Transition écologique, révolution comptable

Et si la transition écologique passait par une révolution comptable ?

Sylvain Léauthier
Anthropocene 2050
6 min readApr 14, 2021

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Une généalogie des systèmes comptables, une remise en cause de ceux-ci mais aussi la proposition d’un nouveau modèle comptable intégrant l’homme et la nature, c’est ce que nous propose Jacques Richard dans son ouvrage “Révolution comptable — pour une entreprise écologique et sociale”.

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“Les chiffres ne sont pas donnés, ils sont politiques.”

C’est avec ces mots que Fabrice Bardet, chercheur à l’Université de Lyon (ENTPE — Ecole de l’aménagement durable des territoires) a débuté l’échange avec Jacques Richard le 25 novembre 2020, dans le cadre des Mercredis de l’Anthropocène organisés par l’Ecole Urbaine de Lyon.

Tout chiffre, et plus globalement toute donnée, est en effet une construction. Et la manière de les produire, de les représenter, de les communiquer porte en elle une idéologie.

Mais qu’en est-il de la manière de structurer, de penser l’agencement des chiffres ?
Pour Jacques Richard, docteur en sciences de gestion, expert-comptable, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine, les normes et systèmes comptables sont le reflet de leur époque. Peu interrogés, ignorés par les économistes, ils pourraient pourtant être une clé dans la crise sociale et environnementale que nous traversons.

Une généalogie de notre système comptable

Dans son ouvrage “Révolution comptable — pour une entreprise écologique et sociale”, publié en 2020 aux éditions de l’Atelier, Jacques Richard nous conduit aux fondements de notre système comptable actuel, convaincu que la comptabilité dirige l’économie et non l’inverse, comme la plupart des observateurs pourraient avoir tendance à le croire.

Florence, fin du XIXe siècle. Francesco di Marco Datini, négociant, imagine un nouveau système qui permet un contrôle régulier et systématique de la performance des entreprises, avec l’introduction de la comptabilité double (crédit / débit, actif / passif) -devenue depuis la norme- et “un fantastique outil de conservation de leur seul capital financier” : c’est le concept de capital-dette. La quasi-totalité des économistes, de François Quesnay à Thomas Piketty, considèrent que le capital est un moyen d’action, une chose à “user”, alors que les fondateurs de la comptabilité comme Datini ont considéré qu’il s’agissait d’une dette vis-à-vis d’eux-mêmes : quand une personne investit dans une entreprise, elle conçoit son investissement (son capital) comme un prêt que sa personne privée concède à l’entreprise ; l’entreprise lui doit la conservation de son capital, dans une sorte de dédoublement de personnalité.

Statue de Francesco di Marco Datini (1335,1410) marchand et financier italien, sur la Piazza del Comune de Prato (Toscane).

Une nouvelle constitution mondiale comptable

Cette approche des “fondateurs de la comptabilité” est aujourd’hui remise en cause par un nouveau principe comptable qui s’impose à l’échelle internationale et qui souhaite prendre en compte les revenus futurs dans le bilan comptable des entreprises : c’est le principe du goodwill, caractérisé notamment par la différence entre la valeur d’achat d’une société et sa valeur économique.

Une pratique qui rompt avec la tradition comptable, plus prudente, dans laquelle l’objectif de revente n’était pas au premier plan : “les fondateurs de la comptabilité, qui étaient entrepreneurs, ne mettaient aucun bénéfice potentiel dans leur comptabilité, ils savaient distinguer ce qui est prévu et ce qui est réalisé”, analyse Jacques Richard.

Pour l’expert comptable, cette nouvelle tendance s’est installée avec la dérive de la nouvelle économie, avec des entreprises qui ont une valeur en bourse totalement déconnectée de leur valorisation comptable.

Or, ce nouveau schéma comptable possède un aspect normatif très puissant, Jacques Richard parlant de “nouvelle constitution mondiale comptable”, qui entérine la possibilité d’inscrire dans le bilan des bénéfices potentiels, non réalisés.

“Les normes comptables sont influencées par les économistes. Dans cette bataille, les comptables perdent du terrain”, souligne Jacques Richard.

Dès lors, comment revenir à une comptabilité qui protège et qui conserve ?

Pour Jacques Richard, “il faut revenir à la pureté du modèle : ne jamais inscrire de bénéfices futurs dans ce cadre comptable, afin de retrouver ce principe de conservation”, dans le but de dessiner les contours d’une comptabilité écologique.

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Transition écologique, révolution comptable

Mais Jacques Richard ne se contente pas d’interroger et de remettre en cause un système comptable qu’il juge dangereux. L’expert comptable propose aussi et surtout un nouveau paradigme comptable, qui prend en compte les humains et la nature.

En effet, dans le système comptable actuel, le capital financier est le seul à être systématiquement conservé, tandis que le travail humain et la nature sont utilisés comme des ressources inépuisables et ne sont donc pas strictement conservés.

La proposition ? Le modèle CARE (Comptabilité Alternative pour la Responsabilité Environnementale), un système comptable universel, construit notamment avec un ancien élève de Jacques Richard, Alexandre Rambaud, maître de conférences à AgroParisTech.

Un système qui, plus qu’une proposition concrète face au modèle comptable dominant, propose en fait une véritable révolution comptable.

Son principe est simple : étendre la protection qui est assurée par le capital-dette à deux autres types de capitaux : l’humain et la nature.

Redonner au capital humain son sens initial

Concrètement, le CARE pourrait s’incarner en inscrivant au passif du bilan des entreprises un budget permettant la conservation des humains et de la nature (sommes qui conduisent à réduire les gaz à effet de serre). Trois types capitaux apparaîtraient donc au passif du bilan, modifiant ainsi le concept de coût et de profit.

Prendre correctement en compte le capital humain, c’est considérer qu’un salarié arrive dans une entreprise avec un capital humain (connaissances, force physique de travail), que l’entreprise va exploiter et qui va donc s’user ; il faut donc imaginer d’emblée par quels moyens il est possible de le protéger, de le reconstituer : par exemple en faisant en sorte que le passif de l’entreprise puisse intégrer une somme à destination de la restitution de la conservation de ce capital humain dégradé naturellement par l’activité de l’entreprise.

Il s’agit, ainsi, de considérer les salariés comme des personnes, qui ont le droit d’être traitées dignement et à qui on donne la parole pour la gestion, à tous les niveaux, de l’entreprise.

Un capital humain bien différent donc de celui envisagé aujourd’hui par les économistes, dans lequel l’humain est une simple ressource au service de l’entreprise.

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Vers une nouvelle comptabilité écologique

Concernant la nature, Jacques Richard propose en premier lieu de confier la détermination du coût de conservation du capital naturel aux spécialistes de la nature (scientifiques, environnementalistes, écologues, biologistes…) et seulement, ensuite, de faire intervenir les mécanismes financiers en réfléchissant à la notion de conservation de ce capital.

Pour l’expert-comptable, “les économistes, pour la plupart s’inscrivant dans une pensée néoclassique, sont dans une vision anthropocentrique : ils pensent la nature comme outil permettant de servir l’humain, mais surtout les dirigeants des entreprises capitalistes”.

Or, “cette vision est catastrophique” pour Jacques Richard. “Il s’agirait, au contraire, de considérer les arbres dans l’optique de biodiversité, de conservation de la forêt, et de centrer le capital naturel sur l’observation de la résilience et des cycles qui animent la biosphère”.

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Ce changement de paradigme s’inscrit dans un processus de lutte sur les concepts, entre une vision économiste du capital et une vision comptable, celle du capital-dette qui ne se négocie pas dans le remboursement.

Mais cette révolution passe également par une réforme politique et institutionnelle. Pour Jacques Richard, deux mesures peuvent être menées rapidement dans ce cadre : l’inscription, dans les constitutions, d’une loi de conservation des capitaux humains et naturels et la constitution d’une chambre de représentants de ces trois formes de capitaux (financiers, humains, naturels).

Une généalogie, une remise en cause, un changement de paradigme mais aussi un programme concret : la révolution comptable proposée par Jacques Richard pourrait bien constituer un préalable, mais aussi un moteur de la nécessaire transformation sociale et environnementale.

Retrouvez l’intégralité de la rencontre-débat “Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale” en podcast, dans le cadre des “Mercredis de l’anthropocène” organisés par l’École Urbaine de Lyon.

Jacques Richard, docteur en sciences de gestion, expert-comptable, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine et ancien membre de l’Autorité des Normes Comptables. Il est l’un des auteurs de Comptabilité financière (11e édition, Dunod, 2018), et de Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale (Éditions de l’Atelier, 2020) avec Alexandre Rambaud.

Animation : Fabrice Bardet, ENTPE, directeur du laboratoire EVS-RIVES

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Sylvain Léauthier
Anthropocene 2050

“De ce qui occupe le plus, c’est de quoi l’on parle le moins. Ce qui est toujours dans l’esprit, n’est presque jamais sur les lèvres.”