Si le temps le permet, enquête prospective sur les territoires du monde anthropocène (extrait)

Par Stéphane Cordobes

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
6 min readOct 20, 2020

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Si le temps le permet (Berger Levrault, 2020. Postface de Michel Lussault) est issu d’une enquête prospective menée à Saint-Pierre-et-Miquelon avec l’appui de l’Ecole urbaine de Lyon. De terrain singulier, l’archipel devient au fil de l’investigation, textuelle et photographique, un archétype. L’essai constitue ainsi une réflexion anthropologique sur les territoires confrontés à l’impasse de la modernité, obligés de renouveler leur mode d’existence et leur façon d’habiter la terre pour subsister dans le changement global.

Stéphane Cordobes est philosophe, géographe et photographe. Il exerce les fonctions de chercheur associé à l’école urbaine de Lyon et de conseiller à l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Ses travaux portent sur la prospective des territoires du monde anthropocène.

Automne 2019, départ de Paris pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Une quinzaine d’heures de voyage en perspective. Le territoire se mérite : il est situé en Amérique du Nord, dans le golfe du Saint-Laurent, à quelques encablures de Terre-Neuve. À cette période de l’année, le vol direct récemment mis en service depuis la métropole n’opère plus. Pour accéder à l’archipel il faut passer par le Canada, faire escale à Montréal, parfois à Halifax. Le franchissement des frontières nord-américaines est réputé pénible. Par chance, il se révèle fluide. Je redoutais aussi les premières tempêtes hivernales qui surviennent tôt dans cette région au climat subarctique, mais la capitale québécoise est ensoleillée.

En débarquant à Saint-Pierre-Pointe-Blanche quelques heures plus tard, le temps est gris et couvert, mais calme. Ce souci de la météo pourrait sembler déplacé. Après tout, le voyage entrepris n’est pas touristique. Il est motivé par des raisons professionnelles. Le préfet s’inquiète de la situation locale, de la décroissance démographique, des difficultés économiques qui pèsent sur le futur du territoire et de son exposition aux aléas climatiques. Il cherche un moyen de provoquer un déclic, une prise de conscience pour faire émerger une intention collective, une volonté de transition. Nous sommes convenus de mener une enquête prospective expérimentale, en immersion, en associant les habitants et ceux qui portent de l’intérêt à l’archipel.

Cette décision intervient alors que je mène depuis plusieurs mois un travail de recherche sur l’anthropocène. Les signes du changement global qui s’est enclenché se multiplient. Du réchauffement climatique à la disparition des espèces, des feux de forêt aux épidémies, de la raréfaction des ressources à la destruction des écosystèmes, les preuves de la mutation et de son accélération s’accumulent : les activités humaines modernes ont transformé la planète et la biosphère au point, selon des scientifiques de plus en plus convaincus, de provoquer un changement d’ère géologique. Elles conduisent inéluctablement à l’émergence d’un nouveau monde auquel il va falloir s’adapter si nous ne voulons pas gager les possibilités de survie de l’espèce humaine et de nombreuses autres formes de vie. S’affranchir du modèle socioéconomique dominant, changer de paradigme culturel, « atterrir » s’imposent chaque jour davantage. Cette obligation, par son urgence et sa complexité, donne le vertige.

A Saint-Pierre-et-Miquelon comme dans beaucoup de territoires qui ont épuisé leur ressources, la dépendance devient un mode d’existence. Non seulement l’archipel ne produit plus ce dont il a besoin pour vivre, mais il ne crée plus non plus la richesse qui permettrait de financer son acquisition sur les marchés mondiaux. La pêche est fortement réduite depuis le moratoire de 1992 qui a réglementé les prises de morue. On maintient un semblant d’activité en respectant les quotas, on se positionne sur le concombre de mer dont sont friands les consommateurs chinois et japonais. On espère se renflouer avec d’autres espèces comme le homard dont le prix est si modique par rapport à celui valant en métropole qu’il renflamme les penchants spéculatifs. La pêche se poursuit à bas bruit sans transformation différenciante ni réelle valeur ajoutée. Elle fournit encore des emplois saisonniers et continue à faire rêver, par dépit. On accueille aussi des touristes, mais la faiblesse de l’offre, en matière de lits comme de services, l’éloignement et le climat constituent des obstacles à l’élan de cette activité. L’essentiel des revenus locaux provient aujourd’hui des dotations, des subventions et des emplois publics ainsi que des activités indirectes qui en découlent dans les travaux, la construction, les loisirs et les services, l’économie résidentielle. Malgré cette dépendance à la solidarité nationale, on ne renonce pas complètement aux intentions de relance et de développement de l’archipel, toujours selon les mêmes recettes modernes : on s’imagine exploiter les hydrocarbures, les terres rares, la biomasse du plateau continental pour satisfaire les appétits mondiaux toujours plus importants, comme les Canadiens s’apprêtent à le faire. Ou miser sur le numérique, dernier eldorado en date, malgré le peu de compétences locales. Encore exploiter la planète, jusqu’à définitivement l’épuiser. Le projet moderne tourne mal, l’arrachement et l’émancipation, la quête de progrès basculent en aliénation et fragilité grandissantes.

Le changement climatique n’est que la manifestation la plus connue de l’entrée dans l’anthropocène. Par métonymie, il en vient à symboliser le changement global. Sa mention répétitive esquisse une autre ritournelle, entêtante, qui imprime chaque jour davantage sa mélodie et son rythme au monde. À chaque territoire sa danse qui bouleverse parfois violemment les paysages, les modes de vie, les états d’esprit. Des mégafeux ravagent des forêts. Des déserts s’étendent. Des villes irradient lors des pics de chaleur. Des crues emportent tout dans leur défoulement. Des sécheresses consument les récoltes. Animaux et végétaux entament une grande migration pour s’adapter à ces nouvelles conditions de vie. Beaucoup d’espèces s’éteignent. L’habitabilité de nombreux lieux sur terre est menacée. Une grande incertitude règne, un état second qui transit tous les territoires. À Saint-Pierre-et-Miquelon on s’interroge sur le comportement de la faune et de la flore, des poissons et mammifères marins enclins à monter plus au nord, des oiseaux qui préféreront nicher sur d’autres rivages, sur le sort de toutes les entités vivantes. L’Atlantique nord est l’océan où les zones mortes s’étendent le plus rapidement. La vitesse de réchauffement de l’Arctique serait deux fois supérieure à la moyenne planétaire. Une mutation de la dérive nord et des courants marins métamorphoserait le biotope régional. Dans l’attente et le doute, on se résout à interpréter les premiers signes. Les jours de grand froid et l’enneigement diminuent. Les tempêtes et les coups de vent croissent en nombre et en intensité. L’érosion littorale s’accélère, souvent là où des interventions humaines ont fragilisé les barrières naturelles. La disparition de l’isthme entre Grande Miquelon et Langlade est à même de figurer parmi les premiers grands dommages. L’évocation est douloureuse, car ce banc de sable est un lien physique entre deux presqu’îles, mais aussi social entre tous les habitants : les nombreux naufrages qui y sont survenus participent de l’histoire îlienne, tous l’ont arpenté, se le sont approprié et lui associent des souvenirs. Comme un chemin familier qui s’interrompt.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.