Regard sur la géoingénierie — Dossier spécial : mitigation du réchauffement climatique #4

Quentin Dassibat
Anthropocene 2050
Published in
8 min readFeb 26, 2021

Cet article fait suite au numéro #3 du dossier spécial “géoingénierie et mitigation du réchauffement climatique”.

2. Les technologies de captage du CO2 : une bataille gagnée contre le réchauffement climatique mais au prix d’une guerre perdue pour l’environnement ?

Dans cette deuxième partie consacrée à la renaissance de la géoingénierie au travers des techniques de CCUS (captage, stockage et utilisation du carbone), il nous semble important de montrer que si certes, une réponse crédible et nécessaire aux enjeux du réchauffement climatique, elles peuvent avoir des effets indésirables sur d’autres constituantes du système Terre. Il n’est ainsi pas certain que leur effet global sur l’environnement soit positif.

2.1 L’impact sur les hydrosystèmes locaux des programmes de reforestation : le cas mongol

Organisation administrative et topographique du Plateau Mongol
© Miao Lijuan — Researchgate.net

Source : Chen, Jiquan, Ranjeet John, Ge Sun, Peilei Fan, Geoffrey M. Henebry, María E. Fernández-Giménez, Yaoqi Zhang, et al. « Prospects for the Sustainability of Social-Ecological Systems (SES) on the Mongolian Plateau: Five Critical Issues ». Environmental Research Letters 13, no 12 (décembre 2018): 123004.
https://doi.org/10.1088/1748-9326/aaf27b.

Les auteurs se proposent d’analyser dans cet article les dynamiques du système environnemental et social (SES) de la région du Plateau mongol, un espace cohérent sur le plan écologique mais qui est gouverné par trois autorités distinctes aux intérêts parfois divergents : la Fédération de Russie, la République Populaire de Chine, la Mongolie.

Le changement climatique est l’un des enjeux auxquels le Plateau mongol doit faire face parce qu’il est localement affecté par la modification du régime de précipitations, qui se traduit par des épisodes de sécheresse plus intense en période sèche. Mail il joue également un rôle dans la lutte contre celui-ci à l’échelle globale en tant que territoire d’expérimentation d’un programme de reboisement riche d’enseignement en raison de son échec partiel.

Plantation d la Grande Muraille Verte chinoise en Mongolie Intérieure (2016)
© Jie Zhao — Getty Images

Sur la partie du Plateau dont la Chine a le contrôle, et qui correspond à une partie du désert de Gobi, le gouvernement de Pékin a entrepris au début des années 2000 un programme de reboisement couvrant une surface de 18 000 km2. Le but initial était de limiter la formation de nuages de poussières qui affectaient jusqu’à la capitale chinoise et de réduire l’expansion du désert. Il s’agissait aussi de constituer un important puits de CO2 dans le cadre du gigantesque projet de la Grande Muraille Verte. Des peupliers ont ainsi été plantés et un important système d’irrigation puisant dans les aquifères, tous les 500 mètres, a été construit car la lame d’eau annuelle dans le désert de Kubuqi n’est que de 320 mm, quand les besoins des peupliers pour leur processus d’évapotranspiration est estimé à 590 mm.

Cette dépendance à la recharge de l’aquifère rend paradoxalement le programme de reforestation particulièrement sensible aux effets du réchauffement climatique qu’il est censé combattre ! Pire, c’est la présence même de ce couvert végétal anthropique qui a conduit la région à se retrouver en situation de stress hydrique (rapport entre les ressources et les besoins : les ressources restant stables voire diminuant tendanciellement tandis que les besoins ont augmenté exponentiellement sous l’effet du processus d’évapotranspiration des arbres).

Une étude menée sur site en 2018 a ainsi révélé que les arbres avaient commencé à dépérir, au regard du taux de mortalité et du taux d’incidence de chute des feuilles, plus élevés que sur des plantations témoins. Les plantations présentaient de faibles taux de croissance malgré l’irrigation au goutte-à-goutte du fait d’un accroissement des épisodes de sécheresse extrême. Les plantations manquaient également de sous-bois et de couverture végétale, probablement en raison de la faible humidité du sol, ce qui a limité les effets positifs de la réduction de l’érosion des sols et des tempêtes de poussière.

Cette expérience a le mérite de montrer qu’un plan théoriquement efficace pour lutter contre les effets du changement climatique, fonctionnant sur le papier comme un cercle vertueux et autosuffisant (les arbres génèrent par leur évapotranspiration et leur décomposition les conditions physicochimiques de leur propre pérennité), est non seulement difficile à mettre en œuvre (en l’occurrence la mise en place du cercle vertueux a achoppé sur la disponibilité des ressources en eau) mais peut même se transformer en cercle vicieux (surexploitation des ressources en eau contribuant finalement à l’intensification de la désertification !)

2.2 L’empreinte eau des technologies de captage et stockage du carbone

La mise en œuvre massive des technologies de captage du CO2 pourraient aller jusqu’à doubler les besoins en eau douce d’ici 2100
©Chris Kane, Pexels

Source : Rosa, L., D.L. Sanchez, G. Realmonte, D. Baldocchi, et P. D’Odorico. « The water footprint of carbon capture and storage technologies ». Renewable and Sustainable Energy Reviews 138 (2021).
https://doi.org/10.1016/j.rser.2020.110511.

Cet article récemment publié dans la revue Renewable and Sustainable Energy Reviews est le premier à évaluer l’impact qu’entraînerait une utilisation massive des technologies de captage/stockage de carbone (CSC) compatibles avec un scénario à +1,5°C ou +2°C à horizon 2100 par rapport aux température préindustrielles en ce qui concerne la consommation d’eau.

Dans cette étude, les auteurs prennent en compte un nombre restreint de technologies CSC, représentatives toutefois des technologies les plus prometteuses pour les prochaines années et conformes aux recommandations du GIEC pour l’absorption du CO2 qui restera dans l’atmosphère malgré les éventuels efforts de réduction des émissions d’ici 2100. Ces technologies sont les suivantes :

1/ Les technologies intégrées aux centrales électriques à énergie thermique (gaz naturel et charbon) : CSC à précombustion et CSC à post-combustion. Il s’agit d’équiper les centrales produisant de l’électricité à partir de la combustion d’énergies fossiles avec une série de filtres capables de capturer le CO2.

La voie en « précombustion » : la fumée en sortie de four entre dans la série de filtre par la flèche « air » et suit un enchaînement de traitements qui permettent d’isoler le CO2 © Raynal, Tebianian. Captage du CO2. Techniques de l’Ingénieur. 2020.

2/ Les technologies « autonomes », c’est-à-dire non adossées à des sources précises d’émissions de CO2 : les auteurs s’intéressent ici aux DACCS (direct air carbone captage and storage) et aux BECCS (bioenergy with carbon captage and storage). La première technique consiste à aspirer l’air ambiant et à le faire entrer en contact avec un solvant qui a la propriété de réagir avec le CO2 contenu dans le flux d’air (typiquement de l’hydroxyde de sodium qui précipite en carbonate de sodium au contact du CO2). Le solide est alors chauffé à très haute température pour extraire le carbone sous forme gazeuse et le récupérer (gazéification). La deuxième technique consiste simplement à piéger le CO2 de l’air dans la biomasse : les plantes et les arbres, lorsqu’ils réalisent la photosynthèse, fixent en effet le CO2 sous forme de carbone contenu dans leurs fibres.

Les auteurs montrent ainsi que pour retirer de l’atmosphère les 640 à 950 milliards de tonnes de CO2 en excès, selon le scénario à +1,5°C ou à +2°C, le surplus de consommation annuelle d’eau pourrait aller jusqu’à 7000 km3/an (+1,5°C) ou jusqu’à 5500 km3/an (+2°C). Notons qu’il s’agit de là de l’effort annuel maximal sur la période (à maintenir toutefois entre 2070 et 2100 !). Notons aussi qu’il s’agit du scénario où ce sont les technologies BECCS, les plus gourmandes en eau (besoin d’irrigation pour la culture des plantations), qui sont les plus utilisées. Dans un scénario avec des technologies CSS à moindre consommation, l’effort maximal serait respectivement abaissé à 5000 et 4000 km3/an.

Pour se représenter l’impact d’une telle consommation d’eau, les auteurs proposent de mettre leurs résultats au regard des limites planétaires. Les limites planétaires sont une théorie récente qui propose, pour chacun des grands cycles biogéochimiques du système Terre, dont le cycle de l’eau, des valeurs limites au-delà desquelles un emballement du système est à prévoir. Selon ce cadre d’analyse, le seuil pour la consommation d’eau bleue est fixé à 2800 km3 par an. La consommation actuelle est 1700 km3 et, lissées sur la période, les technologies CSS ajouteront 84 km3 par an. Pour la consommation d’eau verte, le seuil est fixé à 18000 km3/an. La consommation actuelle est de 8720 km3 et les technologies CSS ajouteront jusqu’à 6757 km3 par an, soit pratiquement le même volume que si qui est déjà consommé pour l’agriculture ou les bioénergies !

Hormis la technologie BECCS, l’empreinte eau de ces technologies est exclusivement une empreinte eau bleue. La technologie BECCS consiste en effet à créer des puits de carbone naturels par la reforestation (et à utiliser la biomasse produite en substitut à des énergies conventionnelles) : il s’agit donc d’une empreinte eau verte puisque c’est la biomasse qui sert d’instrument au captage/stockage du CO2.

Les auteurs calculent que cette technologie, la plus simple et la moins chère à mettre en œuvre, et donc la plus déployée dans un scénario d’utilisation massive des technologies CSC (elle compterait pour environ 60% de la masse de carbone capturée), serait responsable de près de 97% de l’empreinte eau de l’ensemble des technologies.

Autrement dit, c’est le procédé BECCS qui présente le ratio mètre cube d’eau utile par tonne de CO2 capturée le moins intéressant. Et ce ratio peut être encore aggravé selon que l’on considère un bon ou un mauvais rendement du procédé BECCS. En effet, on suppose que tout arbre au cours de sa croissance absorbera l’exacte quantité de CO2 qu’il libérera lors de sa combustion. Mais depuis le jeune arbre dans sa plantation jusqu’à sa combustion en chaufferie, des émissions non compensées sont émises : procédés sylvicoles, procédés de préparation des plaquettes forestières en combustible, transport du bois, rendement de la chaudière, etc. L’empreinte eau du procédé BECCS est de plus susceptible d’une forte variation selon l’essence d’arbre sélectionnée pour la simulation : le saule présente une efficacité de 300 m3(H20)/tCO2 contre 850 m3(H20)/tCO2 pour l’eucalyptus.

Ainsi, les auteurs calculent que la technologie CSC à précombustion par gazéification intégrée en cycle combiné est la moins gourmande en eau : 0,74 m3 d’eau par tonne de CO2 capturée, contre 333 m3 par tonne pour le procédé BECCS à fort rendement (valeurs médianes pour une série de simulations sur différentes conditions thermiques et hygrométriques).

Cette étude a ainsi l’intérêt de présenter sous un angle nouveau l’impact environnemental de technologies censées précisément préserver l’environnement. Que veut dire préserver l’environnement ? Limiter la concentration de l’air en CO2 ? Préserver la quantité d’eau douce disponible ? Les deux à la fois mais avec des priorités différentes ? C’est précisément à cette question qu’ont voulu répondre les chercheurs du Stockholm Resilience Center en proposant un cadre d’analyse qui réduit l’environnement à 9 variables et qui fixe pour chacune d’elle des valeurs seuils à ne pas dépasser pour maintenir l’équilibre dynamique de la période géologique particulièrement clémente que nous connaissons depuis 10 000 ans — l’Holocène. Les 9 variables pour lesquelles des limites planétaires ont été identifiées sont les suivantes : concentration des gaz à effet de serre, amenuisement de la couche d’ozone, réserves d’eau douce, intégrité de la biodiversité, changement d’affectation des sols, flux de phosphore anthropique, flux d’azote anthropique, émissions d’aérosols, introduction d’entités nouvelles dans l’environnement.

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