La sociologie: du Progrès à une science de la prudence. Entretien avec Paul Cary.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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10 min readMar 25, 2023

Paul Cary est maître de conférences en sociologie à l’Université Lille et chercheur au laboratoire CERIES. Après avoir travaillé sur les questions urbaines, notamment au Brésil, ses recherches se sont concentrées sur les questions écologiques. En 2022, il publie l’ouvrage Pour une sociologie enfin écologique (avec Jacques Rodriguez).

Alexandre Rigal. En lisant votre livre, Pour une sociologie enfin écologique, votre analyse nous rappelle que la sociologie n’est pas toujours au rendez-vous de l’Anthropocène.

Paul Cary. Je dirais plutôt qu’elle ne l’est toujours pas! Le discours sociologique reste étonnamment discret sur ces questions, alors qu’anthropologues, économistes ou historiens ont largement entamé leur « transition » !

AR. Vous faites donc figure d’exception, en tant que sociologue soucieux d’écologie. D’où vient votre intérêt pour l’écologie et votre souhait de relier souci pour l’écologie et recherches sociologiques?

Je suis né dans l’Orne, à la campagne, au moment où le productivisme lié à tranformation de l’agriculture française, notamment par la Politique Agricole Commune était massif: on voyait bien au quotidien les destructions constantes de haies, l’agrandissement des parcelles. Du point de vue de la recherche, en DEA je me suis intéressé au commerce équitable et aux mouvements altermondialistes, qui étaient puissants à la fin des années 1990, autour notamment du Forum Social Mondial. Régnait un certain optimisme, celui de pouvoir transformer la mondialisation. Dès cette époque, j’ai eu un intérêt pour les penseurs du post-développement, les plus connus en France étant Serge Latouche et Gilbert Rist, critiques de l’omnimarchandisation du monde. Dans la foulée, je suis allé au Brésil pour y réaliser mes recherches de terrain en doctorat, parce qu’avec l’élection de Lula, c’était là qu’on s’attendait aux évolutions les plus importantes, en termes notamment de transformation démocratique des sociétés. Et au Brésil j’ai pu observer une transformation complète du pays, principalement portée par la croissance urbaine et par l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne », que j’ai ainsi étudiées pendant un temps. Je suis venu plus directement aux questions écologiques par un projet qui portait sur la dégradation en qualité et en quantité de l’eau dans la ville de Recife. Pour résumer, disons qu’au Brésil, j’ai pu observer la dégradation de l’habitabilité de la planète à vue d’oeil.

AR. Un des constats de votre ouvrage, c’est que les sociologues prennent peu en compte les milieux naturels . Comment comptez-vous vous appuyer sur la sociologie existante tout en vous en distanciant pour donner une place à la nature?

PC. Tout d’abord, évidemment, il y a des nuances à apporter au propos général. Par exemple, Karl Marx a mis l’accent sur le métabolisme des sociétés et ses écrits prennent en compte les dynamiques de transformation de l’environnement, même si ce n’est pas le point central de son analyse. Un sociologue comme Frédéric Le Play, clairement conservateur du point de vue social, était également spécialiste des questions de forêt. Dans l’écriture de l’histoire de la discipline, il y a donc souvent des voies oubliées et à redécouvrir. Par exemple, les analyses de Karl Polanyi, longtemps sous-estimées reviennent sur le devant de la scène après avoir été écartées parce que l’auteur représentait une gauche non-marxiste minoritaire.

Mais au fond, quand même, la sociologie a dans son courant dominant porté le discours du développement, du Progrès si on préfère. Comment faire pour en sortir? Il y a deux façons complémentaires de procéder: s’appuyer sur les paradigmes existants qui s’y prêtent bien, ou aller plus loin en reconfigurant le logiciel sociologique.

Dans la première façon de procéder, on peut aisément trouver des inspirations et des ressources dans différents paradigmes sociologiques. D’abord, le paradigme du don autour de Mauss (et Caillé), qu’il s’agit désormais d’élargir au reste du vivant. La notion de résonance développée par Hartmut Rosa est également précieuse, notamment dans l’idée de l’auteur « de rendre le monde indisponible », indisponible à nos fins utilitaristes, pour qu’il puisse vibrer à nouveau, condition pour que nous retrouvions un rapport de résonnance. La mise à distance de la nature pour la préserver de nos usages utilitaristes apparait de ce point de vue importante dans une perspective écologique. Et évidemment, il y a les théories du care et l’écoféminisme, qui soulignent l’importance de contribuer à conserver, réparer nos milieux de vie et mettent l’accent sur les interdépendances.

Manifestation anti-G8 au Havre le 21 mai 2011 (Wikipedia)

Mais je pense qu’il faut aller plus loin en soulignant le fait que la sociologie a trop rapidement liquidé le concept de nature en misant sur un constructivisme quasi-intégral, alors qu’il faut maintenir une conception forte de la nature comme altérité, celle que propose Virginie Maris. Certes, nous transformons les écosystèmes mais un certain nombre d’entre eux demeurent tout de même en partie autonomes par rapport à nous. La ligne de crête pour la sociologie, c’est donc de continuer à être cette science de l’institution des sociétés démocratiques, de l’analyse du lien social, tout en admettant que nos institutions doivent être bornées par un cadre qui prenne en compte le vivant. La difficulté c’est de ne pas renoncer à instituer une société meilleure, tout en ayant conscience que nous sommes désormais limités par les dynamiques d’effondrement ou d’effritement du vivant. C’est une contrainte, certes mais également l’opportunité de repenser nos rapports destructeurs au vivant, bien résumée dans l’idée des « liens qui libèrent ».

D’où l’idée dans le livre Pour une sociologie enfin écologique de faire un pas de côté en soulignant que des expériences pratiques fonctionnent déjà et dont nous pouvons nous inspirer. Prenons l’exemple du Costa Rica, emblématique de politiques ambitieuses et largement couronnées de succès en matière de reforestation. Certains critiques diront rapidement que c’est une expérience financée par les touristes, notamment états-uniens qui viennent en avion faire l’expérience d’un tourisme « vert ». Certes, le modèle n’est pas parfait mais il n’empêche que la reforestation y a été massive, que les indicateurs de bien-être ne sont pas catastrophiques, loin de là, et que le pays a des objectifs très élevés sur une neutralité carbone autour de 2050, le tout dans un cadre démocratique et pacifiste.

AR. Dans votre propos vous critiquez les ressources critiques habituelles de la sociologie, progressistes, et vous insistez sur la conservation et la prudence — un renversement important pour la science du Progrès qu’est la sociologie — .

PC. L’inspiration c’est Hans Jonas, son principe responsabilité (1979) et son heuristique de la peur qui serait la seule base pour les humains de juguler la course à la destruction. Et ça suppose de sortir de l’éthique technique dominante, qui suppose une satisfaction des besoins par la domination de la nature. L’impératif de Jonas peut se transposer à la sociologie : faire de la sociologie de manière à maintenir l’habitabilité terrestre. Selon les principes de Jonas, l’objectif n’est plus uniquement de rendre publique la situation des dominés, mais aussi de prendre en compte les conséquences des choix technologiques et des décisions politiques sur le vivant. Il faut augmenter la focale de la sociologie, c’est une question de responsabilité, en premier lieu à l’égard des responsabilités futures. Nous autres sociologues devons alors nous penser comme étant au service de la compréhension des relations entre le vivant et les humains autant que des relations des humains entre eux. C’est, me semble-t-il, la définition d’une sociologie responsable.

Chute d’eau de la rivière Yelllowstone — Réserve naturelle du Yellowstone (Wikipedia)

AR. Vous accordez également une place importante aux réserves naturelles et à la conservation, ce qui est original au regard des sujets d’étude courants de la sociologie.

La question de la conservation a très mauvaise presse en sciences sociales. Pourquoi? C’est parce que les premières réserves mises en place ont été l’expression de dominations et d’injustices. On pense aux parcs Yosemite et Yellowstone desquels on a expulsé les derniers Indiens. Et aux réserves au Kenya, en Tanzanie ou ailleurs en Afrique où vous avez eu des déplacements forcés des populations au 20è siècle. En outre, les parcs ont souvent été créés par d’anciens « bouchers repentis », qu’on retrouvera plus tard dans des ONG comme le WWF ou des instances comme l’UICN. Résultat, les pratiques de conservation ont été considérées comme étant, presque par essence, néfastes, et finalement peu analysées. Or, nous disposons de maintenant 150 ans de retour sur les effets de la conservation et les pratiques n’ont pas manqué de se transformer.

Dans ces approches critiques des réserves naturelles il n’y a jamais de prise en compte de la nature, laquelle a également été fortement malmenée dans ces pratiques de conservation, comme le montre bien Violette Pouillard. Il me semble qu’il faut aujourd’hui prendre acte qu’il n’y a plus assez de place sur la planète pour la faune sauvage, tant les Humains et leur bétail pèsent sur les environnements. Donc l’idée de préserver des espaces de conservation de tailles significatives n’est pas absurde. Ce que montrent de nombreuses études, c’est d’ailleurs que lorsque des actions publiques ou communautaires prennent en compte les populations indigènes avec des objectifs de protection de l’environnement, c’est souvent une réussite.

AR. Vous abordez également la question des communs, mais de manière critique par rapport à la majorité de vos collègues.

PC. A l’inverse, les communs sont portés aux nues , à juste titre, mais avec un problème. Tout réduire à la propriété commune, c’est-à-dire ne pas prendre en compte la propriété publique et la propriété privée, ne résout pas nos problèmes. Comme le dit avec un bon mot Yves Cochet, vous pouvez auto-gérer les centrales nucléaires, il vous reste les centrales nucléaires! L’autogestion ne garantit rien sur un certain nombre de problématiques. Même dans la pensée des communs, la nature est oubliée, elle n’a de statut que si elle est une ressource pour les territoires.

AR. Dans votre ouvrage, au-delà des critiques, vous proposez aussi une définition plus positive de la sociologie qui ne semble pas exclusive à la sociologie d’ailleurs.

PC. L’exigence théorique de la sociologie devrait être d’œuvrer à la conservation d’un monde vivant. A cette exigence théorique s’ajoute une exigence critique, plus classique, celle de penser des institutions humaines plus justes, au travers des communs par exemple mais sans négliger la nature.

AR. Avez-vous encore un intérêt de chercheur pour des questions fondamentales de l’ordre de théories socio-historiques, qui permettent d’expliquer comment nous sommes entrés dans l’Anthropocène?

PC. Le terme d’Anthropocène a l’immense avantage de montrer, contrairement au terme capitalocène, que la sortie du capitalisme est une condition nécessaire mais pas suffisante pour résoudre nos problèmes environnementaux. Parce que notre emprise sur le monde n’a pas débuté uniquement avec le capitalisme. Pour prendre un exemple, celui des sociétés post-45, qui ont toutes participé à la course au « développement », je ne suis pas sûr qu’à la fin des années 1960, avec l’importance de l’Etat providence, on puisse donner une définition purement capitaliste des sociétés d’Europe de l’Ouest où, par exemple, les taux marginaux d’imposition étaient de 90% sur les plus hautes fortunes. Ainsi, les définitions conceptuelles me semblent moins intéressantes que la question des régulations elles-mêmes sur les fortunes et l’environnement, totalement oublié pendant 100 ans dans le débat public. En ce sens, s’il faut revoir de fond en comble notre organisation économique, peu m’importe de disserter sur le capitalisme et sa définition.

La question centrale est bien celle du contrôle des dynamiques d’appropriation du vivant comme ressource disponible, que l’appropriation soit publique ou privée; dynamiques qui vont de pair, bien souvent avec l’exploitation des populations: c’est tout à fait évident dans les conflits atour des forêts tropicales aujourd’hui.

J’aurais tendance à dire également que les analyses autour du phénomène technique ne sont pas à négliger. On peut penser que la modernité, c’est l’avènement de la techno-science. Et c’est ce basculement, aussi théorisé par Günther Anders et Jean-Pierre Dupuy le reprenant, ou encore Hans Jonas et de nombreux autres, qui fait que notre monde est devenu un laboratoire, où tout ce qui peut être expérimenté l’est. Je suis d’ailleurs sceptique sur le discours de la modernisation écologique, qui nous promet de sortir de la crise écologique par davantage d’ingénierie.

De plus on doit porter un regard socio-historique. Les sociétés industrielles naissent d’un effondrement : celui des structures sociales et politiques de l’Ancien régime. Ces nouvelles sociétés se sont faites contre la nature et aussi contre les pays du Sud, dont l’exploitation a financé, en partie, notre propre croissance. Mais ce cycle commencé avec les révolutions industrielles touche à sa fin. L’effondrement qui pointe est écologique et cela concerne aussi la sociologie, qui doit analyser la situation contemporaine, à l’image de ce qu’on fait les penseurs du 19è avec la société industrielle. Les sociologues doivent enfin considérer que nous sommes largement dépendants du vivant, que tout n’est pas « un construit social », formule qu’on entend bien souvent encore et que nous n’avons pas le pouvoir de tout transformer. Notre capacité d’arrachement au reste du vivant est limitée, bien que nous soyons des sociétés historiques qui transformons en permanence nos milieux de vie. Il faut d’ailleurs œuvrer à maintenir une part sauvage du monde, et si on ne le fait pas pour des raisons éthiques (qui me semblent pourtant évidentes), faisons-le au moins pour maintenir l’habitabilité du monde.

Auteur: Paul Cary est maître de conférences en sociologie à l’Université Lille et chercheur au laboratoire CERIES

Interviewer: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.