Regard sur la géo-ingiéniérie — Dossier spécial : mitigation du réchauffement climatique #1

Quentin Dassibat
Anthropocene 2050
Published in
8 min readFeb 26, 2021

PARTIE 1 : Quand les scientifiques jouent aux apprentis sorciers

Au tournant des 2000, la communauté scientifique prend acte du caractère anthropique de la hausse des concentrations en CO2 dans l’atmosphère et de ses conséquences potentiellement désastreuses sur le fonctionnement du système Terre et le bien-être de l’humanité. Certains climatologues et scientifiques des Sciences de la Terre, imprégnés par l’idéal de fin de l’histoire, où technologie et capitalisme sont les deux vectrices d’une paix durable, se tournent vers le développement de solutions technologiques, à grand renfort de modèles de simulation numérique, qui devaient permettre à l’humanité de continuer à prospérer à l’abris de la menace qu’elle avait elle-même fait advenir. Si ce solutionnisme technologique apparaît aujourd’hui déraisonné, presque vain, encore marqué par la course aux étoiles de la Guerre Froide, certains programmes de recherche semblent toujours poursuivre leurs travaux en ce sens !

Nous proposons ici une sélection non exhaustive d’articles scientifiques qui ont contribué par leur notoriété à populariser les techniques de géoingénierie et qui ont durablement nourri le fantasme et l’imaginaire qui les entourent.

1. Les techniques portant sur la gestion des rayons du Soleil

Vue de la haute atmosphère depuis l’espace
©Jaymantri — Pexels

Pour cette première partie, nous proposons de passer en revue trois techniques qui misent sur la régulation du rayonnement du Soleil (dites techniques de « Solar Radiation Management ») pour contrebalancer l’effet de hausse des températures induit par nos émissions de CO2.

1.1 Des lanceurs de missiles à soufre

Source : Crutzen, P. J. (2006). Albedo Enhancement by Stratospheric Sulfur Injections: A Contribution to Resolve a Policy Dilemma? Climatic Change, 77(3), 211.
https://doi.org/10.1007/s10584-006-9101-y

C’est en 2006 que le chimiste et météorologiste Paul Crutzen publie cet article qui fera date. Crutzen est alors un scientifique de renom. Prix Nobel de Chimie en 1995 pour son travail sur la dynamique de formation de l’ozone stratosphérique, il est aussi connu pour avoir proposé le concept d’Anthropocène et pour avoir soutenu celui d’ « hiver nucléaire », définitivement imprégné de l’imaginaire de la Guerre Froide, caractérisant le grand refroidissement qu’entraînerait sur Terre une guerre nucléaire entre nations du fait du relargage dans l’air d’une grande quantité de suies et de poussières.

Crutzen part du constat que la baisse annuelle de 2,7% des émissions soufrées au cours de la période 1983–2001 s’est traduite par une hausse de 0,10% des radiations solaires sur la même période. En effet, les particules de souffre agissent comme des noyaux de condensation qui favorisent la formation de nuages. Les nuages ont un fort albédo : ils réfléchissent fortement les radiations incidentes du soleil et les renvoient ainsi vers l’espace, ce qui produit un effet refroidissant dans le bilan radiatif de la Terre.

Schéma de principe d’une montgolfière diffuseur de soufre
© Hughhunt — Wikimedia (CC BY-SA 3.0)

La baisse de ces émissions soufrées est le résultat de politiques climatiques qui visaient l’amélioration de la qualité de l’air. Ces émissions étaient principalement le fait des moteurs diesel et des chauffages domestiques, ainsi que des centrales thermiques, qui émettaient dans la partie basse de l’atmosphère (la troposphère) du souffre sous forme de dioxyde de souffre SO2. Après s’être assemblées en nuages, les particules de soufre retombent au sol sous forme de pluies acides, causant de graves dommages à la biosphère (écotoxicité aigue). D’autre part, le soufre atmosphérique est une substance toxique pour l’humain, responsable à l’époque de 500 000 décès prématurés par an à l’échelle mondiale (OMS).

Ce sont ces deux effets, l’un bénéfique pour lutter contre le réchauffement climatique, l’autre négatif sur la santé humaine et la biosphère que Crutzen nomme le « dilemme » des politiques climatiques.

Bien conscient de cette limite, Crutzen développe néanmoins son idée de recourir massivement au soufre comme moyen de lutte contre les effets des gaz à effet de serre. Son idée est de brûler du S2 ou H2S pour isoler le soufre S et le piéger dans des ballons ou des capsules qui le relargueraient dans la stratosphère. Dans la stratosphère, le soufre est exposé à une dégradation physique sous l’effet des UV qui le réduisent en de toutes petites particules, augmentant sa durée de vie (1–2 ans contre quelques semaines dans la troposphère).

L’incertitude principale que soulève Crutzen est la possible conséquence d’un tel relargage sur la formation de l’ozone stratosphérique. S’appuyant sur des éruptions volcaniques survenues à la fin du siècle dernier, ayant elles-mêmes contribué à relarguer une grande quantité de particules soufrées, Crutzen calcule, par exemple, que l’injection anthropique annuelle de soufre sera 2 fois plus faible que la quantité de soufre émise par l’éruption de El Chichón en 1982. Cette éruption avait provoqué la destruction de 16% de l’ozone dans le voisinage du panache de fumées à 20 km d’altitude.

Eruption du volcan El Chichón dans le Chiapas au Mexique en 1982
© Paul Damon — Volcanocafe.fr

A l’époque où Crutzen écrit, la théorie des limites planétaires (Planetary boundaries) n’est pas encore aboutie, mais celle-ci a depuis montré qu’il est préférable de ne pas détruire plus de 5% de l’ozone stratosphérique. Si donc, pour prolonger l’article de Crutzen qui n’évoque pas ce point, on suppose la destruction d’ozone proportionnelle à la quantité de soufre émise (toute chose étant égale par ailleurs), l’injection de soufre stratosphérique équiréparti (106 tonnes/an) conduirait à une destruction d’environ 8% de l’ozone.

Outre cette fâcheuse rétroaction, un relargage massif de soufre dans la stratosphère conduirait à « blanchir » le ciel, qui perdrait alors en journée l’éclat de son bleu… (par modification de la cellule de Rayleigh).

Notons que Crutzen propose également de remplacer le soufre par des suies, qui se révèlent même plus efficaces encore à former des nuages, mais qui entraînerait une modification probable des régimes climatiques locaux (ensoleillement/précipitations).

1.2 Des ballons-miroirs dans la stratosphère

106 tonnes de microballons métalliques pour compenser le forçage radiatif anthropique
© Yayoi Kusama,
Infinity Mirrored Room — AGO (Art Gallery of Ontario)

Source : Teller, E., L. Wood, et R. Hyde. « Global Warming and Ice Ages: I. Prospects for Physics- Based Modulation of Global Change ». Lawrence Livermore National Lab., 1996. http://inis.iaea.org/Search/search.aspx?orig_q=RN:29043613.

Teller et son équipe, dans cette étude très citée, commencent par mettre sur le banc d’essai différents types d’aérosols afin de déterminer le plus efficace pour bloquer les rayons du Soleil.

Avant de présenter les résultats de leur étude, rappelons le rôle des aérosols dans le bilan radiatif de la Terre. Les aérosols sont des particules de matière très fines, allant de quelques microns à quelques centaines de microns, et de compositions diverses, notamment à base de soufre ou de suies. Dans l’atmosphère, les aérosols ont deux effets opposés sur le niveau des températures : d’une part, elles contribuent à son rafraîchissement en agissant comme des cellules de diffusion (en renvoyant vers l’espace une partie des rayons du Soleil entrants) ; d’autre part, elles participent de son réchauffement en agissant comme des cellules d’absorption (une partie de l’énergie du rayonnement solaire est absorbée par les particules qui réagissent comme des corps noirs et réémettent cette énergie sous une forme dégradée) ; enfin, les aérosols agissent comme des cellules de condensation et interfèrent avec la dynamique de formation des nuages, lesquels ont des effets contrastés sur le bilan radiatif terrestre.

Ce que cherchent Teller et son équipe, c’est de déterminer la quantité minimale d’aérosols à injecter dans la stratosphère pour atteindre un objectif de gain d’albédo de 1%. Ce gain d’albédo est nécessaire à compenser le forçage radiatif induit par le doublement du CO2 d’origine humaine d’ici 2100, le forçage radiatif désignant le fait que la plus forte concentration de gaz à effet de serre se traduit par une quantité plus grande de radiations restants sur Terre, causant un déséquilibre (forçage) dans le bilan entre les entrées de radiations et les sorties et par là-même une augmentation des températures terrestres.

L’aérosol optimal doit ainsi répondre aux caractéristiques suivantes : être de type diélectrique, et à particules de diamètre 100 nm. Pour cet aérosol, une injection 107 tonnes est requise (à renouveler au terme de la durée de vie de l’aérosol dans la stratosphère). Coût estimé de l’opération : 500 millions de dollars par an.

Au cours de ses recherches, l’équipe de Teller s’est aperçue que plus encore que le choix de l’aérosol le plus performant, c’est l’utilisation de diffuseurs métalliques adaptés qui serait à même de réduire considérablement la masse totale de particules à injecter.

Ainsi ont-ils passé au crible deux configurations de diffuseurs métalliques : les microstructures en maille métalliques conductrices et les microballons métalliques. En principe, il suffit de 105 tonnes de mailles pour atteindre l’albédo de référence de 1%, et de 106 tonnes de ballons (d’un diamètre de 4 mm, ils sont remplis d’hydrogène et conçus pour flotter à une altitude de 25 km). En raison du temps de résidence stratosphérique beaucoup plus long du système de ballons, le flux de masse (t/an) nécessaire pour maintenir les deux systèmes est comparable.

Ils concluent donc que la quantité de ces microballons, ou de filet maillé, à envoyer dans la stratosphère est bien plus faible que la quantité d’aérosol à injecter, puisque la masse totale du dispositif est près de 100 000 fois moins importante pour obtenir le même effet sur le blocage des rayons du Soleil.

1.3 Des parasols en orbite

Schéma de principe (et fantasmagorique) d’un bouclier solaire
© Planetary Sunshade Fundation

Source : Keith, David W. « Geoengineering the climate: History and Prospect ». Annual Review of Energy and the Environment 25, no 1 (1 novembre 2000): 245‑84.
https://doi.org/10.1146/annurev.energy.25.1.245.

Keith se soumet en 2000 à l’exercice d’une synthèse des travaux de recherche en géo-ingénierie survenus au cours de la décennie précédente.

Notamment, il revient sur l’utilisation de « bouclier solaires » (« solar shields », très marqué Guerre des Etoiles) pour limiter le flux radiatif entrant sur Terre et ainsi compenser le forçage radiatif anthropique.

En principe, l’utilisation de boucliers solaires dans l’espace présente des avantages significatifs par rapport aux autres options de géo-ingénierie. Comme les boucliers solaires modifient le flux radiatif entrant sans relarguer aucun polluant supplémentaire dans l’atmosphère, ils sont vus comme une technologie « propre » : leurs impacts seraient à la fois moins importants et plus prévisibles que pour d’autres schémas de modification de l’albédo. Des boucliers orientables pourraient même être utilisés pour diriger le rayonnement vers des zones spécifiques, offrant ainsi la possibilité de contrôler les conditions météorologiques locales.

Il s’agirait pour certains de constituer une flotte de boucliers en orbite terrestre basse (NAS92). Cependant, les boucliers solaires agiraient comme des voiles solaires et seraient déviés hors de leur orbite par la lumière du soleil même qu’ils sont censés bloquer ! Pour d’autres, un seul grand écran suffirait, envisagé comme un énorme maillage métallique positionné au point de Lagrange L1 entre la Terre et le Soleil, où il serait stable et maximiserait son angle de déviation du flux radiatif.

Les différents points Lagrange du système solaire et de l’orbite terrestre : L1 est un bon candidat pour l’emplacement d’un bouclier solaire
© Xander89 — Wikimedia (CC BY 3.0)

N’hésitez pas à consulter son article en libre accès qui brosse le portrait des différentes techniques de géoingénierie alors en vogue au tournant des années 2000. On donne ici la typologie qu’il en propose, témoignant de la grande (effrayante ?) créativité des scientifiques de l’époque !

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