Un tragique manque

Par Pierre Vinclair, philosophe et poète

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
4 min readApr 10, 2020

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Ce texte inédit a été écrit par Pierre Vinclair après le Mercredi de l’Anthropocène du 8 avril 2020 sur la poésie comme acte écologique : https://www.sondekla.com/user/event/10708

André Kertesz, 1974

On considère parfois que le peuple manque au poème, mais que le poème, lui, ne manque pas au peuple. Constats qui me semblent discutables.
Pour commencer par la fin, le peuple est bien en manque de poésie. D’ailleurs, même les lecteurs-de-poèmes sont en manque de poésie (si les livres-de-poèmes nous tombent souvent des mains, c’est qu’il y manque ce que nous y cherchions). Dans un poème célèbre, Williams Carlos Williams écrit :

It is difficult
to get the news from poems
yet men die miserably every day
for lack
of what is found here.

Ce qui doit pouvoir se traduire à peu près comme ça :

pas facile, c’est vrai
de s’informer dans des poèmes
mais tous les jours des hommes crèvent
par manque
de poésie.

Pour ma part, je dirais que s’il y a bien des livres-de-poèmes, la poésie pour notre temps manque encore, qu’elle reste à composer. En attendant, lui, le peuple (en manque, donc) danse au rythme du rap, d’une part, et se rive aux séries télévisées, de l’autre. Il y cherche quelque chose (de la musique, penser la vie) qu’il trouverait mieux (et deux-en-un) dans la musique-de-la-pensée — qui est la poésie. (Victor Hugo, qu’on l’aime ou non, fut la preuve que c’était possible : un peuple en manque s’abreuvant à une poésie qui est musique de la pensée).
Pourquoi le peuple n’étanche-t-il pas son manque de poésie aux livres-de-poèmes ? Ce n’est pourtant pas ça qui manque, les livres-de-poèmes, et il y en a d’excellents. Mais la très grande majorité refuse l’opérateur le plus commun du manque, qui est le suspense. La série TV comme la musique populaire étanchent le manque (de poésie, ou plutôt une seule de ses deux dimensions — pensée là, musique ici) en créant un suspense qui le relance (chez leur récepteur). Le poème, lui, tombe des mains. Notamment parce qu’il tourne systématiquement le dos aux règles d’un jeu partagé. Alexandrins, rondeaux, sonnets et même rimes sont peut-être des jeux stupides (je ne vois pas trop pourquoi, mais passons), au moins avaient-ils l’intérêt d’ouvrir un espace où la surprise était possible. Où il y a règles, il y a horizon d’attente, jeu avec cette attente, contournement, blagues prosodiques, etc. Mais quand chaque poème se déploie sur la page comme un langage privé, il ne peut par définition ni surprendre ni satisfaire (les deux visages du manque) son lecteur.
Ce qui manque aux poèmes pour créer le manque, c’est un format partagé de règles (n’importe lequel — je n’ai pas d’appétence particulière pour les rimes et les alexandrins). Car oui, le peuple manque aux poèmes (or, c’est volontaire : le poème s’organise pour, en tournant le dos à tous les lieux communs) ; et si, la poésie manque bien au peuple.

Ce que je veux dire par là, c’est que le poème n’est pas d’abord pour moi un lanceur d’alerte. Son rapport à l’écologie ne se joue pas ici. Pourquoi le serait-il ? De quelle compétence le poète peut-il se prévaloir, qui le rende spécialement apte à ce rôle courageux et délicat ? Un paléontologue, un géologue, un zoologue, un géographe, un ingénieur, un architecte, un anthropologue, un économiste ou un sociologue, un journaliste ou même un homme politique me semblent mieux placés pour dire quoi que ce soit de sérieux sur le réchauffement climatique et le saccage des écosystèmes. Un poète ne se documente qu’aux sources communes, il n’est sur le front d’aucun reportage et même si « tous les jours des hommes crèvent / par manque / de poésie », n’oublions pas que Williams faisait précéder cette affirmation de ce constat : « pas facile […] de s’informer dans des poèmes. »

Le rapport de la poésie à la crise écologique, moins que dans son hypothétique actualité, tient pour moi au fait qu’elle est (au même titre que les séries TV) pensée-de-la-vie et (au même titre que le rap) musique. Dès lors, le poème, pour s’en rendre digne, doit savoir mettre la crise en pensée musicale et musique pensante (c’est-à-dire : l’incarner), de manière à satisfaire des gens en manque (c’est-à-dire les y intéresser). Pour planter en face de leurs yeux sans leur donner envie de tourner la tête (le leur donner à concevoir, et à sentir, tout en relançant le manque), dans son insoutenable horreur, le tragique.

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École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.