Tokyologies — Essai critique sur la métropole par Raphaël Languillon-Aussel (Episode 2/5)

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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48 min readJun 28, 2022

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Sensō Tōkyō 戦争東京. Dispositifs de front, capitalisation de guerres

Partie II — Tōkyō et les pagures opportunistes du contrôle

Par Raphaël LANGUILLON-AUSSEL, Chercheur titulaire, Institut français de recherche sur le Japon, Tokyo (languillon@mfj.gr.jp/@LanguillonR).

Avant-propos général au sujet du projet éditorial

Constitué de six épisodes publiés à un rythme bimensuel, Tokyologies est une mini-série écrite par le géographe japonisant Raphaël Languillon-Aussel, en partenariat avec l’Ecole Urbaine de Lyon. Son objectif narratif est double. Dans la perspective monographique d’une réflexion centrée sur Tōkyō, il s’agit de mettre en lumière des dynamiques passées, présentes ou à venir de la capitale japonaise, de les caractériser et de les discuter en fonction d’une approche d’économie politique critique de l’aménagement. Dans la perspective plus générale des études urbaines contemporaines, il s’agit de partir du terrain tokyoïte pour en faire émerger des tendances ou des analyses de fond communes à d’autres territoires et à d’autres espaces urbains mondialisés, afin de proposer une grille de lecture critique de ce que sont les métropoles et les villes globales à l’heure de l’anthropocène.

L’hypothèse de la monographie repose sur l’idée que Tōkyō serait l’archétype de la capitale anthropocène par excellence, et annoncerait en cela nombre de mutations et d’enjeux auxquels d’autres territoires sous influence métropolitaine seront confrontés dans les décennies à venir. Cette idée forte s’articule à une réflexion transdisciplinaire plus large sur ce qu’est l’urbain, en particulier ce que sont les métropoles dans un monde fini. L’hypothèse de cette réflexion plus générale considère la métropole non pas seulement comme un lieu de concentration d’ampleur mondiale des populations, des activités et des richesses, mais comme un dispositif de renouvellement cyclique des principes de l’accumulation primitive, c’est-à-dire d’une accumulation par dépossession qui, dans un monde anthropocène, tendrait à l’intensification de la violence légitime et au cannibalisme du capital. Chacun des six épisodes participe à la discussion de ces deux hypothèses transversales en explorant une idée particulière : la guerre et les dispositifs de contrôle de la violence ; l’impermanence du patrimoine bâti et le rôle du foncier ; le séquençage sur le temps long des régimes et dispositifs d’accumulation capitalistique contemporaine ; l’événementiel, le tournant narratif de l’aménagement et la fragmentation du temps ; les régimes de présence du futur et la notion de modèle en aménagement ; et enfin la « destruction créatrice » des dynamiques multiscalaires de la renaissance urbaine.

Le propos toutefois, ne se veut pas complètement scientifique. Il s’agit ici en effet d’un essai. Il y a par conséquent dans ces Tokyologies, le mélange d’une intention narrative et d’un questionnement de recherche, qu’accompagne une certaine liberté de ton. Tokyologies est à ce titre un barbarisme qui fait référence à la mode japonaise des grands récits historiques portant sur le Japon (les Nihonjin-ron) et sur Tōkyō, la capitale, anciennement appelée Edo (les célèbres Edojidai-ron). Constituant une littérature très en vogue dans le Japon des années 1960–1980, le courant des Nihonjin-ron et des Edojidai-ron a été fort justement critiqué pour son caractère parascientifique et les ambitions ultranationalistes des auteurs, plus attachés à défendre un récit réactionnaire sur l’exceptionnalisme nippon qu’à discuter académiquement une quelconque hypothèse de recherche. C’est cette mise en narration fallacieuse du pouvoir et de l’exceptionnel qui intéresse ici l’auteur. Il s’en inspire pour en retourner l’argumentaire essentialiste et pérenniste, et proposer au contraire une lecture constructiviste des dynamiques impérialistes de prédation et de domination qu’il pense deviner derrière la croissance des métropoles — et en particulier de la plus peuplée d’entre toutes : Tōkyō. Ses Tokyologies sont donc des anti Edojidai-ron, et se donnent à lire comme des tremplins intellectuels pour penser l’urbain à l’heure de l’anthropocène.

Au sujet de la série d’épisodes

Ce premier épisode s’intitule Sensō Tōkyō — « sensō » pour guerre. Il se compose de deux parties, selon un découpage historique : une première dédiée au Tōkyō pré-moderne, appelé alors Edo jusqu’en 1868 ; une seconde consacrée au Tōkyō contemporain, s’étendant de la modernisation de l’ère Meiji (1868–1912) à nos jours — la toute jeune ère Reiwa (2019-…). L’hypothèse discutée ici, et qui participe de l’hypothèse générale de la série, est de considérer l’aménagement urbain de Tōkyō comme étant hérité de l’actualisation de dispositifs de contrôle pensés en différentes périodes militaristes ou de guerre — sensō donc. La guerre serait alors (dé)structurante de l’aménagement de Tōkyō, par opposition à Kyōto structurée par la spiritualité, ou encore Osaka, structurée par le commerce. La capitale japonaise serait en ce sens le produit de la patrimonialisation par l’aménagement d’une succession de dispositifs de contrôle et de conquête agressifs, ce qui explique, dans la perspective de l’économie générale de la série des Tokyologies, comment Tōkyō a pu être constituée en lieu de reproduction privilégié de l’accumulation primitive du capital et devenir la principale ville globale d’Asie de l’Est.

Tōkyō, « capitale de lEst »

Débutée au lendemain de la victoire du clan des Tokugawa à la bataille de Sekigahara où Ieyasu menait en 1600 les armées de l’est du Japon contre celles de l’ouest, l’ère Edo s’achève dans la seconde moitié du XIXème siècle après plus de deux siècles et demi de relative paix — la fameuse « pax Tokugawa ». Le 3 septembre 1868, la ville d’Edo est alors rebaptisée Tōkyō : littéralement « Tō- (東-) » l’est, et « -kyō (-京) » la capitale ; autrement dit la « capitale de l’est ». Pourquoi soudainement un tel changement ? De quelles mutations (géo)politiques cette nouvelle toponymie est-elle le nom ? Et pourquoi positionner Tōkyō sur un plan géo-cardinal¹ ?

Au cours de l’ère Edo, le Japon a mis en place une politique stricte de fermeture du pays à l’étranger² — état isolationniste dit de sakoku (鎖国) — dont les causes sont très variées et encore âprement débattues³. En 1853, les Etats-Unis, alors en pleine expansion économique, envoient trois navires armés commandés par le commodore Perry pour forcer l’ouverture de l’archipel au commerce international⁴. Arrivant d’abord à Shimoda, dans la péninsule d’Izu, la flotte se rend dans la baie d’Edo, et y fait forte impression par sa supériorité technologique et militaire. L’année suivante, Perry revient avec neuf navires de guerre et accentue davantage la pression sur le régime en place⁵. Le Japon est alors forcé de signer le traité de Kanagawa et d’ouvrir aux étrangers deux ports : Shimoda justement, et Hakodate, au sud d’Hokkaido⁶. Dans le sillage des Etats-Unis, s’engouffrent rapidement d’autres pays industrialisés, dont la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Hollande. Le Japon se retrouve alors dépassé.

Face à son incapacité à contenir la puissance occidentale, le shogun qui, en tant que généralissime des années, a pour responsabilité première les affaires militaires du pays⁷, fait l’objet de critiques rapidement intenables. Le 9 novembre 1867, le dixième shogun de la dynastie en place, Yoshinobu Tokugawa, présente sa démission à l’empereur Mutsuhito, non sans provoquer de très fortes tensions internes, qui s’ajoutent à celles du choc d’ouverture⁸. Le 3 janvier 1868, le pouvoir de l’empereur est « restauré », avec la formation d’un nouveau gouvernement civil. S’en suit une guerre civile courte mais intense dite de Boshin, qui oppose les partisans du shogunat à ceux de l’empereur. Au cours de l’été 1868, la résistance des tenants de l’ancien régime est défaite à Edo, et l’ère éponyme est officiellement abolie : commence alors l’ère Meiji, littéralement dite « des lumières », marquant la fin de ce qui est considéré, avec beaucoup de précautions, comme la période féodale du Japon. S’ouvre une époque nouvelle de modernisation et d’industrialisation rapides où l’ensemble du régime politique et des structures sociales et économiques du pays se réorganisent autour de la figure restaurée de l’empereur, qui récupère les prérogatives shogunales pour les déléguer et les répartir entre l’armée et le gouvernement civil.

C’est dans ce contexte que l’empereur Mutsuhito, devenu empereur Meiji, déménage à Edo, qu’il rebaptise Tōkyō. Le changement de nom de la capitale shogunale marque ainsi sa renaissance en tant que capitale impériale, et traduit le changement de régime politique. A ce titre, Tōkyō doit son nouveau nom de « capitale de l’est » à son positionnement géographique par rapport à l’ancienne capitale impériale Heiankyō, littéralement « capitale de la paix », qui devient brièvement en 1868 Saikyō (« capitale de l’ouest », sous-entendu « l’ouest du Japon⁹ »), puis est finalement rebaptisée Kyōto, soit « La ville capitale ». Il peut paraître curieux que Kyōto devienne « La ville capitale » au moment où l’empereur comme le gouvernement la quittent pour Tōkyō. Ce nom est donc plutôt, à mon sens, une forme d’essentialisation du statut de capitale, qui le fait passer au stade de patrimoine immatériel — soit une forme d’immanence historique de cet ancien état dont il ne reste plus que la coquille et un certain parfum attaché à la substance particulière du lieu, une fois les fonctions définitivement parties¹⁰.

Lempereur Meiji, premier pagure tokyoïte ?

Lorsqu’il arrive à Tōkyō, l’empereur Meiji récupère la structure de la ville aménagée par la dynastie des Tokugawa sans en changer fondamentalement la trame : il se contente de l’investir quasiment telle quelle, comme le ferait un pagure — autrement dit, un bernard-l’hermite. Pour filer la métaphore, s’il en garde la coquille, l’empereur s’approprie la forme d’Edo tout en changeant radicalement l’allocation des espaces ainsi que leur fonction ; sans toucher à l’infrastructure, il refond l’hyperstructure politique et sociale. Concrètement, la propriété foncière est réallouée, en particulier dans la ville haute où les résidences des nobles, désormais inutiles avec la fin du système obligatoire de double résidence du sankin kōtai, sont réaffectées à des usages publics ou aux besoins privés de proches de l’empereur. Marunouchi¹¹ par exemple, situé dans le premier cercle des douves entourant le palais impérial où habitaient les daimyō les plus puissants de l’ère Edo et où se trouvaient, par conséquent, les demeures seigneuriales les plus vastes, est réaménagé sur la base des opportunités foncières de ses vastes parcelles libérées par le changement de régime. Ces emprises centrales de très grandes tailles permettent l’établissement d’activités nécessitant à la fois beaucoup d’espaces et une grande proximité au pouvoir, ce qui explique que l’on y installe les services administratifs et gouvernementaux de l’Etat moderne naissant, dont nombre de ministères, ainsi qu’une partie de l’armée.

Si l’empereur devient le premier pagure du pays par ordre d’importance en s’appropriant les restes infrastructurels des Tokugawa, il ne l’est toutefois pas forcément d’un point de vue chronologique. Rappelons ainsi que le système du sankin kōtai faisait déjà des seigneurs de guerre, les daimyō et les shōmyō, des itinérants devant composer entre leur fief en province et leurs résidences à Edo qu’ils partageaient en alternance avec certains paires selon une rotation initiale de deux seigneurs par cycle de deux ans, puis de quatre par cycle après la réforme du systèmes par le shogun Yoshimune Tokugawa. Rappelons aussi que l’empereur n’est pas le premier à déménager à Tōkyō depuis une résidence plus à l’ouest. En son temps, Ieyasu Tokugawa, le fondateur du régime Edo, avait lui aussi accepté d’échanger son fief originaire, dans les environs de Nagoya, pour celui qui devint Edo. Sur un autre plan, il est sans doute utile aussi de rappeler qu’avant de s’établir à Heiankyō (ancienne Kyōto), la famille impériale avait déjà changé plusieurs fois de capitales, la précédente la plus célèbre étant l’actuelle Nara (originellement appelée Heijō-kyō) ; et qu’en des temps encore plus anciens, la cour impériale était itinérante. Si le pagure toutefois est un opportuniste qui occupe des coquilles produites par d’autres, alors l’empereur Meiji semble bien en être la première véritable figure, en venant se lover dans les formes urbaines aménagées par les Tokugawa sans réaménagement infrastructurel lourd, sinon un immobilier superficiel.

Le cas du systèmes du sankin kōtai pose toutefois ici question. L’alternance de plusieurs seigneurs de guerre dans une même résidence à Edo pourrait ainsi les faire s’apparenter à des pagures, si l’opportunisme constitutif de la définition du bernard-l’ermite n’était pas miné par le caractère obligatoire du dispositif du sankin kōtai, et la menace des sanctions en cas de refus ou de contestation de son application. Mais comme le fait remarquer La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, il semble que les serviteurs obséquieux des tyrans, bien que contraints par l’autoritarisme du régime, en soient complices par l’attentisme que leurs ambitions personnelles leur imposent : leur quête de proximité à un pouvoir arbitraire dont ils espèrent une forme d’élévation népotique s’apparente alors, il me semble, à une forme dangereuse d’opportunisme. Dans cette perspective, leur habiter à Edo/ Tōkyō est le fait de l’occupation d’une coquille qui n’a d’intérêt que dans sa proximité à l’écosystème du pouvoir en place, si bien que ces habitants intermittents des appendices du pouvoir shogunal peuvent être assimilés à des sortes de proto-pagures, à un stade encore primitif de flexibilité au regard de ce que le capitalisme aura formalisé à partir de Meiji¹². Il n’était par conséquent pas compliqué d’en récupérer les coquilles laissées vides par la fin du sankin kōtai, qu’eux-mêmes laissaient à d’autres un an sur deux. C’est alors sans difficulté que s’y établirent les pagures tout aussi opportunistes de la restauration Meiji, c’est-à-dire ceux de la modernité japonaise. A partir de là, cet état de pagure me semble devenir le mode d’aménagement et d’habiter quasi systématique de Tōkyō¹³, ce que l’on retrouve de façon spectaculaire encore une fois à Marunouchi, qui connait une succession de déménagements-réaménagements sur la base de la trame foncière héritée du sankin kōtai.

Ainsi, au tournant des années 1890, soit vingt ans après l’arrivée des premiers pagures de la restauration Meiji, l’Etat décide de faire du secteur de Marunouchi (et les deux quartiers adjacents d’Ōtemachi et Yūrakuchō) un centre d’affaires moderne. En 1889, il le convertit pour cela en district commercial lors d’une proclamation du Comité de planification municipal de Tōkyō. Le plan d’aménagement divise le quartier en deux selon un axe formé par l’avenue Babasaki-dōri. D’un côté, se trouve un ensemble construit en briques sur les canons de la modernité européenne, surnommé « London block » (fig. 1).

Figure 1 : Babasaki-dôri et le « London block » en briques rouges. Image datant de Meiji 44 (1911). Source : http://www7b.biglobe.ne.jp/~ophl/tokyoeki_marunouchi/babasaki/target5.html (consulté en juin 2014)
Figure 2 : La gare de Tōkyō (à gauche) et le « New York block » (à droite). Cliché de 1923. Source : http://injapan.gaijinpot.com/uncategorized/2011/10/25/past-and-present-marunouchi/ (consulté en juin 2014)
Figure 3 : La ligne Shinbashi-Yokohama au début des années 1870. Le tableau supérieur représente une locomotive à vapeur quittant le quai de la gare de Shinbashi pour Yokohama ; le tableau inférieur représente une rue du quartier de Ginza (îlot 1-chome) avec ses bâtiments en brique de style européen. Par Utagawa Kunisada, 1873 (Meiji 6). Source : Tōkyō Shiryō Collection 0422-C35 URL : https://www.library.metro.tokyo.lg.jp/portals/0/edo/tokyo_library/english/bunmeikaika/page2-1.html (consulté en mai 2022)

D’un autre côté, la partie attenante à ce qui est devenu à partir de 1914 la gare de Tōkyō¹⁴, concentre des immeubles de bureaux de grande hauteur (environ 60 m en moyenne) dans ce qui est surnommé le « New York block » (fig. 2). Après le grand séisme de 1923, la concentration des fonctions de commandement du centre d’affaires de Marunouchi se renforce, avec l’arrivée de nouveaux sièges sociaux de grandes entreprises qui s’y relocalisent afin de bénéficier de la qualité des immeubles jouissant des plus hauts standards d’autrefois, à proximité du pouvoir impérial et des institutions gouvernementales, et à deux pas du principal hub ferroviaire du pays alors en formation. Les acteurs et les institutions changent, mais la structure urbaine et les logiques opportunistes de proximité au pouvoir et à son contrôle restent : les coquilles urbanistiques et les opportunistes du pouvoir se succèdent autour du pagure arbitraire du contrôle — autrefois le shogun sous Edo, à présent l’empereur de Meiji (1868–1912) à Reiwa (2019-). Au centre d’Edo/Tōkyō donc, le Léviathan japonais autour duquel s’enroule et la spirale des élites nippones de chaque époque.

Tōkyō, capitale orientale sur le front du capital colonial

Qu’elles aient été pro-shogun ou pro-restauration du pouvoir de l’empereur, la façon dont les puissances occidentales ont forcé l’ouverture du pays et entraîné, indirectement, un changement de régime a profondément marqué les élites politiques japonaises. L’appui militaire que les Etats-Unis ont fourni pour l’ouverture forcée de l’archipel au commerce international confirme l’idée défendue dans la précédent partie du texte¹⁵ que les rapports pacifiques entre pays fondés sur le commerce se structurent en réalité sur un état de guerre larvé dont l’ordre se fait au profit de la puissance en capacité d’actualiser à tout moment et à son avantage ladite guerre. Elle impose de ce fait les termes de l’échange à son avantage sur la base connue tacitement par les parties en présence de cette potentialité. Vu sous cet angle, la paix devient en réalité le produit d’un rapport inégalitaire fondé sur une géopolitique qui impose les termes la plupart du temps silencieux du rapport de force militaire aux termes de l’échange marchands qui en sont de fait l’actualisation dans le champ de l’économie¹⁶. Les Japonais ont tiré de l’expérience historique de la chute du shogunat cette leçon fondamentale de géopolitique, qu’ils ont cherché à reproduire à leur propre profit. C’est en particulier la leçon qu’ont tirée l’empereur Meiji et l’élite de l’époque.

Ainsi, alors que le pouvoir d’Edo avait renoncé à envahir la péninsule de Corée au XVIIème siècle¹⁷ et s’était désintéressé des affaires extérieures pour se concentrer sur l’exploitation des ressources domestiques et le contrôle des puissants qui en retirent leur pouvoir, celui de Meiji se lance dès la fin du XIXème siècle dans une politique agressive de colonisation de l’Asie-Pacifique, en partie afin de se doter des ressources nécessaires à la concurrence des puissances occidentales. Pour le dire autrement, le régime shogunal pouvait se contenter de ressources nationales du fait qu’aucune menace régionale ne venait concurrencer son autorité domestique tirée de l’ascendance qu’il avait sur la capacité limitée de pouvoirs internes concurrents à accumuler les ressources nécessaires à l’expression de la violence, dont le shogun avait le quasi-monopole. L’irruption de pouvoirs dimensionnés à une échelle mondiale a changé la donne : s’il souhaite garder une maîtrise sur les affaires domestiques, le pouvoir japonais doit se dimensionner à l’échelle du pouvoir des puissances extérieures menaçant sa capacité à légitimer son autorité domestique.

Le régime Meiji devient véritablement colonisateur à partir de 1879 et l’annexion du royaume des Ryūkyū, rebaptisé Okinawa¹⁸, et définitivement intégré au système territorial des départements (todōfuken). S’ensuit une succession de guerres courtes au service de l’expansion coloniale de l’empire : guerre avec la Chine en 1894, qui se solde par la colonisation de Formose (île de Taïwan) et de l’archipel des Pascadores ; guerre avec la Russie en 1904 qui permet au Japon de récupérer le Guandong russe (initialement pris à la Chine en 1898). En 1910, le Japon annexe le royaume de Corée, après avoir préalablement obtenu par ses victoires sur la Chine et la Russie l’abandon de leur suzeraineté ou de leurs prétentions sur la péninsule. L’ère Taishō (1912–1926) qui suit celle de Meiji est moins expansionniste, et constitue surtout une période d’approfondissement et de digestion de l’emprise japonaise sur ces territoires nouvellement occupés. L’alignement du Japon sur la triple alliance lors de la Première Guerre mondiale lui permet toutefois de récupérer dans la péninsule du Shandong le Kiautschou chinois, au détriment de l’Allemagne (que celle-ci occupait depuis 1898). Le régime Shōwa (1926–1989) marque une accélération et une expansion de la colonisation, dans le cadre d’un tennō-militarisme¹⁹ ultra-nationaliste et belliciste, visant à la constitution d’une fallacieuse « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale ». Le Japon envahit la Mandchourie en 1931, qui devient un protectorat, puis s’empare de la Mongolie intérieure en 1937, rebaptisée Mengjiang. En 1941, le pays se joint à la Seconde Guerre mondiale aux côtés des forces de l’axe, et récupère les empires coloniaux asiatiques de la France, du Royaume-Unis et des Etats-Unis : Hong-Kong et Macao deviennent à leur tour des protectorats, l’Indochine française, la Birmanie britannique, la Nouvelle-Guinée australienne, les Philippines, mais aussi l’Indonésie et la Malaisie ainsi que de très nombreuses îles du Pacifique sont conquises en un temps très court. De cet empire immense, il ne subsista rien à l’issue de la capitulation de 1945, à l’exception notable d’Okinawa qui fut toutefois occupé par l’armée américaine et où il reste encore actuellement une base militaire contestée couvrant les opérations des Etats-Unis en Asie du Nord-Est.

Dans le cadre de cet empire colonial de presque deux-tiers de siècle, Tōkyō a été à la fois capitale nationale et principal centre de pilotage de l’ensemble régional. A ce titre, son toponyme entretient sur le plan géopolitique une ambiguïté avec une autre acception possible du nom de « capitale de l’est » que contient l’orientation géo-cardinale de la référence à Saikyō/Kyōto²⁰. Le caractère « 東 » peut ainsi renvoyer plus largement à l’orient, et est à ce titre utilisé par les Japonais dans l’expression « 東アジア » (asia), soit « Asie orientale ». On retrouve cette connotation géographique dans l’idée de la « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale », 大東亞共榮圈 (daiakyōeiken). Le toponyme de kyō (東京) encapsulerait alors une volonté de puissance géopolitique, ainsi qu’une forte dimension programmatique, qui ferait de la ville non plus seulement la capitale de l’est du Japon par rapport à Kyōto, mais la « capitale de l’orient » par rapport aux empires coloniaux occidentaux. Cette vision en ferait alors implicitement le centre d’une domination, elle-aussi coloniale, sur les territoires d’Asie orientale, selon le modèle des capitales colonialistes occidentales dont Tōkyō se fait autant l’égale sur un plan international que la rivale (la « libératrice » du point de vue japonais) dans son aire régionale²¹.

Les racines coloniales de la hiérarchisation du capital tokyoïte

Dès Meiji, Tōkyō est pensée comme le lieu de concentration et de pilotage de l’accumulation primitive du capital dans le cadre d’une colonisation des territoires orientaux. On peut y observer deux cas de figure : soit ces colonies sont conquises à la suite de guerres permettant de prendre à des pays tiers une partie de leur propre territoire national, ce qui est le cas surtout de l’ère Meiji et de la première vague de colonisation (soit entre la fin du XIXème et le début de XXème siècles, correspondant à la modernité des Lumières japonaises) ; soit ces territoires sont pris à des colonies déjà établies par des puissances occidentales, ce qui est essentiellement le cas de l’ère Shōwa, à l’exception des précédents que constituèrent sous Meiji et Taishō l’annexion du Guandong pris sur la Russie et du Kiautschou chinois pris sur l’Allemagne (soit les années 1930 et 1940 correspondant au tennō-militarisme). D’un point de vue occidental, nul doute que les Lumières de Meiji sont autrement plus appréciées que le « totalitarisme » des débuts de Shōwa — on comprend sans doute mieux pourquoi avec ce séquençage — mais les logiques de modernisation et de croissance des deux périodes reposent en vérité sur le même besoin d’expansion spatiale de la sphère d’exploitation des ressources²² dont le Japon a besoin pour initier sa révolution industrielle et urbaine, rattraper l’Occident et garantir sa propre souveraineté.

Quand on saisit l’ampleur du rôle qu’ont joué les empires coloniaux dans la constitution d’une accumulation primitive nécessaire au déclenchement des révolutions industrielles et à la mise en place des régimes capitalistiques contemporains, on mesure l’importance de la colonisation dans la constitution par les tenants du pouvoir à Tōkyō d’un régime d’accumulation similaire en Asie orientale, et le rôle de ce capital non seulement dans la fabrique de la modernité japonaise mais aussi dans la constitution de Tōkyō en métropole asiatique — c’est-à-dire, en principal centre de commandement et de décision de l’aire régionale dominée par les Japonais²³. Ce capital tiré de la colonisation est alors investi au Japon, et particulièrement à Tōkyō, sous la forme soit d’un système productif moderne qui rattrape progressivement son retard sur l’Europe et l’Amérique du Nord²⁴, soit d’une dynamique d’urbanisation intense que traduit les grands travaux de modernisation des principales villes japonaises, et en particulier de Tōkyō. On peut penser à ce titre à Ginza, reconstruite en brique selon les canons urbanistiques d’Europe du Nord après le grand incendie de 1872, pour en faire une vitrine coûteuse du développement national — ce qu’elle est restée depuis²⁵.

Dans cette dynamique de modernisation du Japon et d’urbanisation de ses territoires, Tōkyō est une ville spéciale car elle devient le centre de commandement non plus du pays mais aussi de l’empire. S’y décident le destin général de territoires plus ou moins lointains et les principaux circuits du capital tiré de l’exploitation et de la spoliation organisées des ressources. Rapidement toutefois, se mettent en place trois logiques spatiales de reproduction et de circulation capitalistiques : l’accumulation primitive entre le Japon et ses premières colonies, souvent incorporées à son territoire comme Okinawa, mais aussi Taiwan et la péninsule de Corée ; l’accumulation primitive entre ce premier ensemble et les colonies de la seconde vague sous Shōwa ; et enfin l’accumulation capitalistique classique, c’est-à-dire celle produite non pas par injection de capitaux pris à d’autres (le principe de l’accumulation primitive) mais celle liée au réinvestissement classique du surproduit du capital possédé en propre, selon des logiques capitalistiques respectueuses d’un certain état de droit. Dans ce dernier cas, on distingue deux sous-catégories : le réinvestissement d’un surproduit dans le cadre d’un circuit proprement japonais, et le réinvestissement d’un surproduit dans le cadre d’un circuit endogène aux territoires coloniaux (c’est-à-dire réinvesti dans la structure capitalistique de la colonie). Sachant que la notion même de capital est relationnelle²⁶, définie par les marxistes comme encapsulant un rapport inégalitaire, se met en place sur la base de ces quatre logiques spatiales de reproduction et de circulation du capital dans l’empire colonial japonais une double hiérarchisation du capital : une hiérarchisation nationale de l’accumulation du capital ; une hiérarchisation coloniale.

Dans le cadre national, le système Edo avait déjà réorganisé la circulation et l’accumulation des ressources au profit de la ville d’Edo, qui prenait politiquement et économiquement l’ascendant sur les autres. Ce mouvement, tiré d’une première accumulation primitive du capital japonais par les Tokugawa, se poursuit avec Tōkyō sous l’ère Meiji. Si le capital²⁷ se définit en fonction d’une relation sociale inégalitaire déterminant la valeur des choses et des phénomènes en fonction des termes de l’échange (potentiel ou actuel), qu’il permet autant qu’il encapsule ; alors l’institutionnalisation de l’inégalité, dans le cas qui nous intéresse par la colonisation, conduit à hiérarchiser le capital, et par conséquent les espaces de circulation et d’accumulation dudit capital²⁸. Pour le dire plus simplement, dans une logique capitalistique, tous les espaces ne se valent pas car tous les capitaux ne se valent pas, en raison du fait que toute relation capitalistique est fortement inégalitaire et que tous les individus ne peuvent pas se valoir (car dans le cas contraire, aucun capital n’existerait). Dans un régime capitalistique, la hiérarchie des capitaux est le produit de la hiérarchie sociale des individus au niveau micro et de la hiérarchie géopolitique des peuples au niveau macro. Par conséquent, certains capitaux ont pour vocation d’en nourrir de plus importants (non pas en quantité, mais en qualité, c’est-à-dire en valeur) ; certains espaces ont pour vocation d’être détruits pour en aménager ou en renforcer d’autres plus importants (en qualité, donc en valeur) ; et certains individus ont pour vocation de travailler pour la fortune d’autres socialement plus importants²⁹.

Au capital en soi et aux relations sociales inégalitaires qu’il encapsule (capital « social »), se surimposent les relations inégalitaires du capital colonial (forme particulière de capital « géopolitique »). Dans ce cas, l’inégalité afférente au capital se trouve sur deux plans correspondant à deux échelles d’espace différentes : le plan social (micro), et le plan géopolitique (macro). Concernant ce dernier, on pourrait considérer que la valeur du plan géopolitique constitutif du capital colonial est à peu de choses près la même que la valeur du plan géopolitique du capital pensé dans un cadre national — soit en l’occurrence l’ascendant d’Edo sur le reste des fiefs du Japon médiéval. Aussi, aux relations sociales de domination entre salariat et patronat, ou à une échelle spatiale et temporelle plus ample, entre possédants et dépossédés, s’ajoutent avec l’unification du pays puis avec la colonisation, des relations de domination géopolitiques³⁰. De ce fait, les lieux de production, de circulation et d’accumulation du capital sont hiérarchisés sur la base de cette double typologie du capital : le capital « social » d’une part, le capital « géopolitique » (ici colonial), d’autre part. Pour le dire autrement, cette hiérarchisation donne une indication de l’ordre des priorités des intérêts vitaux (tous les intérêts vitaux ne se valent pas), et donc de la reproduction et la garantie de la valeur du capital (tous les capitaux ne se valent pas et donc ne doivent pas être reproduits avec le même degré de priorité, en particulier en cas de crise) et des lieux de son accumulation (toutes les accumulations ne se valent pas non plus et ne doivent pas être protégées de la même façon, en particulier en cas de crise, de catastrophe ou de guerre).

Tōkyō étant le lieu de l’accumulation la plus complexe (capital social et géopolitique, de différentes échelles de production et de circulation) au profit des intérêts vitaux les plus élevés (ceux des élites du régime en place ayant entre leurs mains le contrôle de l’empire), le capital tokyoïte est donc à la fois celui sur lequel le pouvoir s’assoit et se reproduit et qui permet le contrôle de l’architecture du régime et de son territoire. La strate coloniale de Tōkyō ne faisant que s’ajouter à la strate nationale du capital géopolitique d’Edo, l’empereur et ses élites avaient tout intérêt à réinvestir Edo tout en la faisant changer d’échelle sur la base de son capital propre et de sa capacité à mobiliser (spolier) le capital de tout le pays selon des logiques instaurés par les Tokugawa, étendues ensuite au reste de l’Asie orientale avec Meiji. Être un pagure était certes opportuniste, mais parfaitement cohérent au regard des ambitions que se donnaient les élites de Meiji, à partir du moment où elles décidèrent de faire front aux puissances occidentales. Rester à Heiankyō/Kyōto aurait sans doute relevé pour le pouvoir Meiji d’un abandon pur et simple de la souveraineté japonaise mais surtout aussi de sa capacité à se maintenir comme pouvoir agissant (et non seulement comme pouvoir symbolique), et les pagures du contrôle récupérant Edo/Tōkyō auraient alors été étrangers — ce qui fut finalement le cas avec l’occupation américaine après la défaite du tennō-militarisme et la destruction du dispositif spatial duquel le régime puisait les ressources nécessaires à la préservation de sa puissance.

Les racines meijiennes de la « dépendance au chemin » de Tōkyō à l’accumulation primitive internationale

Alors que la première vague de colonisation sous Meiji permet aux élites de Tōkyō de prendre l’ascendance sur les élites urbaines des autres centres régionaux (en particulier russes, chinois et coréens), lors de la seconde colonisation, le fait de prendre à d’autres puissances des territoires déjà colonisés tend à éliminer la concurrence régionale, et fait progressivement de Tōkyō le centre colonial exclusif de l’Asie orientale — c’est-à-dire, le principal centre de commandement régional. L’un dans l’autre, cette colonisation à double détente établit Tōkyō comme la seule métropole d’Asie orientale, que les acteurs réorganisent à leur profit en restructurant les circuits de transfert des ressources et des capitaux. La Tōkyō moderne est aménagée en grande partie grâce à un capital primitif pris à d’autres, rapatrié et accumulé sur son territoire pour alimenter les besoins des systèmes productifs et de l’urbanisation³¹. Se structure alors une quadripartition de la coalition de croissance au pouvoir, qui réorganise la circulation des ressources d’Asie orientale selon les besoins en capital primitif de la modernisation du Japon et de Tōkyō: le pouvoir militaire qui assure le contrôle des territoires colonisés et sécurise les routes de l’approvisionnement commercial ; les grands industriels qui font monter en gamme et en puissance l’économie productive du pays ; les équipementiers et les immobilières, qui urbanisent le Japon et réaménagent Tōkyō en capitale coloniale. Au centre de ce triangle, le monde politique gravitant autour du gouvernement et agissant au nom de l’empereur³² normalise les relations géopolitiques civiles et fait évoluer le cadre légal de l’état de droit au profit de cette immense coalition de croissance nationale, véritable machine à capter du capital pris à d’autres sous-systèmes régionaux intégrés de force dans le système japonais.

Dans cette perspective, commence à poindre des éléments de réponse à la question du texte précédent : à la mesure de quels territoires Tōkyō a-t-elle été pensée et aménagée ? Il me semble de plus en plus évident que Tōkyō fut aménagée à la mesure non pas du Japon (à la taille duquel Edo avait déjà été pensée et dimensionnée en son temps), mais de toute l’Asie orientale. Si la sphère de croissance du régime shogunal était strictement domestique, celle de l’empire Meiji était régionale (au sens anglo-saxon du terme). Dans le cadre de l’hypothèse générale qui formule l’idée que les dimensions et les richesses des métropoles ne sont pas à la mesure de la capacité de leurs acteurs à faire fructifier la paix, mais bien plutôt de leur capacité à maîtriser la guerre, l’aménagement urbain d’Edo aurait été le fruit de l’actualisation de dispositifs de contrôle (dont le sankin kōtai) pensés par un pouvoir militaire dans le cadre des frontières nationales, alors que Tōkyō aurait été le fruit de l’actualisation de dispositifs de contrôle pensés par un régime expansionniste (colonialiste) en différentes périodes militaristes et de guerre dans le cadre d’une aire supérieure d’expansion géographique : l’Asie orientale, rebaptisée ponctuellement « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale ».

De ce point de vue, on peut considérer que le basculement d’Edo à Tōkyō ne correspond pas seulement à un changement de régime, mais aussi (et surtout) à un élargissement de l’horizon de l’accumulation primitive de capital et à un redimensionnement des territoires mobilisés dans les dynamiques spatiales nécessaires au régime en place pour se reproduire et se stabiliser sur le temps long. Le régime d’Edo ne pouvait mobiliser que des ressources domestiques en raison de son isolationnisme, ce qui ne lui permettait de maintenir un équilibre dynamique que dans le cadre de frontières nationales étanches. Par conséquent, il chute à la première pression produite par une puissance aux ressources dimensionnées pour/par l’international³³, malgré l’assise patrimoniale de son pouvoir et l’inscription dans le territoire japonais de puissants dispositifs de contrôle qu’il n’a toutefois plus les ressources de faire fonctionner correctement dans le cadre d’une ouverture forcée : Edo disparait en partie car la sphère de production et de circulation de ses ressources ne sont pas d’une échelle suffisante pour se maintenir au pouvoir. Privé de ressources spatiales nouvelles, le régime a connu une lente entropie politique. Pour le dire autrement, sans injection de ressources externes, les pouvoirs — en particulier (proto)capitalistiques — tendent à disparaître. Le dépassement des frontières nationales apparaît alors comme nécessaire pour qu’une nouvelle coalition de pouvoir puisse se structurer et se reproduire sur la base de l’accumulation primitive de ressources prises à des territoires plus vastes et plus lointains, nécessaires à son équilibre et à sa patrimonialisation. En un mot, d’Edo à Meiji, le Japon et Tōkyō ont mué de concert, sur la base de logiques de croissance identiques (spoliation de ressources et contrôle de pouvoirs concurrents) qui passent d’une structuration domestique³⁴ à une structuration internationale. La différence entre Edo et Tōkyō est donc scalaire plus que de nature : cela se traduit par un changement de taille de la ville, qui n’est toutefois que la conséquence visible du changement de taille de l’aire d’accumulation au commandement de laquelle se trouvent les élites ayant concentré à Tōkyō leurs intérêts les plus élevés³⁵.

Si la croissance de Tōkyō, entre autres territoires bien entendu, est le fruit de celle de son aire d’accumulation, la dimension de l’une dépend de la dimension de l’autre, et inversement. Ainsi, l’aire d’accumulation de Tōkyō dépend de la puissance dont dispose l’élite tokyoïte³⁶, et la puissance dont dispose l’élite tokyoïte dépend de l’aire d’accumulation qu’elle contrôle (étendue à son maximum à la sphère de coprospérité de la grande Asie orientale) : entre les deux, la taille de Tōkyō est le produit de cet équilibre dynamique bien plus fragile qu’il n’y paraît. De la co-dépendance entre les éléments clés de cette structuration multiscalaire complexe (empire colonial, Japon, Tōkyō) organisée par le régime japonais de Meiji à Shōwa, il me semble que naît progressivement ce que les Anglophones nomment une « dépendance au chemin » (path dependency) des logiques présidant à l’accumulation primitive à Tōkyō³⁷. D’une part, l’aménagement, l’industrialisation et la modernisation de Tōkyō nécessitent un dimensionnement international de la sphère de circulation et d’accumulation du capital pour pouvoir continuer à se reproduire voire à s’intensifier ; d’autre part, la structuration de l’ensemble régional au profit de Tōkyō génère des habitudes de transactions et d’échanges qui s’institutionnalisent et se patrimonialisent, via l’aménagement d’infrastructures matérielles (des routes maritimes jalonnées de ports, des lignes aériennes, des bases militaires, des lignes ferroviaires, des entrepôts, des casernes militaires) mais aussi immatérielles (comme le droit international, la convertibilité des devises, la montée en gamme inégale de l’expertise…)³⁸. Autant d’éléments qui sécurisent sur le temps long la centralité de Tōkyō dans l’architecture métropolitaine et spatiale de l’Asie orientale.

Cette « dépendance au chemin » de la structuration de Tōkyō par l’accumulation primitive en fonction d’une aire internationale de production et d’importation de richesses et de capital est ainsi à double sens : les mouvements centripètes vers Tōkyō sont institutionnalisés et patrimonialisés sur le temps long qui dépasse celui des régimes politiques ; la cohérence de l’aire régionale dépend de la vitalité de la centralité qui lui donne corps et qui l’organise, à savoir Tōkyō. Le tout est aménagé et structuré par le régime politique impérial japonais. Ainsi, Tōkyō a besoin de son empire colonial pour exister ; l’empire colonial a besoin de Tōkyō pour être structuré et donc, in fine, lui aussi exister. Cette co-dépendance entre Tōkyō et l’empire colonial et cette « dépendance au chemin » de Tōkyō à la colonisation (que l’on pourrait appeler plus généralement la « dépendance au chemin » de Tōkyō à son aire régionale, qui survit à l’empire colonial) est en outre dynamique : elle doit croître pour que se maintiennent ses conditions d’existence. Le point ici me semble essentiel : les forces centripètes à l’accumulation du capital à Tōkyō et celles centrifuges à la constitution de l’empire colonial à la taille duquel Tōkyō est aménagée ne sont pas équilibrées ; et de ce déséquilibre naît la « dépendance au chemin » de Tōkyō à la colonisation — ce que je propose de voir dans une ultime section.

Vers une culture tokyoïte du spatial fix comme condition de reproduction capitalistique

Au cours de la première colonisation, les territoires nouvellement dominés font de Tōkyō un centre majeur de commandement de l’exploitation de ressources de plus en plus lointaines et de ce fait de plus en plus complexes à mobiliser en raison de la taille et de l’éloignement des territoires spoliés. Cet enjeu géographique et géopolitique nécessite une logistique technique et militaire très élaborée, elle-même coûteuse en ressources : plus la colonisation s’étend, plus le ratio entre richesses spoliées/richesses réinvesties dans la reproduction de la colonisation croît, au détriment du ratio richesses spoliées/richesses transférées sur le sol japonais³⁹. Ce faisant, le financement de la colonisation introduit une course en avant vers plus de colonisation, si les Japonais souhaitent continuer d’en tirer un profit suffisant pour alimenter les besoins croissants de leur modernisation et de leur propre croissance domestique⁴⁰. L’accumulation primitive du capital connaît ainsi les mêmes contradictions que l’accumulation contemporaine⁴¹, et son besoin perpétuel d’espaces de plus en plus vastes est à la fois son moteur et sa principale limite : l’espace est donc en même temps une ressource et une limite à l’accumulation primitive par colonisation, qui repose de ce fait sur une mécanique paradoxale qui ne se résout que dans l’expansion territoriale jusqu’à ce que l’empire s’effondre soit de lui-même une fois les forces centrifuges l’ayant emporté sur les forces centripètes du capital⁴², soit dans un conflit avec un autre empire au ratio plus équilibré. Pour le Japon, ce besoin d’espace explique que ses ambitions coloniales finissent par buter sur les empires des puissances occidentales confrontées au même déséquilibre, et explique le passage de la première vague, purement expansionniste, à la seconde vague de colonisation, exclusiviste — cet exclusivisme se traduisant par un discours de libération des peuples asiatiques de la colonisation européenne, qui est en fait la conséquence de la nécessité d’éliminer toute autre puissance coloniale dans la sphère japonaise de spoliation des ressources de l’Asie orientale.

Sans entrer plus avant dans l’analyse complexe des mécanismes et des dynamiques de la colonisation, le principal point ici est que Tōkyō est aménagée dès l’ère Meiji selon un approvisionnement croissant de capital colonial : contrairement à Edo, la modernisation et la croissance de Tōkyō est le fruit d’une accumulation primitive reposant sur des ressources coloniales croissantes. Même si progressivement, une accumulation non primitive (c’est-à-dire reposant sur des logiques purement domestiques de croissance du surproduit du capital national) prend la relève, l’accumulation primitive ne disparaît pas, et continue à être alimentée par l’empire colonial jusqu’à la disparition de ce dernier à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale avec la défaite du Japon. Dans cette perspective, la colonisation apparaît comme ce que David Harvey appelle du spatial fix⁴³ : un dispositif spatial ayant pour objectif de résoudre temporairement les contradictions inhérentes au capitalisme et à l’accumulation. Toutefois, la particularité ici est que ce spatial fix est colonial, et donc concerne l’accumulation primitive — là où le spatial fix est souvent évoqué dans le cadre du réinvestissement d’un surproduit marginal en contexte de suraccumulation (c’est-à-dire de crise, définie comme une impossibilité à réinvestir le capital dans les conditions normales de réinvestissement du surproduit). Pour le dire autrement, l’aménagement, la modernisation et la croissance du Japon et de Tōkyō sont le fruit de la mise en place d’un immense spatial fix colonial, qui a, au regard de tout ce qui précède, trois particularités : il est rendu nécessaire au regard de l’urgence à pouvoir être en mesure du tenir face à la pression occidentale ; il est intimement dépendant d’une expansion spatiale de la sphère coloniale pour résoudre ses contradictions internes ; il rend la croissance de Tōkyō dépendante de sa capacité à accroître son accumulation primitive. Pour le dire autrement, Tōkyō est dopée à l’accumulation primitive dont elle ne peut se passer et qu’elle doit faire croître pour poursuivre sa croissance. Le passage d’Edo à Tōkyō génère ainsi une croissance urbaine dépendante à l’accumulation primitive par spatial fix. La culture de l’aménagement qui se met en place auprès des élites au pouvoir à Tōkyō me semble être, dès Meiji, et plus encore sous Shōwa, dépendante d’un système d’accumulation primitive d’envergure internationale garanti par la puissance militaire du pagure en place dans l’œil de la capitale japonaise. De ce mécanisme, Tōkyō aurait hérité son statut ultérieur de principale ville globale asiatique, tel que défini par exemple par Saskia Sassen dans son célèbre ouvrage de 1991 — ce que l’on se propose de discuter dans la troisième et dernière partie de ce texte, avec l’idée des plafonds de verre des guerres du capital.

A suivre : Tokyologies — épisode 1/6, partie III — L’aménagement de Tōkyō et les plafonds de verre des guerres du capital

Notes

  1. La dimension géo-cardinale des toponymes en Asie orientale est courante. La Chine — 中国 — est bien littéralement le « pays (国) du milieu (中) », sans doute d’ailleurs en référence à son bassin de peuplement historique ayant émergé autour de la Wei. Le Japon est, quant à lui, non pas le « pays de l’Est » (car pour les Chinois il s’agissait alors du nom du royaume de Joseon, la Corée) mais le pays de l’origine (本) du soleil (日), soit nihon (日本), ce qui est d’une tout autre portée géopolitique — loin de traduire un rapport de vassalité, il reflète un certain équilibre des relations entre les cours impériales chinoise et japonaise. Sur un tout autre plan, il est commun au Japon pour les individus de changer de nom au cours de leur vie, en fonction des événements importants qui marquent la vie d’une personne. Hokusai par exemple, le célèbre artiste connu entre autres pour ses Trente-six vues du Mont Fuji, en eu plus d’une centaine. Il est de ce fait assez commun pour les toponymes japonais de faire référence à l’espace et à ses dimensions (géo)politiques, et de changer en fonction de l’évolution dudit contexte (géo)politique.
  2. Les Hollandais sont les seuls qui, entre 1641 et 1853, eurent un droit de cité au Japon. Ils n’étaient toutefois autorisés qu’à rester sur un îlot minuscule dans le port de Nagasaki, appelé Dejima, qu’ils ne devaient pas quitter, et il leur était interdit de mettre le pied sur le sol japonais en dehors de ce sas de confinement. Nagasaki devint toutefois grâce à Dejima la porte d’entrée de la science, des arts et des techniques occidentales au Japon.
  3. A titre personnel, je pense que l’on peut analyser cette fermeture en termes de rapport de forces internes précapitalistes. Si le shogun veut pouvoir rester à la tête du régime qu’il patrimonialise autour de sa famille et de ses possessions, il doit réorganiser l’aménagement du pays autour de sa personne et son fief, et étalonner la puissance des autres lignées de seigneurs selon la sienne. Fermer les frontières permet alors d’améliorer ce contrôle, en évitant que l’étranger serve de levier de puissance à qui que ce soit d’autre. La fermeture du Japon me semble être moins une peur vis-à-vis de l’extérieur qu’un enjeu interne de contrôle des pouvoirs concurrents à ceux du shogun. Ne pouvant contrôler toutes les ressources venant de l’étranger, le shogunat les supprime, tout simplement, certes au détriment du Japon qui en est privé mais à son bénéfice propre — ce qui lui importe plus que tout le reste. Dans le cadre de frontières fermées, il est ensuite plus facile de mettre en place puis d’institutionnaliser un système généralisé de spoliation de ressources et de richesses : le shogun devient alors une grenouille au fond d’un puits.
  4. Autrement dit, dans une perspective capitalistique, on retrouve les phénomènes décrits à la fin du livre I du capital de Marx, repris par le géographe américain David Harvey, qui considère qu’en cas de surproduction et de suraccumulation du capital, l’étranger sert de déversoir au réinvestissement du surproduit que le système capitaliste initial ne peut plus absorber. Ce faisant, l’exportation permet alors de sauver le capital de la dévaluation en lui trouvant un déboucher salvateur. Dans cette perspective, l’ouverture forcée du Japon me semble être moins une volonté de colonisation pour accaparer des ressources, qu’une volonté d’étendre les débouchés potentiels du commerce américain en pleine expansion, qui doit trouver de nouveaux partenaires pour absorber ce que son système capitalistique produit en excès pour son marché domestique — sans quoi, l’ensemble du système entre alors en crise et le capital inutilisable soudain se dévalue et se détruit.
  5. Il peut paraître curieux que seuls neuf navires aient pu avoir un tel effet sur un pays entier, le rapport démographique entre l’équipage et la population japonaise étant sans commune mesure. Mais outre ce que ces navires supposent de puissance potentielle de la part des Etats-Unis — et à ce titre le fait de tripler la flotte en un an est un signal plus fort que la flotte elle-même — il est très probable que l’ampleur de l’onde de choc au Japon soit accentuée par l’état de fatigue du régime en place, c’est-à-dire surtout l’épuisement de sa capacité à mobiliser les ressources nécessaires à sa reproduction et à son ascendance sur d’autres pouvoirs domestiques concurrents.
  6. Si on ajoute l’îlot de Dejima à Nagasaki, au sud de Kyūshū, où les Hollandais avaient déjà été autorisés à commercer, on voit que la stratégie spatiale des Japonais est de maintenir à la périphérie des principales îles de l’archipel cette présence étrangère indésirable. Dans son ouvrage Japonésie de 1998, le géographe Philippe Pelletier a particulièrement bien renseigné ce phénomène de géopolitique, en montrant comment le Japon utilise ses îles périphériques comme sas de communication avec l’étranger, afin de préserver les intérêts vitaux se trouvant sur les quatre îles principales de l’archipel — Hokkaidō, Honshū, Shikoku et Kyūshū (du nord au sud).
  7. Rappelons ici que c’est sur un fait militaire que son ancêtre, Ieyasu Tokugawa, avait lui-même unifié le pays et assis le régime shogunal à son profit à la suite d’une victoire militaire décisive sur ses opposants. Il est à ce titre logique que ce soit par un fait militaire que ledit régime fut ébranlé, même si les Etats-Unis ne provoquèrent directement aucune guerre.
  8. Le choc est donc à double détente, et intimement lié au militaire : d’abord le choc d’ouverture forcée par une puissance militaire supérieure venant de l’extérieur, puis le choc de la chute du gouvernorat militaire du shogunat dans une perspective domestique. Il est très intéressant ici de voir qu’une pression extérieure fait chuter le régime des Tokugawa, comme une bulle qui éclate au premier stimulus. En vérité, le caractère disproportionné entre la cause et ses effets s’expliquent très certainement par le fait que de multiples causes internes au Japon ont servi de caisse de résonnance à l’événement. Le régime était ainsi déjà dans une situation très précaire.
  9. Le découpage géographique du Japon selon l’orientation des points cardinaux n’est pas le même pour les Japonais et pour les Occidentaux. Alors qu’en Europe, on considère que Kyoto ou le Kyūshū se trouvent au sud de Tōkyō, qui est donc au nord de ces ensembles, pour les Japonais ils se trouvent à l’ouest, et Tōkyō à l’est, le nord étant constitué de la région appelée Tōhoku. Ce que les Européens appelleraient est et ouest, soit les côtes pacifique pour l’est et de la mer du Japon pour l’ouest, n’a pas d’appellation géo-cardinale au Japon, mais renvoie à la distinction vieillotte de Japon de l’endroit (表日本 — côte pacifique) et Japon de l’envers (裏日本) ou, plus anciennement encore, à de vieux axes féodaux de circulation (dont le Tokaido pour la côte pacifique).
  10. A ce titre, le perte des fonctions impériales de Kyōto n’est pas aussi brutale qu’on pourrait le penser. Ainsi, l’intronisation en 1912 du successeur à Meiji — soit l’empereur Taishō — eut lieu à Kyōto, et non à Tōkyō, lors d’un déplacement cérémoniel de plusieurs semaines en 1915 (trois ans après son accession au trône).
  11. Marunouchi (丸ノ内) signifie littéralement « à l’intérieur (uchi 内) du cercle (maru 丸) ». Son nom fait référence à la division de la Yamanote en cercles concentriques plus ou moins éloignés du château du shôgun. Plus en détails, on y trouvait trois cercles concentriques : honmaru (本丸, la citadelle principale), ninomaru (二ノ丸, le deuxième cercle), et sannomaru (三ノ丸, le troisième cercle).
  12. De la même façon que les modes d’accumulation capitalistique ont eu des versions primitives violentes que les marxismes regroupent sous le nom « d’accumulation primitive du capital » (soit des pratiques de spoliation et de dépossession par la violence — vol, rapine, guerre — qui permettent d’enclencher les inégalités et la commodification du capital, du travail et des produits), je pense qu’il y a aussi eu en parallèle des formes de flexibilisation primitive, en l’occurrence ici de l’habiter. Cette façon d’aliéner l’individu pour non seulement le contrôler mais aussi détourner ses richesses (elles-mêmes produit d’une spoliation dans les fiefs locaux selon une logique pyramidale) au profit du pouvoir en place sont deux modes primitifs ayant permis la formalisation du régime capitalistique contemporains japonais — et qui permit en particulier concernant ce point la flexibilisation de l’habiter et ce que cette flexibilisation suppose d’aliénation et de spoliation. La figure du proto-pagure n’est pas un jeu intellectuel pour étirer une métaphore dans le temps jusqu’à en épuiser la logique : elle est le fruit d’un effort de conceptualisation des causes primitives à la flexibilisation contemporaine qui accompagne les modes d’accumulation capitalistiques, soit deux des piliers du capitalisme.
  13. Voir le prochain texte, « L’aménagement de Tōkyō et les plafonds de verre des guerres du capital », à paraître en juillet 2022 sur le blog de l’Ecole urbaine de Lyon.
  14. En 1889, la section permettant de connecter la ligne du Tōkaidō (qui reliait Tōkyō et Yokohama et s’arrêtait alors à Shimbashi — fig. 3) et la ligne menant au Tōhoku (qui avait pour terminus Ueno) est décidée par la ville de Tōkyō. C’est toutefois en 1896 que la Diète impériale (le parlement) décide la construction, sur cette section nouvelle, de la gare centrale de Tōkyō, située en face du palais impériale, à la jonction entre Marunouchi à l’ouest et Yaesu à l’est. L’infrastructure n’est inaugurée que le 18 décembre 1914.
  15. Voir le texte précédent « Tōkyō avant Tōkyō. Edo, et l’accumulation primitive des ressources nécessaires à la violence ». URL : https://medium.com/anthropocene2050/tokyologies-essai-critique-sur-la-m%C3%A9tropole-par-rapha%C3%ABl-languillon-aussel-episode-1-6-a2772cf4a578
  16. Cet état de paix par le commerce ne me semble pouvoir être équilibré que lorsque les acteurs garantissant les termes de l’échange disposent d’une capacité quasi-égale à actualiser la guerre à leur profit. L’idée que la guerre ne s’actualise que lorsque les bénéfices qu’elle offre surpassent les profits attendus du commerce dans un état de paix donné me semble fallacieuse, car l’histoire récente a démontré très souvent qu’un heureux commerce ne garantit en rien l’absence de guerre entre Etat industrialisés. Le Japon, je pense, se souvint de cela au cours du premier XXème siècle.
  17. Les dernières tentatives d’invasion de la péninsule de Corée remontent à 1592 et 1598 et aux ambitions personnelles de Toyotomi Hideyoshi, qui désire envahir l’empire chinois des Ming par la péninsule coréenne. Ces deux tentatives infructueuses se solvent par une crise financière importante de la dynastie des Ming, mais aussi par un affaiblissement des forces japonaises les plus mobilisées dans l’opération. Ieyasu Tokugawa étant resté en retrait, il en est ressorti relativement renforcé au regard de l’érosion de la puissance des autres grands seigneurs de l’époque, et tira de cette observation une partie des principes du sakoku (la fermeture du Japon).
  18. Il existe de très nombreux travaux sur la question. Bien que non spécialiste, je renvoie ici à la première section de mon ouvrage Les Japonais, consacrée à cette question : qu’est-ce que cela signifie « être Japonais » quand on est un habitant d’Okinawa et descendant direct du peuple des Ryūkyū ? Languillon, 2018, Les Japonais, Ateliers Henry Dougier.
  19. Le tennō-militariste (tennō gunkoku shugi) est un régime a tendance fascisante qui a cours au Japon pendant l’entre-deux-guerres occidental. Il se caractérise par un ultra-nationalisme exacerbé alimentant l’expansionnisme japonais, et la prépondérance de l’armée aux postes clés du pouvoir civil, en particulier le monde politique et le monde des affaires (zaibatsu). Il est aussi défini par sa proximité avec le shintō, animisme très ancien érigé au rang de religion d’Etat à la tête de laquelle se trouve la figure divinisée de l’empereur (tennō).
  20. Je renvoie par exemple ici aux travaux du géographe Philippe Pelletier, en particulier au texte « La tyrannie de Tōkyō » de la conférence qu’il donna au colloque international de géopolitique urbaine de Libreville (Gabon) en mai 2003.
  21. Cette obsession de la concurrence avec l’Occident fait que les élites japonaises non seulement refusent tout orientalisme, mais cherchent également à fabriquer de toute pièce une identité grecque, dont ils pensent être les dépositaires par l’intermédiaire des flux migratoires impulsés depuis l’Europe lors des conquêtes d’Alexandre le Grand. Ce tropisme grec de l’identité nippone popularisé par les tenants du tennō-militarisme a été particulièrement bien étudié par l’historien Michael Lucken dans son ouvrage Le Japon grec. Culture et possession, publié en 2019.
  22. Ces ressources sont de trois ordres : des ressources « naturelles », comme le charbon par exemple, des ressources humaines (des travailleurs peu qualifiés ou des cerveaux), et enfin du capital, dont la nature est encore différente des deux premières mais qui nécessite les ressources « naturelles » et les ressources humaines pour pouvoir être produit.
  23. On pourrait se demander ici pourquoi seul le Japon est devenu une puissance coloniale en Asie de l’Est. A mon sens, cela est dû au niveau de développement régional de l’époque et au degré encore modeste de conversion capitalistique des régimes économiques en présence. Ainsi, de la pauvreté générale de l’Asie et de l’émergence encore très partielle des régimes d’exploitation capitalistique qui s’y observe alors, n’a pu se structurer avec succès qu’un seul foyer de colonisation, qui a su détourner au profit de sa seule modernisation les ressources régionales disponibles en les intégrant dans des logiques d’accumulation primitive à son profit exclusif. Ce faisant, l’ascendant historique pris par le Japon lui a permis de jouer le rôle d’herbe tueuse, en privant les autres territoires de la région des ressources nécessaires à l’émergence des dynamiques d’accumulation capitalistique concurrentes, nécessaires à la constitution d’autres foyers régionaux de colonisation. Sans doute toutefois les raisons sont bien plus complexes que ce schéma simpliste.
  24. A cette époque, le corridor Tōkyō-Yokohama se structure autour du train (première ligne inaugurée entre Shinbashi et Yokohama en 1872, puis prolongée à Ueno en 1910, donnant lieu en 1914 à la gare de Tōkyō au cœur de Marunouchi) et autour des activités portuaires (port de Tōkyō, de Kawasaki et surtout de Yokohama). Ce littoral s’appelle le Keihin 京浜. Il est complété vers l’est entre Tōkyō et Chiba un peu plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, et donne le Keiyō 京葉.
  25. On compte un nombre élevé de nouveaux quartiers nommés Ginza à travers le Japon, l’original tokyoïte ayant été érigé en modèle de la modernité et de la nouvelle urbanité japonaise. Il a été de ce fait reproduit dans presque toutes les villes de l’époque, y compris dans certaines villes petites et moyennes comme signe de développement — et sans doute aussi, dans une logique plus localiste, comme fléchage à l’investissement à destination d’une minorité de notables dans le cadre de coalitions de croissance locales ou régionales (une sorte de marketing territorial afférent à l’urbanisme de projet avant l’heure).
  26. Paraphrasant Marx, David Harvey dit à ce sujet que « Capital is not a physical product but a social relation. It rests on the “annihilation of self-earned private property, in the other words, the expropriation of the labourer” (…) The same truth, however, is expressed in colonial land policies, (…) in which the power of private property and the State were to be used to exclude laborers from easy access to free land in order to preserve a pool of wage laborers for capitalist exploitation. Thus was the bourgeoisie forced to acknowledge in the colonies what it sought to conceal at home » (Harvey, 1981, The spatial fix — Hegel, Von Thünen, and Marx, International Journal of Urban and Regional Research, 13–3, p. 6). Je propose ici de réfléchir sur un approfondissement et une systématisation de cette définition simple du capital en relation sociale inégalitaire.
  27. J’ai eu au sujet de la définition de ce qu’est le capital, une longue discussion avec mon collègue de philosophie économique Gilles Campagnolo, en particulier sur son rapport avec la notion de ressource. S’il m’apparait que capital et ressource sont deux choses différentes, ce n’est pas seulement parce que le capital est une notion historiquement située dans l’histoire des idées, mais qu’elle l’est aussi dans la structuration des régimes économiques. Aussi, tout capital n’est pas qu’une ressource, et toute ressource n’est pas suffisante pour faire capital. Des travaux supplémentaires me semblent nécessaires pour aboutir à une distinction satisfaisante, mais retenons ici que le capital incorporerait la notion de ressource, en lui ajoutant une dimension relationnelle qui reste encore à déterminer et caractériser — n’étant pas, à titre personnel, complètement satisfait des approches marxistes qu’il m’a été donné de lire jusqu’à présent, qui substituent souvent l’approche relationnelle par un pur concentré idéologique proche de la fétichisation de l’idée.
  28. Je ne crois pas, à ce titre, que le foncier tokyoïte contemporain soit plus cher qu’ailleurs uniquement en raison du seul jeu de l’offre et de la demande, bien pratique mais beaucoup trop simpliste et mécaniste. Je pense au contraire que ce surcoût s’explique en grande partie par la nature même du capital, à savoir le fait que l’inégalité qui le constitue détermine la valeur des choses et des phénomènes plus que le seul ratio offre/demande. La hiérarchie de ces rapports d’inégalité se retrouvant dans celle des lieux où s’accumule le capital, il est alors logique que le mètre-carré de Tōkyō puisse valoir jusqu’à quarante fois le foncier d’une ville moyenne de province, alors que l’objet (un mètre-carré de la planète terre) est une ressource à priori ubiquiste dans l’hypothétique état de nature des philosophes — ce qu’elle ne peut pas être dans un état de valeur capitaliste. Autrement dit, dans un système de valeur capitaliste, la hiérarchie qui découle de l’inégalité est une façon, ce me semble, de créer artificiellement de la valeur sur la base de relations sociales, et donc spatiales, inégalitaires.
  29. Les marxistes ont tendance à considérer que le capital encapsule un rapport social inégalitaire qui s’exprime dans le travail duquel il tire l’essentiel de sa valeur, actualisée ensuite dans l’échange. En vérité, je pense que l’approche est incomplète. Il me semble plutôt que le capital encapsule, en plus de sa dimension sociale à l’échelle micro et géopolitique à l’échelle macro, du capital d’un rang inférieur dont il doit se nourrir pour pouvoir actualiser une quelconque valeur. Le capital est un assemblage cannibale, et le capitalisme un cannibalisme. Pour le dire autrement, l’accumulation primitive ne disparait jamais : sa part peut-être se réduit parfois, en particulier dans les périodes de forte croissance où le surproduit du capital est plus important, mais elle reste nécessaire dans la production de tout capital, y compris à un stade hypothétique de réinvestissement perpétuellement positif d’un surproduit (processus qui historiquement a toujours eu une fin et est toujours entré en crise). Le capitalisme ne fonctionne alors jamais en circuit fermé, mais nécessite une injection permanente d’ailleurs. On aurait tort de pensé que l’accumulation primitive a été une sorte de starter à l’allumage du capitalisme : elle en est un combustible permanent, que l’on ajuste en fonction des besoins — que l’on augmente ainsi en cas de crise, pour sauver la hiérarchie haute du capital existant. Un capitalisme dans un système parfaitement fermé ne me semble pas possible, ce qui pose évidemment la question, à terme, des conditions de survie du capitalisme à l’heure anthropocène du bouclage du monde, une fois épuisée les possibilités d’intensification interne, c’est-à-dire d’absorbions de ce qui restait à l’écart des dynamiques capitalistiques (populations, espaces, ressources, temporalités…).
  30. Bien entendu, la question se pose de savoir si la nature des phénomènes est la même, surtout au regard de toute la souffrance endurée par les peuples colonisés et l’institutionnalisation des rapports d’inégalité voire, aussi, du racisme dont ils ont été (et sont encore) les victimes. Je me demande s’il n’y a pas là une question de proportions, mais je renvoie sur ce point aux travaux des collègues spécialisés en études (post)coloniales. Je ne nie absolument pas en tous les cas, bien au contraire, la hiérarchisation des valeurs sur celles des peuples que la colonisation, mais aussi les régimes capitalistiques, institutionnalisent. Cette hiérarchisation est même au cœur de la réorganisation régionale des économies et des régimes politiques d’Asie du Nord-Est.
  31. Au circuit primaire que constituent les systèmes productifs et secondaire pour celui de l’urbanisation, s’ajoute un troisième circuit du capital (identifié par exemple par David Harvey), celui de la recherche. Ce dernier est, il me semble, plutôt alimenté par des fonds propres que par de l’accumulation primitive, c’est-à-dire sur la redistribution des surproduits du capitalisme japonais grâce à la croissance (soit via l’impôt pour la recherche publique, soit via le réinvestissement d’une partie du profit marginal pour la recherche privée). Deux autres circuits complémentaires s’ajoutent, qui ne sont pas classés, il me semble, dans les circuits de circulation directe du capital : l’administration, elle aussi financée par l’impôt (à l’exception, sans doute, de l’administration coloniale) et l’armée — divisée entre système productif pour l’armement, et administration pour la ressource humaine et l’institution.
  32. Si le tennō-militarisme renvoie surtout au régime des années 1930, soit aux début de l’ère Shōwa, il est en réalité le fruit d’une structuration des logiques de la croissance établit dès l’ère Meiji. On pourrait même considérer que le poids du militaire dans le politique et les affaires civiles remonterait en fait à l’ère Edo, dont le régime était alors structuré autour du shogun et de son bakufu (gouvernement militaire).
  33. Des causes internes existent, si bien que la lecture capitalistique n’est pas la seule valable et doit être bien entendu complétée par une étude historique plus fine des dynamiques internes japonaises (économiques, sociales, politiques…).
  34. On peut considérer à ce titre que le front pionnier vers le nord établi au détriment des Aïnous, et celui vers le sud établi au détriment du royaume des Ryūkyū devenu archipel d’Okinawa une fois intégration à l’empire japonais, établissent les fondements d’une telle logique de croissance et de stabilisation d’un régime qui fait d’Edo/ Tōkyō le centre d’un dispositif territorial d’accumulation primitif du capital institutionnalisé en pays.
  35. Ce double changement en cache un troisième : celui du coût de l’action internationale, une fois que les acteurs agissant à cette échelle ont eux-mêmes préalablement augmenté leur capacité à mobiliser des ressources la plupart du temps issue de la colonisation de vastes territoires pour agir à l’international. Par conséquent, un second coût augmente aussi : celui de la protection de l’intégrité de chaque pays à la colonisation par d’autres puissances. Ces deux coûts augmentent de concert en Asie orientale au cours du XIXème siècle, si bien que les pays ne pouvant pas les assurer subissent presque tous des formes de colonisation ou de vassalisation plus ou moins poussées, à l’exception de la Thaïlande, zone neutre entre les empires anglais et français.
  36. La question de savoir qui est cette élite tokyoïte est tout à fait fondamentale. Comme me le fait remarquer Alexandre Rigal, la thèse de CW Mills portant sur l’élite étasunienne au début de la guerre froide montre que cette dernière est fortement intégrée, et poursuit une communauté d’intérêts — ce que Molotch a appelé en 1976, à l’échelle plus fine, les coalitions de croissance urbaine (urban growth machine). Ce qui veut dire que, comme le dit informellement Alexandre, que « quelques milliers de personnes ont largement « fait l’histoire » et fait courir le risque de la « fin de l’histoire » au sens propre cette fois (risque nucléaire, réchauffement climatique, trou dans la couche d’ozone, guerres par procuration URSS/USA). » A Tōkyō, je pense qu’il y a eu non seulement identité entre les élites des coalitions de croissance urbaine de la capitale, celles du tennō-militarisme et celle de la colonisation, mais qu’en outre leurs relations survivent à la rupture géopolitique de la défaite de 1945 — et l’occupation américaine. Des travaux sont nécessaires pour approfondir ces deux questions (identité d’un côté ; continuité scalaire et temporelle de l’autre).
  37. Reprise dans les années 2000 par le politiste Paul Pierson, la notion de path dependency (dépendance au sentier, ou au chemin) postule l’idée qu’une fois établie, les phénomènes et les réalités sociales (au sens très large) induisent des dynamiques auto-renforçantes dont il est difficile de s’extraire, infléchissant les décisions, les phénomènes et les réalités sociales ultérieures. Lors de ma soutenance de thèse, Carola Hein, actuellement professeure à l’Université de Technologies de Delft, avait posé la question de la path dependency dans les logiques à l’œuvre dans l’aménagement et l’accumulation du capital à Tōkyō. Sept ans plus tard, je suis enfin en mesure d’émettre quelques éléments préliminaires de réponse, et tiens ici à la remercier tout particulièrement d’avoir soulevé ce point.
  38. Pour Marx, le capital se divise entre ce qui circule et ce qui est accumulé. Pour circuler, le capital a besoin d’une part d’accumulation, ce qui produit du capital fixe (ou fixé) — immobilisé en somme. Ce capital est productif dans le sens où il permet la production et la circulation, qui sont les conditions nécessaires à la réalisation de la valeur du capital. Toutefois, d’autres conditions sont nécessaires, en particulier ce que j’aurais tendance à considérer comme du capital fix immatériel, c’est-à-dire tout ce que les tenants d’un capital ont pu créer d’immatériel mais nécessaire à la production et la circulation du capital et pérenne. Le capital fix(é) peut ainsi l’être matériellement dans des infrastructurels physiques, et immatériellement dans des institutions, des pratiques ou des corpus. Capital fix matériel comme immatériel requiert des frais importants de maintenance et d’entretien, sans quoi il se dégrade et n’est plus utilisable.
  39. Il s’agit ici, ni plus ni moins, que de l’adaptation à la colonisation des logiques de rendements décroissants. On retrouve cette même logique dans toute dynamique de croissance capitalistique. En un mot, je ne crois pas aux économies d’échelle dans l’exploitation des territoires colonisés.
  40. Comme je pense que l’accumulation primitive ne disparait pas avec la croissance du capital, là où d’autres pensent qu’elle ne fait qu’initier une mécanique qui devient ensuite autonome et génère en permanence le surproduit nécessaire à la croissance capitalistique, dans le cas d’un capitalisme croissant, selon ma posture critique, les besoins de l’accumulation primitive eux-aussi croissent, rendant nécessaire soit d’intensifier l’exploitation des territoires colonisés (jusqu’à un certain point de rupture plusieurs fois atteints dans le cas du Japon, par exemple avec les nombreuses révoltes en Corée), soit d’étendre les territoires colonisés. Comme les besoins sous Shōwa continuent de croître avec l’industrialisation et la modernisation du Japon, l’accumulation primitive croît elle aussi, et la colonisation par conséquent s’étend — toutefois selon les logiques de rendements décroissants expliquées ci-avant. La colonisation introduit de ce fait un cercle vicieux qui fait précipite le Japon dans une course en avant au regard des charges de centralité de plus en plus élevées que le pays doit subir pour maintenir à flot un système de plus en plus coûteux.
  41. Proposant une lecture des analyses de Marx sur l’expansion colonisation (Livre I, chapitre XXXIII), le géographe David Harvey a mis en lumière le perpétuel besoin d’espace du capitalisme, insistant sur sa dimension non pas temporelle mais spatiale. Selon lui, Marx identifie une contradiction inhérente au capitalisme, qui est celle d’une tendance chronique à la suraccumulation, c’est-à-dire la genèse d’un surproduit excédant les capacités de réinvestissement profitable dans les systèmes productifs. David Harvey y voit la conséquence de deux phénomènes, qu’il identifie comme des réponses à cette crise du réinvestissement profitable d’un surproduit excédentaire : l’urbanisation (avec un « capital shift » des systèmes productifs à l’aménagement des espaces urbains) ; et la colonisation. Cette dernière serait alors nécessaire dans son rôle de déversoir au capital impossible à réinvestir dans les systèmes et les espaces en état de surproduction capitalistique, et serait une solution pour éviter une dévaluation brutale de la valeur du capital excédentaire via sa transplantation. Dans le cas du Japon, je ne pense pas que la colonisation réponde à ce type de spatial fix là, mais à une autre nécessité : celle de la spoliation des ressources nécessaires à l’accumulation primitive qui, je pense, est perpétuelle, toutefois inégale dans le temps.
  42. C’est le cas de l’empire espagnol par exemple et aussi, je pense, d’une partie de l’empire colonial français.
  43. David Harvey est le premier à systématiser la notion de spatial fix (à ne pas confondre avec le capital fixe, c’est-à-dire le capital immobilisé ou accumulé nécessaire à la production et à la circulation supplémentaire de capital). Pour Harvey, le spatial fix est une solution spatiale qui permet de résoudre les contradictions internes du capitalisme et répondre à une situation de crise (difficulté à écouler ou accumuler un capital surnuméraire). « I first deployed the term « spatial fix » to describe capitalism’s insatiable drive to resolve its inner crisis tendencies by geographical expansion and geographical restructuring » (Harvey, 2001, p. 24) ; « The spatio-temporal fix (…) is a metaphor for a particular kind of solution to capitalist crises through temporal deferral and geographical expansion » (Harvey, 2003, p. 115). La notion de “fix” a toutefois trois acceptions possibles, difficile à rendre en français. Tout d’abord, le terme a le sens d’ancré, et fait de l’espace le véhicule à l’expansion capitalistique. Il y a ensuite l’idée de guérir, et donc de résoudre une crise ou un déséquilibre dans l’accumulation capitalistique en jouant sur l’espace. Il y a enfin l’idée d’addiction, comme dans le fix d’héroïne, sur laquelle David Harvey joue pour suggérer l’irrépressible besoin d’espace de tout système capitalistique, que l’on retrouve ici avec le besoin à l’expansion coloniale du Japon — qui est un fait historique indiscutable. Sur ce point précis de la colonisation, David Harvey reconnait lui-même que « Marx’s chapter on colonization appears to close off the possibility for any permanent spatial fix » (Harvey, 1981, The spatial fix — Hegel, Von Thünen, and Marx, International Journal of Urban and Regional Research, 13–3, p. 6).

Au sujet de l’auteur

Raphaël Languillon-Aussel est chercheur à l’Institut français de recherche sur le Japon, à Tōkyō, ainsi que chercheur associé à l’Université de Genève et à l’Université de Strasbourg. Normalien, agrégé de géographie et docteur en aménagement, il mène des travaux sur les relations entre les dynamiques d’urbanisation, la nature des régimes politiques qui en assurent le cadre légal et l’évolution des régimes capitalistiques qui président aux logiques d’accumulation du capital. Il a à ce titre réalisé une thèse sur la renaissance urbaine à Tōkyō défendue en 2015 à l’Université de Lyon, sous la direction de Philippe Pelletier. Il a également publié Les Japonais, paru aux Editions Atelier Henry Dougier en 2018.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.