Sur la configuration urbaine et la propagation épidémique

Par Omar Rifki

Omar Rifki
Anthropocene 2050
12 min readApr 15, 2020

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Les différents types de configurations urbaines ont un impact évident sur les dynamiques de mobilité des populations citadines. L’étude des structures de ces dernières se révèle assez importante dans le cas de la propagation épidémique des maladies infectieuses, sujet qui est d’actualité vu la pandémie en ce moment même de la nouvelle maladie coronavirus (Covid-19), qui prend de l’ampleur de jour en jour. L’objet de ce post est d’évaluer ces dynamiques de propagation. Nous sommes conscients que nous effleurons un sujet très complexe. Ce post se veut plutôt à visée pédagogique. En temps normal je travaille sur les applications de routage dans le domaine du transport. Nous évoquerons dans un premier temps les configurations spatiales urbaines et les dynamiques de mobilités sous-jacentes, avant de présenter les modèles mathématiques de propagation en épidémiologie connus sous le nom de modèles compartimentaux, pour enfin exposer les résultats de quelques simulations.

I. Dynamiques des mobilités urbaines

La physionomie des villes est façonnée par la localisation des résidences, des commerces, des entreprises, et des aménagements publics, etc. Un modèle réduit pour décrire la diversité de ces configurations est de se focaliser sur les centres urbains. Deux grands modèles se distinguent à ce niveau : Les structures mono- et polycentrique. Les modèles économiques de Fujita-Ogawa (Ogawa et Fujita 1989) et Krugman (Krugman 1996) forment la base théorique pour l’étude des organisations polycentriques des villes. L’idée de ces modèles, étant donné que l’organisation monocentrique n’est pas toujours stable, vu qu’un centre urbain ne peut pas grandir indéfiniment, est de décrire les transitions vers un régime polycentrique et les états d’équilibres qui en résultent. Ces modèles économiques se basent sur deux éléments, d’un côté sur les entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits, en plus de leurs emplacements et de l’autre sur les ménages cherchant des offres d’emplois et des logements. Une fois qu’une configuration spatiale stable de la ville est atteinte, les mobilités des populations urbaines peuvent se développer suivant l’un des axes ci-dessous :

Figure issue du livre de Barthelemy (2016) décrivant les types génériques de mobilité suivant l’article de Bertaud et Malpezzi (2003) : (a) structure monocentrique, (b) flux aléatoire, (c) structure polycentrique, et (d) combinaison des trois types précédents.

Dans ce qui suit, nous essayerons de présenter les modèles du monde du transport qui formalisent les mobilités urbaines. Ne vous inquiétez pas si vous ne saisissez pas toutes les nuances, formaliser des mouvements dont le caractère humain est irréductible est chose difficile. Il n’y a pas encore de modèle qui fasse consensus pour tout expliquer. Dans cette littérature, le modèle standard est issu de la mécanique céleste, plus précisément de loi de gravité de Newton. Pour ce modèle de gravité, le nombre d’individus qui se déplace entre les localisations 1 et 2 par unité de temps est donné par la formule :

où p_1, p_2, et d_{12} sont respectivement les populations des localisations 1 et 2, et la distance les séparant, avec K est une constante, et \tau_1, \tau_2, et \rho sont des exposants ajustés sur les deux communautés. Ce modèle bien que prédominant souffre néanmoins de plusieurs limitations listées par Simini et al. (2012), comme le manque de cohérence avec des résultats du terrain, et l'absence de méthode rigoureuse généralisée pour la dérivation de cette formule. Ces derniers proposent d’ailleurs pour pallier à ces manques un modèle dit de radiation, par analogie au processus de radiation en physique, pour lequel le nombre moyen du flux partant de la localisation 1 à 2 est exprimé par la formule :

où T_1 est l’ensemble des déplacements émanant de la localisation 1 vers tout le territoire, et s_{12} est le nombre total de la population entourant la zone 1 dans un rayon égale à d_{12} (en excluant p_1 et p_2 de ce comptage). La différence clé entre les modèles de gravité et de radiation est la variable s_{12}. Dans les cas où elle se base sur une distribution uniforme de population l’expression (2) est réduite en (1). Pour les détails de la dérivation mathématique, vous pouvez consulter Simini (2012) ou Barthelemy (2016). Dans la suite du post, nous assumons, pour des raisons de simplicité, une distribution uniforme de la population urbaine. Ce qui nous permettra de dériver la probabilité de trouver un travail à une distance r pour les individus d’une localisation donnée suivant la probabilité (Simini 2012 et Barthelemy 2016):

avec un exposant \alpha, généralement entre 3 et 4. Cette probabilité est un indicateur permettant de quantifier les déplacements domicile-travail, qui forment en effet la grande partie des déplacements urbains, en fonction des distances de trajet.

L’expression à droite de (3) est appelée “loi de puissance” (“power law” en anglais). Lorsqu’une loi de puissance est utilisée pour exprimer la distribution de connectivité des noeuds d’un graphe, où en d’autres termes combien de lien un noeud a avec d’autres noeuds, nous parlons alors d’un “réseau invariant d’échelle” (“scale-free network” en anglais). Les spécialistes de la théorie des réseaux ont rapporté que de nombreux graphes du monde naturel et social sont en effet des réseaux invariants d’échelle, par exemple le réseau du World Wide Web (Barabási et Albert 1999), les réseaux d’interaction protéine–protéine (Jeong et al. 2001), ou un certain nombre de réseaux sociaux (Liljeros et al. 2001), etc. La figure ci-dessous illustre l’évolution de la distribution P(r) pour plusieurs valeurs d’alpha.

II. Le SIR modèle

Les modèles mathématiques en épidémiologie décrivant les dynamiques d’évolution des maladies infectieuses sont dit compartimentaux, parce qu’il divisent la population en groupes, appelés « compartiments ». Les membres de chaque compartiment ont les mêmes caractéristiques épidémiologiques. SIR, un des modèles les plus fréquents et les plus utilisés dans cette modélisation, a trois segments de base :

  • Susceptible (S) 🤨 : Individus qui sont exposés à la maladie. Ne disposant pas d’immunité (par vaccination ou résistance naturelle), ils sont vulnérables au fait d’être infectés et donc de passer dans le compartiment (I),
  • Infectieux (I) 🤒: Individus infectés par la maladie. Ils sont en position de contaminer d’autres personnes de la classe (S). Une fois guéris, ils sont assignés au compartiment (R),
  • Rétabli (R) 🙂: Individus qui sont guéris et ont acquis une immunité contre la maladie. Ils ne sont pas susceptibles de l’attraper une seconde fois.

Le modèle Susceptible-Infectieux-Rétabli (SIR) capture l’évolution dans le temps de la population de chaque compartiment. Pour ce faire, les équations différentielles sont utilisées. Ces dernières sont des équations qui lient les variables à leurs dérivées dans le temps, donc à leurs changements éventuels. Parmi les maladies infectieuses modélisées par le modèle SIR, nous pouvons mentionner la grippe, la rougeole, la coqueluche, et la rubéole. Le Covid-19, d’après l’équipe des chercheurs de l’OMS (l’Organisation Mondiale de la Santé), s’apparente à une extension du modèle SIR, nommée SEIR, avec un compartiment additionnel entre le (S) et le (I) abrégé par (E) pour Exposé (OMS 19 mars 2020). Les membres de ce compartiment sont dans une phase d’incubation, bien qu’infectés, ils ne sont encore en mesure d’infecter d’autres personnes. À noter que les personnes qui décèdent suite à l’infection sont, pour le modèle SIR, comptabilisées dans le segment R, sinon il est également possible de créer un nouveau compartiment D.

Passons à présent aux équations différentielles du SIR. Deux paramètres importants sont à retenir: \beta et \gamma. Le premier contrôle le pourcentage des membres de (S) en contact avec un ou plusieurs membres de (I) qui deviennent eux-même infectieux, donc dans (I). Le nombre de ces personnes est \beta S I. Le deuxième paramètre \gamma nous renseigne sur le pourcentage des personnes infectieuses qui sont guéries, donc \gamma I. Les équations sont :

Un ratio important en épidémiologie appelé le taux de reproduction de base R0 (prononcé “R naught” en anglais), nous permet d’estimer l’intensité des maladies infectieuses. Si vous avez visionné le film « Contagion » de Steven Soderbergh, vous en avez sûrement entendu parler. R0 représente le nombre de cas en moyenne une personne infectée peut contaminer durant sa période d’infection. L’expression de R0 est donnée par le ratio:

Estimer précisément ce quotient est un élément crucial de la gestion des pandémies et des planifications de santé publique pour les pays et l’OMS lorsqu’une épidémie se déclare, comme cela a été le cas pour la pandémie du SARS de 2003 (R0 estimé à 2.75), la pandémie de l’influenza H1N1 de 2009 (R0 estimé entre 1.2 et 1.6), ou bien l’épidémie Ebola de 2014 en Afrique de l’Ouest (Eisenberg 17 mars 2020). La pandémie actuelle du virus du Covid-19 a plusieurs estimations de R0 qui varient entre 1.4 et 6.49, avec une moyenne de 3.28 (Liu et al. 2020). L’estimation de l’OMS est en dessous de tous les autres et se situe entre 1.4 et 2.5. Ce qui est actuellement certain est que le R0 du Covid-19 dépasse celui de la grippe, qui est estimé entre 2 et 3. Les valeurs de ces ratios peuvent paraître petit, mais tenant compte de l’impact multiplicatif de la propagation pour chaque individu de (S) entrant le compartiment (I), nous pouvons vite faire face à des vitesses de propagation extrêmement fulgurantes, et être confronté dans des délais assez courts à un risque de contamination pour une partie non négligeable de la société. À noter qu’avec R0 < 1, la contagion disparaît naturellement.

III. Simulations

Les modèles compartimentaux d’épidémiologie de base évoqués dans la section II ne tiennent pas compte des structures de réseaux pour modéliser les interactions entre individus. Ce qu’on projette de faire est d’intégrer la structure des réseaux sans échelle vus dans la section I, qui sont pour rappeler liés aux mobilités de personnes, dans les propagations du SIR modèle. Bien évidemment, les mobilités urbaines sont dynamiques dans le temps et l’espace. Notre réseau statique est simplificateur de la réalité, toutefois cette capture de réseau instantanée nous permettra de tirer quelques conclusions intéressantes sur l’impact éventuel de la mobilité urbaine sur les épidémies.

L'implémentation des simulations s’appuie sur la librairie Python “epydemic”, qui, à notre grand bonheur, inclut également la prise en compte des structures de graphes (basé sur la librairie Python connue “networkx).

Pour une population de N =1000 personnes, un réseau social sans échelle P(d) ~ 1/d³, R0 = 3.28 (la moyenne des études pour le Covid-19 rassemblé par Liu et al. 2020), \gamma = 0.0048 (dans la grandeur des valeurs estimées par Sun et al. 2020 en provenance des guérisons dans les provinces Chinoises), et une valeur initiale de 0.1% de la population totale contaminée (les autres 99.9% sont dans le compartiment S), nous obtenons la figure ci-dessous retraçant la progression de l’infection suivant les paramètres pour le Covid-19.

L'évolution de la courbe en rouge des individus infectieux dessine une cloche dont le pic approche les 30% de la population totale en moins de 200 périodes. Vous l’aurez noté, cette courbe est celle qu’on voit assez souvent dans les médias audiovisuels et écrits pour les communications récentes à propos du Covid-19. Pour les courbes des personnes susceptibles (jaune) et rétablies (vert), on note qu’ils se rejoignent en fin de l’horizon temporel vers une faction aux alentours de 50 %, ce qui suggère qu’environ la moitié de la population a été touchée par l’infection. Focalisons-nous dans la suite du post sur la courbe en rouge. Tout d’abord, faisons varier le taux R0 pour plusieurs valeurs issues de (Liu et al. 2020) : minimum, maximum, médiane en plus de la moyenne des études reportées, en gardant la même valeur de \gamma. La figure ci-dessous montre les évolutions de ces courbes. Le pire scénario (R0 = 6.49) a un pic d’infection qui touche plus que 40% de la population vers les 200 périodes. De ce fait, le pourcentage de la population qui sera touché par l’infection dépassera de loin les 50%. Le scénario le plus optimiste (celui de l’OMS) a un pic d’infection aux alentours de 13%.

Dans la figure suivante, nous avons généré trois structures de réseau invariant d’échelle pour les mobilités de personnes en utilisant la même formulation (3) suivant les valeurs \alpha = 3.1, 3.2 et 3.3 . Un \alpha plus large correspond à plus de noeuds hub dans le réseau social de mobilité. Donc à des individus bien qu’ils sont en nombre limité ont un grand bassin de connexions. Nous observons d’après la figure une corrélation positive entre \alpha et la valeur du pic d’infection. Réduire le pic reviendrait donc à limiter les mobilités de personnes selon notre modèle SIR.

Enseignements

Les deux dernières figures nous donnent un aperçu de l'impact d’un côté des caractéristiques épidémiologiques de la contagion (R0 et\beta), et de l’autre côté de la structure du réseau social de la mobilité urbaine (\alpha), sur la forme, le tracé, l’évolution de la courbe du nombre de personnes infectées durant une épidémie. Deux leviers majeurs peuvent être ainsi identifiés pour aplatir le plus largement possible le pic de cette courbe : le quoi (le virus en soi), et le comment (le réseau de mobilité). Dans l’hypothèse où le quoi est encore mal connu, en cours d’étude et de test, le contrôle du comment, de la mobilité urbaine devient le seul chemin viable, sûr, et dont nous connaissons les bénéfices, pour limiter les conséquences désastreuses. Les mesures de confinements et de distance sociale pour faire face à des maladies extrêmement infectieuses comme le Covid-19 trouvent toute leur justification.

Je tiens à remercier Pablo Jensen pour ses remarques constructives suite à la lecture du texte, et Lucas Tiphine pour son édition active de ce post.

Références bibliographiques.

Barthelemy, Marc. 2016. The structure and dynamics of cities. Cambridge University Press:

Ce livre a été d’un grande utilité dans l’écriture de ce post. Vous pouvez y trouver entre autres les descriptions détaillées des modèles d’organisations spatiales des villes (chapitre 3), ainsi que des schémas pour la mobilité urbaine (chapitre 5).

Ogawa, Hideaki, et Fujita, Masahisa. 1989. Nonmonocentric urban configurations in a two-dimensional space. Environment and Planning A, 21(3), 363–374.

Krugman, Paul R. 1996. The self-organizing economy. Blackwell.

Bertaud, Alain, and Malpezzi, Stephen. 2003. The spatial distribution of population in 48 world cities: Implications for economies in transition. Center for Urban Land Economics Research, University of Wisconsin.

Simini, F., González, M.C., Maritan, A. and Barabási, A.L., 2012. A universal model for mobility and migration patterns. Nature, 484(7392), 96–100.

Barabási, Albert-László, and Réka Albert. 1999. Emergence of scaling in random networks. Science, 286(5439), pp.509–512.

Liljeros, Fredrik, Christofer R. Edling, Luis A. Nunes Amaral, H. Eugene Stanley, and Yvonne Åberg. 2001. The web of human sexual contacts. Nature, 411(6840), pp.907–908.

Jeong, Hawoong, Sean P. Mason, A-L. Barabási, and Zoltan N. Oltvai. 2001. Lethality and centrality in protein networks. Nature, 411(6833), pp.41–42.

OMS. 19 mars 2020. CoronaTracker Community Research Group. CoronaTracker: World-wide COVID-19 Outbreak Data Analysis and Prediction. Étude disponible sur le lien.

Joseph, Eisenberg. 17 mars 2020. Article de labblog.uofmhealth.org intitulé “How Scientists Quantify the Intensity of an Outbreak Like COVID-19” disponible sur le lien [accès le 20 mars 2020].

Liu, Ying, Albert A. Gayle, Annelies Wilder-Smith, and Joacim Rocklöv. 2020. The reproductive number of COVID-19 is higher compared to SARS coronavirus. Journal of travel medicine.

Sun, Haoxuan, Yumou Qiu, Han Yan, Yaxuan Huang, Yuru Zhu, and Song Xi Chen. 2020. Tracking and Predicting COVID-19 Epidemic in China Mainland. medRxiv.

Simon Dobson. Epydemic: Epidemic simulations on networks in Python. Lien.

Tiernan, Ray. 17 mars 2020. Article de zdnet.com intitulé “Graph theory suggests COVID-19 might be a ‘small world’ after all” disponible sur le lien [accès le 20 mars 2020].

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