Tokyologies — Essai critique sur la métropole par Raphaël Languillon-Aussel (Episode 1/5)

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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31 min readMar 29, 2022

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Sensō Tokyo戦争東京. Dispositifs de front, capitalisation de guerres

Par Raphaël LANGUILLON-AUSSEL, Chercheur titulaire, Institut français de recherche sur le Japon, Tokyo (languillon@mfj.gr.jp/@LanguillonR).

Avant-propos général au sujet du projet éditorial

Constitué de six épisodes publiés à un rythme bimensuel, Tokyologies est une mini-série écrite par le géographe japonisant Raphaël Languillon-Aussel, en partenariat avec l’Ecole Urbaine de Lyon.

Son objectif narratif est double. Dans la perspective monographique d’une réflexion centrée sur Tokyo, il s’agit de mettre en lumière des dynamiques passées, présentes ou à venir de la capitale japonaise, de les caractériser et de les discuter en fonction d’une approche d’économie politique critique de l’aménagement. Dans la perspective plus générale des études urbaines contemporaines, il s’agit de partir du terrain tokyoïte pour en faire émerger des tendances ou des analyses de fond communes à d’autres territoires et à d’autres espaces urbains mondialisés, afin de proposer une grille de lecture critique de ce que sont les métropoles et les villes globales à l’heure de l’anthropocène.

L’hypothèse de la monographie repose sur l’idée que Tokyo serait l’archétype de la capitale anthropocène par excellence, et annoncerait en cela nombre de mutations et d’enjeux auxquels d’autres territoires sous influence métropolitaine seront confrontés dans les décennies à venir. Cette idée forte s’articule à une réflexion transdisciplinaire plus large sur ce qu’est l’urbain, en particulier ce que sont les métropoles dans un monde fini. L’hypothèse de cette réflexion plus générale considère la métropole non pas seulement comme un lieu de concentration d’ampleur mondiale des populations, des activités et des richesses, mais comme un dispositif de renouvellement cyclique des principes de l’accumulation primitive, c’est-à-dire d’une accumulation par dépossession qui, dans un monde anthropocène, tendrait à l’intensification de la violence légitime et au cannibalisme spatial.

Chacun des six épisodes participe à la discussion de ces deux hypothèses transversales en explorant une idée particulière : la guerre et les dispositifs de contrôle de la violence ; l’impermanence du patrimoine bâti et le rôle du foncier ; le séquençage sur le temps long des régimes et dispositifs d’accumulation capitalistique contemporaine ; l’événementiel, le tournant narratif de l’aménagement et la fragmentation du temps ; les régimes de présence du futur et la notion de modèle en aménagement ; et enfin la « destruction créatrice » des dynamiques multiscalaires de la renaissance urbaine.

Le propos toutefois, ne se veut pas complètement scientifique. Il s’agit ici en effet d’un essai. Il y a par conséquent dans ces Tokyologies, le mélange d’une intention narrative et d’un questionnement de recherche, qu’accompagne une certaine liberté de ton. Tokyologies est à ce titre un barbarisme qui fait référence à la mode japonaise des grands récits historiques portant sur le Japon (les Nihonjin-ron) et sur Tokyo, la capitale, anciennement appelée Edo (les célèbres Edojidai-ron). Constituant une littérature très en vogue dans le Japon des années 1960–1980, le courant des Nihonjin-ron et des Edojidai-ron a été fort justement critiqué pour son caractère parascientifique et les ambitions ultranationalistes des auteurs, plus attachés à défendre un récit réactionnaire sur l’exceptionnalisme nippon qu’à discuter académiquement une quelconque hypothèse de recherche. C’est cette mise en narration fallacieuse du pouvoir et de l’exceptionnel qui intéresse ici l’auteur. Il s’en inspire pour en retourner l’argumentaire essentialiste et pérenniste, et proposer au contraire une lecture constructiviste des dynamiques impérialistes de prédation et de domination qu’il devine derrière la croissance des métropoles — et en particulier de la plus peuplée d’entre toutes : Tokyo. Ses Tokyologies sont donc des anti Edojidai-ron, et se donnent à lire comme des tremplins intellectuels pour penser l’urbain à l’heure de l’anthropocène.

Au sujet de la série d’épisodes

Ce premier épisode s’intitule Sensō Tokyo — « sensō » pour guerre. Il se compose de deux parties, selon un découpage historique : une première dédiée au Tokyo pré-moderne, appelé alors Edo jusqu’en 1868 ; une seconde consacrée au Tokyo contemporain, s’étendant de la modernisation de l’ère Meiji (1868–1912) à nos jours — la toute jeune ère Reiwa (2019-…). L’hypothèse discutée ici, et qui participe de l’hypothèse générale de la série, est de considérer l’aménagement urbain de Tokyo comme étant hérité de l’actualisation de dispositifs de contrôle pensés en différentes périodes militaristes ou de guerre — sensō donc. La guerre serait alors (dé)structurante de l’aménagement de Tokyo, par opposition à Kyoto structurée par la spiritualité, ou encore Osaka, structurée par le commerce. La capitale japonaise serait en ce sens le produit de la patrimonialisation par l’aménagement d’une succession de dispositifs de contrôle et de conquête agressifs, ce qui explique, dans la perspective de l’économie générale de la série des Tokyologies, comment Tokyo a pu être constituée en lieu de reproduction privilégié de l’accumulation primitive du capital et devenir la principale ville globale d’Asie de l’est.

Episode I — Tokyo avant Tokyo : Edo, et laccumulation primitive des ressources nécessaires à la violence.

10 février 2022. Il neige à Tokyo. Le maelstrom de flocons et de pluies fait soudain disparaître le chaos organique de l’urbain. Le lointain rebord de la ville rapproché par le manque de visibilité ressemble alors aux limites brumeuses des plateaux numériques où viendrait se perdre le joueur, le regard obstrué par le flou finissant de la programmation. Derrière l’opaque rideau météorologique, la ville pourtant existe — on devrait plutôt dire, la région urbaine. C’est à ce titre, la plus peuplée au monde, des dimensions auxquelles l’idée même de limite ne va plus de soi. Aussi, par convention, arrête-t-on Tokyo aux tracés administratifs des départements du Kantō — Tokyo-to, Kanagawa-ken (Yokohama), Chiba-ken, Saitama-ken, auxquels s’ajoutent Ibaraki-ken, Tochigi-ken et Gunma-ken.

Carte administrative du Japon contemporain. @Languillon, 2015.

Ici, la discontinuité du bâti n’est plus un critère pour définir la conurbation : le couloir d’urbanisation est quasi ininterrompu sur presque 500 kilomètres d’une nappe coulant jusqu’à Kobe, voire au-delà. En tout, la pieuvre du grand Tokyo raisonnablement limitée aux tentacules du Kantō, rassemblerait trente-cinq millions d’âmes — soit plus de la moitié de la France, presque toute l’Espagne, à quelques millions d’habitants, quatre fois plus que la totalité des Suisses… Un pays dans une plaine, en somme, où vit plus du quart des Japonais. Le ratio surclasse largement celui que l’on trouve entre Paris et la province et qui pourtant déjà fait apprendre aux jeunes écoliers de la République la fameuse macrocéphalie française. Un tel déséquilibre à l’égard du reste du pays évoque en cela ces anciennes capitales emprisonnées dans des confettis d’empires, dimensionnées pour de plus vastes horizons que leurs frontières subitement nationales — ainsi Vienne après le délitement de l’Autriche-Hongrie, ou Istanbul après la dissolution de l’empire Ottoman. Au regard de la taille très mesurée de l’archipel japonais, à la mesure de quels territoires une telle Tokyo est-elle construite — et possible ?

La belle harmonie de Reiwa 令和 et les dimensions pacifiées dune capitale immense

Alors que le Japon entame en 2022 la quatrième année de sa nouvelle ère « Reiwa » — littéralement, la « belle harmonie » — les dimensions de Tokyo ne peuvent que laisser songeur. Bien entendu, rien de naturel, ni les villes, ni leur taille. De nombreux travaux ont tenté, avec succès je pense, d’expliquer le pourquoi des villes, et le comment de leur croissance — le bénéfice historique de la concentration humaine sur la dispersion, et les conditions de sa reproduction au cours du temps, ainsi que celles de son accroissement. Mais comme Françoise Choay¹ l’écrivait ailleurs pour d’autres espaces, Tokyo n’est sans doute plus une ville. « Pourquoi les villes ? », « comment les villes ? », ne sont plus des questions auxquelles peuvent répondre celles et ceux qui se demandent « pourquoi Tokyo ? », « comment Tokyo ? ». Tokyo est en effet autre chose, à commencer par quelque chose de gigantesque. Pourquoi le gigantesque, comment le gigantesque, qu’est-ce que ce gigantesque ? Ces questions sont l’objet de ce texte. Je ne prétends pas ici en épuiser toutes les réponses possibles. Mon intention est d’en proposer une grille de lecture fondée sur mon expérience et de Tokyo, et des sciences urbaines.

Les limites multiples de Tokyo. @Languillon, 2015. Source : Pelletier, 2008.

Malgré l’affichage fallacieux de l’harmonieuse sémantique de Reiwa, peut-on penser le gigantisme urbain seulement en temps de paix ? Pour le dire autrement, les conditions qui prévalent à la formation d’une gigapole peuvent-elles se passer de tout impérialisme et la violence afférente ? Une idée-reçue héritée des tenants d’Adam Smith postule le fait, idéologique à mon sens, que la croissance d’une ville serait due à la prospérité tirée du commerce, dans l’acception large du terme, c’est-à-dire la capacité d’une centralité à attirer des flux et à favoriser l’échange sur son territoire. Or, le commerce adoucissant les mœurs nous dit-on, autant qu’il nécessite des gages de stabilité — il serait donc de ce fait à la fois l’alpha et l’oméga, ou la condition et le produit de la paix — la croissance urbaine reposerait en partie sur la capacité des politiques à garantir ladite stabilité et ladite paix sur de vastes espaces au profit de la ville qu’ils gouvernent. Croissance urbaine et expansion du commerce seraient même fortement corrélées à celles de la paix par une équivalence presque mathématique, ce que par exemple la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide auraient démontré empiriquement. L’expansion plus vaste que jamais d’une paix à un monde unifié aurait permis la formation des métropoles et des villes globales, dont la taille aurait cru en proportion des richesses accumulées par l’échange, et l’ampleur de ces richesses en proportion de la superficie des territoires incorporés dans les dynamiques économiques et géographiques de ladite paix³. En vérité, rien n’est plus faux, et j’émets l’hypothèse, radicale, que les dimensions et les richesses des gigapoles ne sont pas à la mesure de la capacité de leurs acteurs à faire fructifier la paix⁴, mais bien plutôt de leur capacité à maîtriser la guerre — je dis bien maîtriser⁵, et non point faire ou contenir la guerre.

J’entends déjà deux critiques à cette hypothèse — réfutable donc. Comment faire un si mauvais procès à Tokyo, qui a perdu la dernière guerre mondiale, et en est de surcroît ressortie presque complètement détruite ? En outre, à parler de paix, cette dernière n’est-elle pas justement définie a minima par l’absence de guerre, ce qui suppose que le risque de guerre ait été maîtrisé par des acteurs ayant acquis la capacité à en prévenir l’actualisation ? La première remarque tend à soustraire Tokyo du propos ; la seconde à le rendre tautologique donc, inopérant, par la méconnaissance apparente de l’auteur de ce que serait la paix par rapport à la guerre. C’est par conséquent de la nécessité de faire de Tokyo le paradigme de cette hypothèse — à savoir, que la taille et la prospérité des gigapoles dépendent de la capacité des agents qui les aménagent à y patrimonialiser des dispositifs de maîtrise de la guerre permettant le contrôle de vastes territoires à l’échelle desquels sont pensées, construites et gouvernées lesdites gigapoles — autant que d’en démontrer toute la pertinence dont il est question dans ce qui suit. Cela suppose de revenir aux origines de la croissance historique de Tokyo, de montrer en quoi sa nature actuelle diffère de celle d’une ville, et enfin d’interroger son rapport à la guerre et à la paix, une fois ces notions précisées.

Edo 江戸, dispositif de contrôle à larrière dun front pionnier actif

Avant de devenir l’actuelle capitale impériale du Japon, Tokyo se nommait Edo, et abritait le siège du shogunat de la dynastie des Tokugawa⁶ — c’est-à-dire le gouvernement militaire (aussi appelé bakufu). Contrairement à Kyoto⁷ et aux anciennes capitales impériales du Japon, dès l’origine aménagées par la spiritualité — à ce titre, l’empereur est le tout premier prêtre shinto⁸ du pays –, contrairement aussi à Osaka, qui est de fait un nœud commercial majeur très ancien, ou encore Yokohama et Kobe qui sont des ports plus récents structurés par l’échange avec l’étranger, la conquête et les activités militaires sont des éléments consubstantiels de l’actuelle capitale japonaise, et ce depuis sa fondation. Sa raison d’être initiale, ou son facteur de distinction, est ainsi pour une grande part militaire. Il est néanmoins important d’en différentier deux modalités réunies plus par hasard, me semble-t-il, que par nécessité, et qu’éclaire le double acte de fondation d’Edo.

Une première mention fait remonter les origines de la ville au XVème siècle⁹, avec un certain Dōkan Ōta, alors seigneur de second ordre, qui prend possession de terres peu mises en valeur sur le rivage d’une vaste baie abritée en fond de crique¹⁰, à proximité d’un fleuve côtier — la Sumida, diffluent de l’Arakawa. Le site est alors favorable à l’établissement humain, qui est à l’époque purement instrumental. La baie protège la ville des tsunamis, en particulier ceux générés par les séismes du nord, les plus fréquents. La Sumida permet le transport de marchandises, et rend possible à cet endroit une rupture de charge bénéfique à l’activité commerciale. Elle draine une plaine fertile qui assure un approvisionnement aisé en produits agricoles. Toutes ces caractéristiques sont bénéfiques à la fondation d’une ville, et à sa croissance en temps de paix². Plutôt que de ville toutefois, Edo est alors une jōkamachi¹¹ très modeste, et ressemble à un oppidum en bois surplombant un village de pêcheurs : sa fonction militaire est bien originellement première³. Annexe de la province médiévale du Musashi, gagnée progressivement depuis le VIIIème siècle sur des peuplades locales affiliées aux Aïnous, Edo se trouve sur le front pionnier actif de la remontée septentrionale des Japonais vers le Tōhoku et l’île d’Hokkaidō (alors appelée Ezo). De ce grand mouvement résultent de nombreuses autres villes fixant l’avancée du peuplement au détriment des primo-occupants, dont celle de Sendai, fondée au début du XVIème siècle par le puissant Date Masamune, ou plus récemment Sapporo, au milieu du XIXème siècle.

Pour un seigneur mineur comme Dōkan Ōta, Edo est un pari sur l’avenir, car la ville ouvre sur le nord de Honshū et ses promesses de conquêtes, de richesses à piller, de terres à confisquer, et de gloires militaires à forger — ce qui n’aurait pas été possible plus au sud, où les fiefs sont en outre déjà largement attribués, l’espace densément aménagé, et les opportunités d’établissement de nouveaux entrants dans le cercle fermé et très compétitif des dominants politiques, quasi nulles. En un mot, Edo est à l’image des ambitions personnelles de la famille de Dōkan Ōta : petite, peu connue, avec un potentiel d’accroissement important que permet la proximité de ressources nécessaires à l’exercice coûteux de la violence dont dépend tout acte d’accaparement et de dépossession — soit une forme de ce que les marxistes appellent l’accumulation primitive d’un capital¹³.

L’accumulation primitive, que les marxistes considèrent comme nécessairement violente, ne peut se faire que dans un nombre restreint d’espace-temps, dont le front pionnier constitue une des options les plus favorables, en raison du fait que s’y trouvent réunies trois conditions primordiales à sa mécanique : des ressources indispensables au financement et à l’expression coûteuse de la violence (agricoles, naturelles, humaines…) ; la légitimité à l’exercer (hiérarchie entre les colons et les primo-occupants) ; et le caractère auto-cumulatif (d’aucuns pourraient dire, le cercle « vertueux ») du processus « ressources accaparées-ressources mobilisées dans l’exercice de la violence ». Edo est, dans cette perspective, aménagée autant comme un dispositif militaire qu’une ressource géographique à l’expansion territoriale, et permet de fixer dans le territoire japonais alors en construction les ambitions personnelles d’une famille de petite noblesse dont l’ascension sociale et politique dépend de sa capacité à concentrer un capital primitif — c’est-à-dire à déposséder et accaparer un capital pris à d’autres sans contrevenir à la légitimité de son assise et à sa respectabilité dans le cadre des référents politiques, sociaux et culturels qui sont les siens à ce moment-là¹⁴.

La fondation d’une capitale shogunale

Le second acte de fondation d’Edo a lieu une centaine d’années plus tard, à la fin du XVIème siècle, lorsque Ieyasu Tokugawa, à l’origine seigneur secondaire ayant connu une ascension fulgurante, accepte d’échanger l’ensemble de ses fiefs de la province de Mikawa (près de l’actuelle Nagoya) avec ceux de la région d’Edo dans le cadre d’un accord géopolitique avec son grand rival de l’époque — et premier unificateur de l’archipel : Hideyoshi Toyotomi. Pour ce dernier, l’opération consistait à éloigner un concurrent dangereux du cœur de pouvoir, en particulier de l’empereur¹⁵ installé plus au sud à Heiankyō (ancienne Kyoto), et de ses propres fiefs personnels, situés aux alentours d’Osaka. Pour Ieyasu Tokugawa, le pari est risqué mais l’intention est sans doute de gagner du temps dans le rassemblement de ses forces, qu’il fait au bénéfice discret de son éloignement relatif. Dans le calcul du risque et du bénéfice de l’opération, la localisation plus au nord du front pionnier sur les Aïnous constitue très certainement une ressource clé, qui lui offre un potentiel de récompense foncière important pour des vassaux en quête de fiefs et de territoires, ce que Ieyasu une fois shogun utilisa à bon escient à l’égard de ses plus fidèles obligés — dont Date Masamune justement, qui fonde Sendai, ville devenue depuis la principale métropole du nord de Honshu (le Tōhoku).

Dans l’échange territorial politiquement risqué que représente Edo, la posture de Ieyasu Tokugawa est vraisemblablement à peu près la même que celle de Dōkan Ōta un siècle plus tôt, et la ville (disons sa situation géopolitique plutôt que son bâti, encore très pauvre) doit lui servir de levier de puissance. C’est pourquoi, une fois remportée la bataille décisive de Sekigahara¹⁶, Ieyasu, devenu shogun, fait le choix de capitaliser sur Edo — là où les précédents shoguns de la famille Ashikaga avaient choisi de s’installer près de la cour et de l’empereur afin d’en contrôler les intrigues¹⁷. Ieyasu privilégie alors l’éloignement d’Edo, la capitale de son propre fief, où il installe son bakufu (gouvernement militaire). Dans un état encore assez similaire au village de pêcheurs de Dōkan Ōta, il y ordonne de grands travaux. Ces derniers n’ont pas juste pour ambition de doter Edo des infrastructures capitales à sa croissance démographique, à son développement économique, et à l’accueil d’une administration d’Etat. Certes, la planification afférente à l’urbanisation rapide du lieu et l’artificialisation d’un milieu encore sauvage — en particulier, Ieyasu chercha à assécher les marais littoraux et à construire sur la baie un foncier précieux gagné sur la vulnérabilité de terrains soumis aux risques de submersion — constitue un des objectifs de l’entreprise. La durcification de l’existant (recours à la pierre, en plus du bois) en est un autre. Mais l’urbanisme voulu par Ieyasu Tokugawa ne répond pas à la seule injonction de la croissance urbaine : il encapsule dans le territoire sa volonté de pouvoir et de contrôle, et inscrit dans l’aménagement physique de la ville, via la fixation spatiale d’un dispositif politique appelé ultérieurement sankin kōtai, la structuration et l’ordre politique du régime à la tête duquel le shogun cherche à se maintenir.

Le sankin kōtai¹⁸ est un système de double résidence des seigneurs japonais (daimiyō et shōmyō) qui étaient obligés par le shogun à venir régulièrement séjourner à Edo, et à y laisser femme et enfants lorsqu’ils repartaient dans leur propre fief. Politiquement, l’intérêt de l’opération est triple pour les Tokugawa : il s’agit de forcer une obéissance et une fidélité absolue de rivaux potentiels en gardant leur famille dans une situation proche de la prise d’otage, à disposition du shogun qui peut, si besoin, les exécuter ; par les mouvements incessants d’aller-retour entre Edo et les fiefs locaux, il s’agit de capturer une partie du temps et de la logistique des seigneurs de guerre trop occupés de ce fait pour fomenter des conflits armés (l’éloignement d’Edo des bassins historiques du pouvoir est donc à ce titre un dispositif de capture du temps politique en soi de ses vassaux-rivaux) ; enfin, en raison des coûts prodigieux liés aux déplacements des seigneurs et d’une partie de leurs effets et personnel, mais aussi liés aux frais de maintenance d’une double résidence, le système prive les puissants de ressources nécessaires au financement de la violence¹⁹, en particulier celles qu’ils pourraient tourner contre le pouvoir shogunal. Dans chacun de ces trois enjeux, l’espace (son aménagement, ses dimensions — l’éloignement par exemple — son coût, sa résistance) est plus qu’un support : il est un dispositif de dépossession de ressources en soi, au cœur du système de reproduction et de maintien sur le temps long de l’autorité dynastique du shogunat²⁰.

Carte d’Edo établie en 1853 sur la base d’un document datant de 1644 ou 1645 (antérieur tout du moins au grand incendie de Meireki (1657) comme l’atteste l’absence du pont Ryogoku, postérieur à la catastrophe. L’affichage est orienté avec le Nord en haut, qui est à l’opposé de l’orientation originelle du document. Les collines et les forêts sont dessinées en vert, les rizières en jaune, les ponts en rouge et les parties peintes en bleu indiquent la mer (baie de Tokyo), les cours d’eau et les douves (canneaux artificiels). Taille originale : Est-Ouest 201 cm x Nord-Sud 261 cm. Source : Archives nationales du Japon — archives en ligne.

Au cours de la période dite d’Edo (1603–1868) que couvre l’ensemble de la domination des Tokugawa, le sankin kōtai évolue. Si Ieyasu en a été l’initiateur, il est institutionalisé et codifié en 1635 par le troisième shogun, Iemitsu (1604–1651), avant d’être réformé plusieurs fois, en particulier en 1722 du temps du huitième shogun, Yoshimune (1684–1751), qui accélère la rotation des seigneurs. Toujours est-il que l’obligation de résidence alternée impacte à la fois l’urbanisme d’Edo et l’aménagement national. A l’échelle de la ville, le sankin kōtai conduit à une structuration double. Une première logique distingue d’un côté la partie occupée par les demeures seigneuriales, concentrées dans ce que l’on appelle la yamanote (ville haute), et de l’autre la ville des artisans et des commerçants, attirés à Edo pour répondre aux besoins d’une cour nombreuse et mouvante, formant la shitamachi²¹ (ville basse). Une seconde logique, propre à la yamanote, distribue les demeures seigneuriales en fonction de leur pouvoir et de leur proximité politique au shogun, transformée alors en proximité spatiale. Ainsi, les proches des Tokugawa sont installés aux portes du palais shogunal, dans l’actuel quartier de Marunouchi, littéralement le quartier « à l’intérieur du cercle » (les premières douves, symbolisant aussi le cercle fermé des plus fidèles). Le reste des résidences suit la spirale des fortifications et de leurs canaux, qui s’enroulent autour du cœur politique et géographique d’Edo, à savoir la forteresse shogunale.

A l’échelle du pays, enfin, le mouvement régulier des cortèges seigneuriaux du sankin kōtai conduit à structurer les cinq grandes routes du Japon — les Gokaidō — dont les deux plus connues sont celles qui relient Edo (le bakufu) à Heiankyō (la cour impériale) : la Nakasendō passant par l’intérieur des terres, et surtout la Tōkaidō, passant par le littoral, repris par l’actuel axe autoroutier et ferroviaire du shinkansen qui structure de nos jours la célèbre mégalopole japonaise dite justement du Tōkaidō. Ces cinq grandes routes ne se réduisent pas à une simple infrastructure de transport, mais sont également jalonnées d’étapes, de restaurants, de résidences et de forteresses, qui participent de la redistribution territoriale des richesses et contribuent à la stabilité géographique et économique du régime. En retour, Edo croît proportionnellement à la capacité du régime à asseoir la domination politique de la famille des Tokugawa et à renforcer son immense dispositif de contrôle spatial, faisant de la ville l’une des plus peuplées du monde à partir du XVIIIème siècle — date à laquelle elle dépasse le million d’habitants. La taille est alors à la mesure non pas de la pax Tokugawa, mais de la capacité du clan à maîtriser la guerre par une domination qui s’exerce essentiellement par le contrôle et l’aménagement de l’espace, ayant justement acquis cette capacité de leur victoire militaire à Sekigahara.

La patrimonialisation d’un dispositif d’accumulation primitif nommé Edo

Les travaux entrepris par Ieyasu Tokugawa et ses successeurs font progressivement d’Edo la clé de voûte du régime politique et du pouvoir militaire du Japon : du point de vue géographique, la ville se transforme en un immense dispositif de contrôle structuré à l’égard des autres seigneurs, ainsi qu’un gigantesque dispositif de guerre à l’arrière d’un front pionnier actif (de plus en plus loin au fur et à mesure de sa remontée) ; du point de vue individuel du shogun (et ses successeurs), elle constitue une ressource territoriale majeure au pouvoir de son clan, ce dernier étant inscrit physiquement dans l’urbanisme de la ville qui s’enroule en spirale autour de la forteresse. Edo n’est alors plus pensée comme une ville, mais comme une machine spatiale à reproduire les bénéfices claniques d’un régime militaire dont elle est le principal dispositif de régulation et de puissance et, de ce fait, la ressource principale à sa reproduction voire à sa consolidation. Pour le dire autrement, c’est parce qu’Edo est aménagée comme un dispositif de contrôle et fixe dans l’espace la mécanique complexe du pouvoir du clan Tokugawa pris militairement sur le reste du pays qu’elle devient une ressource spatiale²² clé dans la stabilité de ce pouvoir même et dans la longévité du régime politique qui en porte le nom. En retour, cette stabilité assure la croissance de la ville. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la fallacieuse pax Tokugawa qui fait croître Edo est le fruit de la maîtrise, voire de la confiscation exclusive, des ressources nécessaires à la violence et à la guerre par les shoguns à leur profit, via la spatialisation de cette maîtrise par le biais de l’urbanisation d’un immense dispositif de contrôle étendu à tout le pays.

Pour le dire autrement, Edo fait passer le pouvoir de Ieyasu d’une dimension personnelle à une dimension dynastique via sa patrimonialisation, c’est-à-dire son inscription dans l’espace et le temps long de l’aménagement. L’accumulation primitive joue alors dans la tactique personnelle et la consolidation individuelle du pouvoir, alors que c’est la patrimonialisation du sankin kōtai dans la structure d’Edo qui joue dans la stratégie dynastique de long terme. Cette patrimonialisation réactive toutefois une forme d’accumulation primitive du capital, étant donné que l’aménagement d’Edo est essentiellement pris en charge par les seigneurs auxquels le dispositif du sankin kōtai est destiné, puisque ce sont d’eux que provient une grande partie des fonds²³ qui financent les grands travaux d’Edo — ce qui s’apparente bien à une forme de confiscation du capital²⁴. Pour le dire encore autrement, l’accumulation primitive est un détonateur et relève d’une tactique personnelle, et le passage au pouvoir dynastique dépend de la maîtrise de l’espace et du temps sur le long terme : c’est là une stratégie patrimoniale par laquelle l’accumulation primitive est institutionnalisée. Tactique et stratégie opposent alors terme à terme individuel et familial, éphémère et patrimonial, fief et dispositif de contrôle, ville et capitale, pouvoir politique et régime politique, accumulation primitive par la force et accumulation primitive par le droit : la différence entre les deux relève de la patrimonialisation du contrôle, et donc de la maîtrise de l’aménagement de l’espace qui permet celle de l’espace même et des individus qui y sont attachés. Sans cela, le pouvoir de Ieyasu Tokugawa se serait très probablement éteint avec lui — et le dispositif appelé Edo aussi.

Tokyo, le 10 février 2022

Par Raphaël LANGUILLON-AUSSEL, Chercheur titulaire, Institut français de recherche sur le Japon, Tokyo (languillon@mfj.gr.jp/@LanguillonR).

Tokyologies — Essai critique sur la métropole par Raphaël Languillon-Aussel (Episode 1/6) Sensō Tokyo — 戦争東京. Dispositifs de front, capitalisation de guerres

Notes

1. Célèbre urbaniste française, Françoise Choay est l’auteure en 1994 d’un texte devenu depuis un classique des études urbaines francophones au sujet de la mort des villes et de l’avènement de l’urbain généralisé. Son propos est de dire que les dynamiques d’urbanisation de la seconde moitié du XXème siècle ont fait sortir la ville de ses limites physiques et conceptuelles. L’étalement urbain aurait alors conduit à dissocier la forme physique (l’urbs) des communautés politiques qui les habitent (civitas), pour produire d’autres agencements spatiaux qui sont le produit, à divers degrés, de la densité et de la diversité des populations, des fonctions et des activités qui forme alors la très large catégorie de l’urbain. Voir à ce titre Choay F., 1994, Le règne de l’urbain et la mort de la ville, in La Ville, art et architecture en Europe 1870–1993, Paris : Centre Georges-Pompidou, pp. 26–35.

2. Contrairement à une conception wébérienne de l’espace, mon objet n’est pas de montrer en quoi la ville est le lieu d’un éventuel monopole de la violence légitime ni, à la différence d’Antoine Picon et son ouvrage La ville et la guerre, en quoi les activités militaires et les considérations stratégiques de défense ont structuré la forme physique des villes. Mon propos se positionne sur un tout autre plan, et tend à considérer que la taille des villes, et leur évolution ultérieure en métropoles et en gigapoles, résultent non pas de la prospérité économique en temps de paix (le doux commerce d’Adam Smith), mais de la capacité des acteurs qui les gouvernent et les aménagent à y patrimonialiser des dispositifs de maîtrise de la violence à laquelle sont virtuellement soumises de vastes portions de territoires à la mesure desquelles la métropole ou la gigapole est agressivement dimensionnée et aménagée, selon le principe d’une reproduction permanente, via lesdits dispositifs de maîtrise de la violence, d’une accumulation primitive des richesses et des ressources nécessaire à la croissance et la gouvernance complexe desdites gigapoles.

3. A ce titre, il ne me semble pas relever du hasard le fait que la sociologue Saskia Sassen publie son célèbre ouvrage sur les villes globales en 1991, exactement l’année de la chute de l’URSS. Je soupçonne au contraire ce tournant épistémologique d’être aussi idéologique et fortement corrélé au contexte géopolitique post-guerre froide. Il serait alors, à mon sens, fondé sur un double postulat (que je réfute) : d’une part, l’émergence des villes globales aurait été permise par l’extension mondiale de la paix et la stabilité du modèle anglosaxon du capitalisme triomphant ; d’autre part la convergence et la hiérarchisation mondiale des espaces urbains aurait été la résultante de la convergence et de la hiérarchisation mondiale des régimes capitalistiques alignés sur le modèle américain, après la victoire éclatante de ce dernier face au modèle soviétique. Autrement dit, la date de publication de l’ouvrage de Saskia Sassen est pour moi un indicateur (ou un aveu ?) de la dimension idéologique sous-jacente à un propos scientifique néanmoins de grande qualité théorisant l’objet géographique nouveau (à l’époque) que sont les villes globales et, plus généralement, les métropoles, et cherchant à en expliquer la nature et la vitalité. Je pense au contraire, que les villes globales post-guerre froide ne doivent rien à la paix mais tout à la capacité de leurs acteurs à avoir gagné la guerre et donc, à en avoir maîtrisé les dispositifs et les ressources nécessaires à son exercice — ce qu’ils n’hésitent pas à actualiser régulièrement, comme l’ont par exemple régulièrement montré les guerres en Irak.

4. C’est pourtant sur cette posture idéologique que l’urbain a été conceptualisé par rapport à la notion de ville, à savoir que c’est le dépassement par le front d’urbanisation des murailles qui enserraient les villes et que rendraient obsolescentes l’état de droit et la paix qui permettrait intellectuellement de faire de l’urbain une catégorie géographique universelle — ce que l’on apprend à tous les apprentis géographes à l’université. Or, faire de la destruction des murs et du franchissement des zones non aedificandi des villes le principe fonctionnel et notionnel fondamental du passage de la ville à l’urbain généralisé est une posture idéologique qui postule une consubstantialité entre l’urbain, son expansion spatiale et épistémologique, et la pacification des sociétés — c’est-à-dire la défaite d’un état de guerre et la victoire d’un état de paix duquel procède alors l’émergence puis la consolidation métropolitaine. Je m’inscris en faux de cette vision de l’urbain, qui est à mon sens une mise en récit fallacieuse et partisane d’un certain ordre du monde — qui est aussi un certain ordre idéologie des sciences qui l’accompagne. La preuve en est qu’au Japon les villes n’avaient pas d’enceintes fortifiées, et que le passage à l’urbain par le dépassement des murailles n’y fonctionne pas car il est tout simplement inexistant — ce qui vide de sens l’approche européenne du passage de la ville à l’urbain par la paix et le dépassement de la guerre. Je pense au contraire que ce passage de la ville à l’urbain s’explique par d’autres facteurs et, concernant le couple guerre-paix, à une mutation des formes contemporaines que prend la guerre.

Sur un tout autre plan, on retrouve, avec l’avènement de la notion de « métropole », l’idée du franchissement d’un mur qu’évoque la note précédente, avec cette fois le mur de Berlin et le dépassement du rideau de fer. Dans cette perspective, les murs et leurs franchissements constituent des marqueurs épistémologiques à l’extension théorique de la grande catégorie de l’urbain : leur dépassement physique, corrélé à la modification d’un certain état de guerre et de paix, tend à chaque fois à stimuler les études urbaines pour dépasser d’anciennes notions d’explication et d’interprétation du réel et en proposer de nouvelles, jugées plus adéquates. Guerre et paix associées aux murs sont ainsi des moteurs majeurs de la transformation épistémologique des études urbaines. Je remercie ici Alexandre Rigal de m’avoir poussé à expliciter ce point grâce à nos passionnants échanges.

5. Je reviendrais plus loin sur le choix du terme. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy utilise le terme « contenir », autant dans le sens de contenant à la guerre que de dispositif qui en limite la propagation. Je préfère le terme « maîtriser », car cette violence potentielle peut à tout moment être mobilisée et exercée en fonction des intérêts et du bon vouloir des acteurs qui la contrôlent — sans doute en va-t-il de même pour l’arsenal nucléaire, qui fait l’objet d’une dissuasion que Dupuy critique lorsqu’il déconstruit l’idée de « contenir ». Je remercie ici encore Alexandre Rigal pour ses éléments de discussion stimulants sur le sujet.

6. Shogun et empereur sont deux figures très différentes. Si l’empereur est une figure spirituelle de nature divine et chef de l’Etat, le shogun est une figure temporelle de nature profane. Le pouvoir de l’empereur est autant politique que religieux, et hautement symbolique, alors que celui du shogun est surtout militaire, ce dernier étant le généralissime des armées — mais peut obtenir un pouvoir civil équivalent à chef de gouvernement dans certaines périodes de déclin du pouvoir impérial, que l’historienne Haruko Wakita a bien expliquées. Des observateurs européens ont alors été tentés de rapprocher, toute chose étant culturellement égale par ailleurs, l’empereur du pape et le shogun de l’empereur du Saint empire germanique. C’est oublier toutefois que le shogun n’est pas un chef d’Etat, même si les Tokugawa ont pu, de fait, en récupérer une partie des fonctions. Je ne prétends pas régler cette question en une note de bas de page toutefois, et renvoie ici aux innombrables écrits et débats qui existent à ce sujet.

7. A l’époque, Kyoto (littéralement « la ville capitale »), s’appelait Heiankyō, autrement dit la « capitale de la paix » (soit, de mon point de vue, une anti-Tokyo qui elle, serait la capitale de la guerre). Elle changea de nom avec le rétablissement du pouvoir de l’empereur et la fin de la dynastie shogunale des Tokugawa, en 1868, date qui ouvre l’ère Meiji (1868–1912).

8. Le shintoïsme est une religion animiste propre au Japon, instituée en religion d’Etat à certains moments de l’histoire du pays. Selon le Kojiki, un de ses textes fondateurs, l’empereur serait le descendant de la déesse du soleil Amaterasu via son fils Jimmu, premier empereur mythologique du Japon, Amaterasu étant elle-même fille d’Izanagi et Izanami, les dieux créateurs des îles de l’archipel. Le rapport entre l’empereur et le sol est alors quasi consubstantiel. Il résulte toutefois d’une construction sur un temps très long et résulte d’une convergence verticale d’intérêts couplée à une coalescence horizontale d’intérêts politiques locaux, comme l’a montré par exemple l’historienne Haruko Wakita.

9. Un document du XIIème siècle mentionne déjà Edo bien avant les archives se rapportant à Dōkan Ōta, sans toutefois préciser l’existence ni de château ni même d’une ville. Il y est fait mention d’un certain Shigetsugu Edo, qui aurait pris pour nom de famille celui du lieu lui préexistant. Les origines du nom d’Edo en tant que lieu font toujours l’objet de débats.

10. La crique a, depuis, été remblayée puis effacée par l’aménagement d’une succession de terre-pleins construits sur la mer.

11. Le terme signifie littéralement « ville sous le château », et réfère au pouvoir urbanisant des forteresses aux pieds desquelles ont été aménagées des villes grâce au bénéfice de la protection que leurs habitants y trouvent autant qu’aux besoins des seigneurs qui y font vivre vassaux, artisans, marchants et serviteurs.

12. Comme me le fait remarquer le géographe Philippe Pelletier, Edo n’est toutefois pas une ville-caserne, au contraire d’Hiroshima : ce point vient conforter mon intention de ne pas inscrire mon propos dans la perspective déjà défendue ailleurs, et à juste titre, par Antoine Picon. Le militaire ne m’intéresse pas tant au regard des infrastructures utiles à l’armée, que pour les formes et les dispositifs urbains que les tenants du contrôle militaire aménagent dans la perspective de maîtriser la guerre — c’est-à-dire, dans ma perspective critique, d’imposer à leur profit les conditions de la paix et les termes inégaux de l’échange qui en découle par le biais de l’inscription dans l’aménagement de leur domination.

13. L’accumulation primitive est le processus historique que Marx identifie dans les chapitres XXVI à XXXII du livre I du Capital ayant conduit, selon lui, à la concentration du capital aux mains d’une minorité par des actes violents — vol, expropriation, colonisation… Cette concentration originelle du capital, qui s’apparente à une confiscation, a alors dépossédé les masses des instruments nécessaires à l’exercice utile de leur travail, qui reste alors à l’état de puissance ou de potentiel (un travail sans capital ne peut se réaliser — par exemple un travail agricole sans champ, semences, outils… devient impossible). Cet état de dépendance rend dès lors obligatoire le recours au salariat, c’est-à-dire un état obligatoire de contractualisation de la vente du travail des non-possédants à la classe des possédants des facteurs de production. C’est donc cette accumulation primitive, opérée par une spoliation originelle violente, qui aurait permis la révolution industrielle et son corollaire, le salariat des masses de non-possédants qui forment le prolétariat.

Le recours au marxisme vis-à-vis du Japon du XVIème siècle peut sembler anachronique. C’est méconnaître toutefois la théorisation marxiste que de le penser, Marx analysant l’accumulation primitive du capital comme remontant très en amont du siècle qui est le sien et des dynamiques capitalistes qu’il analyse. Selon une logique marxiste donc, c’est bien dans le passé, y compris l’époque pré-moderne, qu’il faut identifier les moments de l’accumulation primitive du capital pour ensuite pouvoir en expliquer la concentration dans les mains d’une minorité quelques centaines d’années plus tard, au cours des révolutions industrielles du XIXème siècle. A ce sujet, Marx écrit dans le chapitre XXVI du livre premier du Capital : « L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. » Pour une discussion critique de la notion d’accumulation primitive ou des mécanismes économiques pré-capitalistiques, voir les travaux d’Eric Hobsbawm (1965), d’André Gunter Frank et de Eddy Trèves (1976), Robert Brenner (1977), Ellen Meiksins Wood (1995), ou plus récemment ceux de George Comninel (2014).

14. Si les dynamiques géographiques ou spatiales ne sont pas le cœur du propos de Marx, on observe depuis les années 1970–1980 un tournant spatial des travaux des commentateurs marxistes. Outre le tournant urbain d’Henry Lefebvre et son célèbre Droit à la ville (1968) — où celui-ci montre bien en quoi la confiscation des sphères de décision de la planification urbaine constitue un processus clé dans l’assise de la domination et la patrimonialisation du pouvoir des élites — le géographe américain David Harvey a cherché à démontrer à travers la notion de spatial fix en quoi l’espace, en particulier urbain, joue un rôle majeur dans les dynamiques d’accumulation du capital et la résorption des déséquilibres et des crises inhérents au capitalisme. Si pour Lefebvre l’urbanisation permet la fixation des idéologies et du pouvoir bourgeois dans les territoires via l’acte d’aménager, elle est pour Harvey une solution aux crises des régimes capitalistiques et donc un moyen de sauver à la fois la valeur du capital et le pouvoir des possédants, et donc, in fine, la stabilité des régimes économiques et politiques portés par les idéologies des élites au pouvoir. C’est dans cette double perspective critique et ce tournant spatial des études marxistes que je formule ici l’hypothèse des ambitions de Dōkan Ōta à Edo, reprises ensuite par les Tokugawa.

15. A cette époque, le pouvoir de l’empereur et de la cour était amoindri et devait composer avec une succession de familles ou dirigeants militaires : la famille des Ashikaga, puis celle des trois grands unificateurs du Japon que furent Nobunaga Oda (1534–1582), Hideyoshi Toyotomi (1537–1598), puis Ieyasu Tokugawa (1543–1616), ce dernier fondant une dynastie de shoguns, ou généralissimes des armées, ayant de surcroît la main sur les affaires civiles de l’Etat.

16. La bataille de Sekigahara a lieu en 1600 et oppose les armées de l’est du Japon, menées par Mitsunari Ishida, à celles de l’ouest, conduites par Ieyasu Tokugawa. La victoire accorde à ce dernier un pouvoir sans équivalent, et en fait le troisième unificateur du pays (après Nobunaga Oda et Hideyoshi Toyotomi). La victoire de Ieyasu Tokugawa démontre de l’efficacité de sa stratégie territoriale autour d’Edo comme de ses choix géopolitiques, grâce à quoi il peut s’imposer à tout autre seigneur et devient shogun avec l’aval de l’empereur — qu’il choisit de ce fait de maintenir à la tête symbolique de l’Etat.

17. S’immiscer dans les intrigues de la cour constituait de ce fait un gaspillage de ressources et d’énergie qui fut sans doute en partie à l’origine de l’épuisement et de la chute de la précédente dynastie shogunale, celle des Ashikaga, qui a régné pendant la période Muromachi (1336–1573) et a été chassée du pouvoir par Nobunaga Oda. Ieyasu refusa à juste titre de répéter cette erreur et décida de mobiliser l’essentiel de ses ressources (puis celles des autres seigneurs du pays une fois devenu shogun) dans l’aménagement et la consolidation de la capitale de son fief, Edo. Le choix des Ashikaga de rester proches de la cour était aussi contraint par l’absence d’assise territoriale suffisante pour se doter des ressources nécessaires au financement du coût de l’éloignement à l’empereur.

18. Le sankin kōtai est promulgué en 1635 par Iemitsu Tokugawa qui modifie les « Lois des familles guerrières » (dites Buke shohatto) établies par son prédécesseur, Hidetada. Il y précise que l’ensemble des seigneurs des grands domaines du pays (daimyō) comme des plus petits (shōmyō) doit se rendre à Edo un an sur deux à la quatrième lune, pour en repartir à la troisième lune de l’année suivante. La rotation sur une même résidence est donc de deux seigneurs. Yoshimune, huitième shogun de la dynastie, réduit le temps de séjour à Edo à six mois, ce qui augmente la rotation sur une même résidence de deux à quatre seigneurs, allégeant le coût du système pour les daimyō et les shōmyō.

19. Quand on sait que la plupart des grands travaux d’Edo sont en outre financés par les seigneurs eux-mêmes en gage de fidélité, on mesure à quel point la construction de la capitale du shogunat a joué un rôle clé dans l’accumulation primitive du capital et l’assise du pouvoir shogunal des Tokugawa, qui pratique par là une forme généralisée de racket adossée à un système de prise en otage des familles rivales/vassales.

20. Comme me l’a fait remarquer très justement Philippe Pelletier, c’est aussi un système qui nécessite de la place, à la mesure des besoins seigneuriaux, donc un foncier disponible important. L’aménagement quasi ex-nihilo que permet la ville haute et les rebords du plateau de Musashi à Edo renforce l’intérêt du site sur d’autres territoires, dont Heiankyō, la capitale impériale, déjà densément aménagée.

21. Cette distinction ville haute yamanote et ville basse shitamachi se complète par un troisième espace, celui des activités plus ou moins licites, avec en particulier le quartier des plaisirs de Yoshiwara, aménagé pour occuper des samouraïs rendus oisifs par l’obligation de résidence de leurs seigneurs à Edo et l’impossibilité généralisée de faire la guerre. La maîtrise de la guerre nécessite alors une autre forme d’accumulation primitive, elle aussi violente : celle du plaisir et des corps, aménagée au profit de la gent masculine, en particulier de la caste élevée des guerriers. Cette pratique a un lien direct, il me semble, avec le recours aux « femmes de réconfort » coréennes, chinoises et taïwanaises au cours de la seconde guerre mondiale — une piste de réflexion supplémentaire quant au caractère cyclique et non pas historique de l’accumulation primitive.

22. La dimension patrimoniale de cette ressource la distingue d’autres types de ressources spatiales, comme le riz (ressource principale de l’impôt) ou le foncier : c’est la patrimonialisation du dispositif de contrôle qui devient une ressource en soi au régime politique. Pour le dire autrement, c’est l’inscription dans le territoire sur le temps long de l’aménagement des logiques de l’agencement spatial du dispositif qui constitue une ressource au contrôle politique et à la stabilité du régime (donc sa longévité). Cette dernière est multiple : ressource à la reproduction du régime politique, ressource à la confiscation de la violence d’autrui et à l’expression de la violence légitime (les deux facettes du contrôle : capacité à empêcher et capacité à exprimer), ressource à l’accumulation secondaire succédant l’accumulation primitive (ressource à la reproduction en quelque sorte)… Cette ressource patrimoniale a des usages, des rôles, des modes d’expression et des potentiels multiples.

23. Ces fonds proviennent de l’exploitation de leurs propres fiefs : la construction d’Edo et du dispositif de contrôle dépend donc d’un grand mouvement de concentration des ressources de tout le pays vers la capitale du shogunat. Cela initie un mouvement initial de concentration du capital : l’accumulation primitive est donc aussi contemporaine d’une certaine mise en mouvement géographique du capital, conduisant à l’aménagement des infrastructures nécessaires à ce mouvement dont la structuration sur le temps long explique l’inertie des logiques présidant à la concentration : une fois inscrit dans le territoire via les infrastructures, les représentations, les usages… un tel mouvement génère un certain ordre du monde qui a tendance à rester sur le très long terme. Pour le dire autrement, une fois passé dans l’aménagement de l’espace et donc patrimonialisé, un certain agencement spatial crée une dépendance historique des sociétés à son égard, ce que les anglo-saxon appellent path dependency. On retrouve cette dépendance au choix initial d’aménagement (au « chemin ») dans les logiques de circulation et d’accumulation du capital. L’accumulation primitive crée donc un certain ordre du monde qui, une fois patrimonialisé (inscrit dans les logiques d’aménagement) devient quasi-irréversible. La métropolisation de Tokyo doit donc beaucoup à la façon dont les Tokugawa ont pensé et construit physiquement et politique Edo et son régime (à la fois régime d’accumulation primitif et secondaire, et régime politique) — c’est en tout cas l’idée que je souhaite défendre ici et poursuivre dans la seconde partie de ce texte sur les pagures du contrôle.

24. A ce titre, le sankin kōtai joue deux fois contre le pouvoir des seigneurs : dans son fonctionnement, et dans son financement — un peu comme si en plus d’avoir porté la croix de sa crucifixion, le Christ avait dû en acheter les matériaux et la faire lui-même…

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École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.