvaise qualité de l’air ») est une question éminemment politique qui devrait faire l’objet de négociations collectives et démocratiques. Seule subsiste la possibilité d’avoir ou non confiance en l’interprétation finale présentée par Atmo AURA, alors que le débat devrait concerner — en amont des questions techniques de production des données — la définition des seuils de tolérance.
De plus, Air To Go opère une ellipse quant aux choix et aux contraintes qui pèsent sur la production et la représentation de la donnée. L’enquête sociologique a montré que ce manque de transparence générait des problèmes de compréhension et de lecture des informations, car le statut de ces dernières ne sont pas claires pour les usagers de l’application. Ces ellipses sont alors aussi à l’origine d’un défaut de confiance conduisant bien souvent ces derniers à rejeter les informations d’Air To Go, considérées comme invalides. La recherche a en effet révélé que le rejet de l’information parfois observé chez les enquêtés n’était pas seulement dû à une contradiction avec le contenu perceptif des populations, mais aussi à un défaut de compréhension de cette dernière (sur son origine, son process de production, son domaine de validité, etc.)
L’enquête qualitative montre que l’établissement de la confiance repose a minima sur la présentation explicite des différents éléments encore énigmatiques pour le public en amont de la diffusion de l’information. La vulgarisation, nécessaire pour la compréhension d’informations complexes, ne peut pas faire l’impasse sur la transparence.

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Avec le développement de son application Air To Go, Atmo AURA a fait un choix de représentation : le choix de l’ultra-précision cartographique qui ambitionne de se substituer à l’expérience tangible de la qualité de l’air, qu’elle suppose inexistante.
En chemin elle a aussi choisi d’ignorer que les populations ont un rapport subjectif (sensible et cognitif) à l’air qu’ils respirent, même si les conclusions qu’elles en tirent ne convergent pas toujours avec les résultats de ses modèles.
En chemin, elle a oublié de montrer explicitement les contraintes techniques et réglementaires qui encadrent les modalités de production et de formalisation des données à l’origine de sa carte.
Au-delà des réflexions propres à la diffusion des données sensibles de la pollution, cette étude permet de commencer à percevoir la complexité des enjeux liés à la représentation des données de manière plus générale : comme représenter c’est déjà penser, la projection des données dans une forme suppose une série de décisions porteuses de sens, qu’il convient de prendre au sérieux. Ici c’est l’enjeu de montrer explicitement l’économie matérielle située derrière les données (D’Ignazio, 2017) (5) qui émerge. À ce titre, l’association du public cible au processus de production et de représentation des données s’esquisse comme une piste potentielle pour une meilleure recevabilité des informations.

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Notes

(1) UrPolSens (Réseaux de Capteurs Sans Fil pour le Suivi de la Pollution Urbaine / Wireless SENSor Networks for URban POLlution Sensing) est un projet de recherche pluridisciplinaire financé par le labex IMU (Intelligence des Mondes Urbains).

(2) A l’instar de nombreuses études avant elle (Blanc, 2003 ; Ségala, 2008 ; Annesi-Maesano, 2009 ; Roussel, Charles et Rambaud, 2010), l’enquête rend compte d’un important décalage entre la modélisation de la pollution de l’air et la perception individuelle qu’en a le public.

(3) L’indice national de prévision de l’air Atmo commun à l’ensemble des AASQA est en cours de révision et devrait sortir courant février 2020. Il présentera plusieurs nouveautés qui iront dans le sens d’une meilleure prise en compte de l’impact sanitaire des polluants de l’air. En effet, il intégrera les PM2.5, dont l’effet sanitaire n’est plus à démontrer. Par ailleurs, il intègrera dans sa méthodologie de calcul les valeurs préconisées par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : l’indice de prévision sera qualifié de moyen dès dépassement des valeurs OMS.

(4) Giddens, A. (1994). Les conséquences de la modernité. Paris : L’Harmattan.

(5) D’Ignazio, C. (2017). Pour une pratique féministe de la visualisation des données. (en ligne) Disponible sur : https://visionscarto.net/visualisation-donnees-feministe

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