« Être solidaire prend, en temps de confinement, le sens éthique, voire civique, de savoir être solitaire.»

Par Jean-Philippe Pierron, professeur des Universités en philosophie à l’Université de Bourgogne et directeur de la chaire Valeur du soin à Lyon 3.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
6 min readMar 17, 2020

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Photo by Eduard Militaru on Unsplash

Si l’expérience de la maladie est une affaire personnelle, la santé revêt, elle, une dimension inextricablement publique. La crise actuelle du coronavirus nous le rappelle crûment si nous l’avions oublié. Elle donne à cette dimension publique une portée inédite : le passage de l’épidémie à une pandémie signale que nous sommes, à l’échelle mondiale, solidarisés par des problèmes — enrayer la propagation du virus et limiter la crise écologique — et ce en nous demandant comment le faire de manière solidaire, en partageant nos réponses et nos moyens — . Il y a là alors un étrange jeu de miroirs entre la crise sanitaire mondiale et la crise environnementale, car toutes deux donnent à la globalisation une signification concrète qui affecte, au sens propre, notre vitalité. Il y est question de notre statut de vivant à l’heure de l’Anthropocène. La crise sanitaire touche le vivant humain malade ; la crise écologique affecte le vivant humain, vivant parmi les vivants. Dans les deux cas, une solidarité de fait ne fait pas encore une solidarité de projet. Il ne suffit pas d’être solidarisés pour être solidaires. La peur devant une épidémie, la crainte des rationnements, l’effroi devant les contaminations encouragent souvent des réflexes affectifs de repli, des fantasmes concernant des publics boucs émissaires et des projections imaginaires qui déraisonnent. Une résistance éthique et politique tient ici à ne pas se faire le propagateur viral de ces images, de ces projections hâtives et ce en évitant les rumeurs ou encore en distinguant le virus de ses porteurs.

Le rôle de cette crise est peut-être d’abord de rappeler, sur le mode tragique, le sens de l’hospitalité et la finalité des institutions hospitalières qui en ont en partie la charge. L’actuelle mobilisation des soignants, actifs, retraités ou étudiants est un signe fort et encourageant quant à la compréhension profonde de ce que signifie l’hospitalité hospitalière pour tous et en tout temps — sans qu’il faille pour autant oublier les difficultés organisationnelles et financières que connaissent et connaissaient nos institutions de soin avant cette crise. Mais l’hospitalité est un projet plus large ; elle n’est ni donnée, ni l’apanage des services publics et privés. Elle est conquise contre les replis sur soi individuels ou collectifs qui frôlent parfois l’ostracisation et qui appellent notre vigilance. À titre d’exemple, on ne saurait confondre confinement, qui peut avoir une signification épistémologique et thérapeutique et isolement, qui a une signification sociale et éthique. L’hospitalité est également conquise sur les imaginaires généralisants qui confondent le virus et les porteurs de virus, au risque de plaquer sur l’autre une symbolique de la souillure et de la tâche qui imposerait de mettre à distance, en le confondant avec une mise à l’écart, certaines personnes, certains groupes, certains pays. L’hospitalité est conquise dans ces moments difficiles que dramatise la pénurie, lorsqu’on se demande, par exemple, dans le cadre de la médecine du tri, “qui vivra et qui mourra”, tout en continuant à faire preuve d’éthique alors qu’on ne peut plus sauver tout le monde par manque de moyens, au risque de confondre discernement éthique et triage mécanique. On pourra lire avec profit à cette fin le texte du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) “enjeux éthiques face à une pandémie” du 7 mars 2020, notamment la page 10.

Des points d’attention se font jour alors quant à certaines tentations :

-celle de ne plus admettre certains patients victimes de la pandémie à l’hôpital ou en réanimation en raison d’une situation de vulnérabilité (âge, dépendance, comorbidités…), et ce alors que la balance bénéfice-risque pencherait dans le sens d’une admission à l’hôpital. Il faut que la société civile soit en mesure d’éclairer ces choix.

-celle d’un pseudo-réalisme ou pragmatisme sur le plan médical ou institutionnel pour lesquels l’éthique ne ferait pas partie du mode de réflexion et qui ne se concentrerait que sur une logique instrumentale et procédurale mécaniste et aveugle.

-la mise en route de traitements ne faisant l’objet d’aucune recommandation, aboutissant à des expérimentations sauvages et non encadrées et nous rappelant des heures sombres de notre histoire.

La crise actuelle rappelle aussi que la santé nous inscrit dans l’environnement comme dans un milieu de vie en équilibre. Un virus signifie pour nous, bon gré mal gré, la fragilité du vivant humain et son insertion dans le monde des vivants, non humains compris. Il n’est pas inintéressant d’observer que l’actuelle crise crée des situations qui questionnent aussi ce que signifie plus largement prendre soin du vivant à l’heure de l’Anthropocène. Notamment en mettant au jour, sinon en testant à la manière d’un terrible “crash test”, des scénarios qui éclairent ce que pourrait être une catastrophe environnementale et climatique sévère : face au même diagnostic, on voit se dessiner aussi bien des scénarios survivalistes que des propositions de pactes sociaux, solidaires, lucides et fraternels. Méditant sur la manière de faire monde commun, Albert Camus écrivait dans La Peste (1947) : “Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel.” Que signifie, pour un pays, soutenir dans la douceur les malades ? Camus questionnait par là le sens profond de nos institutions lorsque, altérées par l’altérité de la maladie ou du virus, elles risquent de se perdre en oubliant leur finalité et leur sens de l’Homme.

C’est finalement ce cap qu’il nous faut apprendre à inventer en créant de nouvelles solidarités au visage inédit, sinon paradoxal. Être solidaire prend, en temps de confinement, le sens éthique, voire civique, de savoir être solitaire. Présent dans la distance, cela vaut pour soi. Pour ce qui est de nos espaces communs, le monde des usines et des échanges économiques peuvent peut-être retrouver là leur sens premier : être moins une spéculation financière qu’une redéfinition du sens des moyens venant en soutien de la maison (oikos) commune. Il n’est pas inintéressant de voir comment beaucoup s’interrogent, à l’occasion de cette crise, sur la mondialisation économique qui ne peut être une fin en soi parce qu’elle est questionnée dans le soin qu’elle apporte à un monde vraiment humain dans le partage des richesses pour survivre et vivre. Cela vaut enfin pour le politique et nos démocraties qui se trouvent là face à un risque. La politique peut être un soin, mais face à des enjeux de santé publique, le défi est de parvenir à le faire sans brutaliser les droits fondamentaux. Aussi perturbante soit la situation que nous vivons individuellement depuis quelques jours, l’idée de confinement modulable, comme nous le pratiquons pour l’instant en Europe avec quelques différences nationales, relève de la traduction et non de l’application mécanique des discours scientifiques. Traduire le discours scientifique en programme politique est un processus d’interprétation et non de translation. Cette traduction n’est pas complètement indifférente aux situations, aux droits et aux singularités des cultures. Elles renvoient à la créativité de celles-ci. Lorsque nous sortirons de cette crise, nous pourrons faire l’exploration de cette inventivité plurielle, redonnant à une crise mondiale des réponses locales. Ne sera-ce pas là, en résistant à l’unidimensionalisation de la mondialisation, l’occasion de re-découvrir des créativités sociales et culturelles ?

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.