Vers un stoïcisme vert. Une discussion avec le philosophe Maël Goarzin.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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8 min readJun 14, 2022

Biographie

Maël Goarzin est docteur en philosophie de l’Université de Lausanne et de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il travaille à la fois en tant que bibliothécaire et philosophe. Il publie en ligne sur son blog — Comment vivre au quotidien? — , où il diffuse ses connaissances sur la philosophie antique et le stoïcisme en particulier. Que peut apporter une philosophe antique comme le stoïcisme au débat contemporain sur le changement climatique qui est inédit? Le stoïcisme n’est-il pas anachronique? Ces deux questions ont l’apparence du bon sens. Pourtant, elles font courir un risque: négliger volontairement des siècles de réflexion en faveur de la seule dernière cinquantaine d’années, sous prétexte que nos problèmes ont changé. Dans ce texte, on évite cet écueil en discutant les ressources qu’offrent le stoïcisme pour changer les modes de vie contemporains. Il est issu d’un entretien avec Maël Goarzin, docteur en philosophie et blogueur (Comment vivre au quotidien?).

Des extraits de l’entretien réalisé avec Maël Goarzin émaillent ce texte. L’entretien dans son intégralité est consultable en début et en fin d’article.

Vers un stoïcisme vert

Le stoïcisme est en plein renouveau en France, aux Etats-Unis et au-delà. Ce retour en vogue est lié aux travaux de Pierre Hadot. Hadot a montré que la philosophie antique n’était pas un passe-temps pour historiens, mais un moyen d’interroger le sens de l’existence aujourd’hui comme hier.

Maël Goarzin: “Pierre Hadot a beaucoup insisté sur la philosophie comme mode de vie dans l’Antiquité mais aussi tout au long des siècles, sur cette idée que la philosophie n’est pas seulement un discours théorique mais aussi une mise en pratique de ce discours dans la vie quotidienne — donc la dimension pratique de la philosophie conçue comme manière de vivre […] Il y a une insistance particulièrement forte des Stoïciens antiques et contemporains sur la dimension pratique des modes de vie.”

Les exercices spirituels remontent à l’Antiquité, ils ont traversé les siècles. Dans l’Antiquité tardive, les Pères de l’Eglise les reprennent. On les retrouve aussi plus tard chez Montaigne, Descartes ou encore Pascal et Spinoza. S’il n’y a pas d’école stoïcienne à proprement parler au-delà de l’Antiquité, les textes continuent d’être transmis.

Maël Goarzin: “On lit le Manuel d’Epictète dans certains monastères pour développer une certaine discipline, rigueur, ascèse morale. Les textes sont transformés, Socrate qui est un des exemples de vertu cité dans le Manuel est remplacé par Saint Paul […] Et puis bien sûr, il y a Ignace de Loyola qui va reprendre l’idée des Exercices spirituels.”

Avec Pierre Hadot, mais aussi Michel Foucault, Martha Nussbaum et Julia Annas, il existe un regain d’intérêt pour la philosophie comme manière de vivre dans la deuxième moitié du XXe siècle. La philosophie stoïcienne inspire même les psychologues développant les thérapies cognitives et comportementales (TCC). Depuis le début des années 2010, des groupes de recherches et des collectifs anglophones et francophones se sont constitués (Modern Stoicism et Stoa Gallica, dont Maël Goarzin est membre fondateur).

Les stoïciens travaillent sur leurs représentations du monde car les actions en découlent. Une représentation, un désir erronés nuisent ainsi à l’action et par suite au bonheur — le but ultime du stoïcien — . Dit positivement, les représentations guident nos actions, tempèrent nos désirs, éclairent nos jugements. Vivre en stoïcien signifie maîtriser ses aspirations pour les faire concorder avec l’ordre du monde, et parvenir ainsi au bonheur. Ce principe élémentaire est mis en cohérence selon trois facettes de la philosophie stoïcienne: la logique — ce qu’on peut dire du monde — , la physique — ce qu’est le monde — , l’éthique — ce qu’on doit faire dans le monde — . Atteindre la cohérence et l’excellence dans ses trois dimensions de la vie philosophique mènerait au bonheur. Ainsi, la philosophie stoïcienne déborde l’éthique et embrasse toute l’activité humaine située dans le cosmos.

“Car, si tu as comme fin de te distraire ou d’acquérir quelque connaissance, tu es vain et misérable. Mais si tu rapportes ta lecture au but qu’elle doit avoir, quel autre peut-il être sinon le bonheur ? Et si la lecture ne te procure pas le bonheur, quelle est son utilité ?” Epictète, Entretiens IV, 4

Abandonner les désirs des choses qui ne dépendent pas de soi — les choses extérieures à soi — et qui risquent de priver du bonheur n’est pas une sinécure. Comme l’explique Maël Goarzin, vivre en Stoïcien implique de ce fait un changement de mode de vie radical, une conversion au sens philosophique du terme (metanoia). Le désir de changer sa vie advient notamment des rencontres avec un maître-philosophe inspirant. Ce désir est stimulé par l’intégration d’une communauté de pratiques qui regroupe d’autres philosophes avec qui partager un mode de vie radical. Les pairs fournissent tant des sources d’émulation que des exemples à imiter.

“Songe au profit que nous tirons des bons exemples : tu reconnaîtras que le souvenir des grands hommes n’est pas moins utile que leur séjour parmi nous.” Sénèque, Lettres à Lucilius, 102

Mais comment désirer changer sa vie en lien avec l’environnement — une question éminemment pertinente aujourd’hui face au réchauffement climatique? Pour les Stoïciens, il existe une motivation qui peut naître de la contemplation de la nature harmonieuse (e.g., phénomènes célestes). De la découverte de l’ordre du monde découle la volonté de mettre en œuvre une vie ordonnée. D’ailleurs, pour les Stoïciens, l’ordre du monde est aussi conforme à l’ordre intérieur, à la raison de l’être humain.

Maël Goarzin: “C’est de cette conception de la nature des Stoïciens que va découler un rapport à la nature et au monde qui peut être responsable. Contrairement à d’autres sujets, comme la gestion des émotions par exemple, les Stoïciens n’ont pas spécialement réfléchi aux problématiques environnementales qui ne sont pas contemporaines pour eux. Elles le sont pour nous. Mais on peut aujourd’hui utiliser cette conception de la nature stoïcienne pour avoir une posture qui peut être plus responsable vis-à-vis de l’environnement”

La conversion philosophique va influencer le rapport à soi-même, la manière d’interagir avec les autres, mais aussi la manière d’être au monde (triple dimension du mode de vie philosophique : attention/souci de soi, attention/souci de l’autre, et attention/souci de la nature). Le but du philosophe est de “vivre en accord avec la nature, ce qui signifie vivre selon la vertu” (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 87).

L’étude de la nature est donc essentielle. C’est elle qui permet à chacun de trouver sa juste place, son mode de vie ajusté, par rapport à son environnement. Comme l’explique Maël Goarzin: “ma place dans l’univers en tant que partie d’un Tout plus grand me conduit à vivre de manière conforme à la nature”. Cette harmonie entre l’individu et son environnement suppose une capacité à juger correctement des choses. Pour les Stoïciens, cette capacité est à la fois une potentialité présente dans chaque être humain, mais aussi une vertu à exercer, notamment par un travail sur les représentations du monde.

“Si, subitement, tu t’élevais vers le ciel pour examiner les choses humaines dans leur diversité changeante, tu les mépriserais, parce que tu verrais en même temps dans toute son étendue le séjour des êtres aériens et éthérés ; sache aussi que, toutes les fois que tu t’élèveras ainsi, tu verras les mêmes choses, de même espèce et de peu de durée. Et c’est de cela qu’on tire de l’orgueil !” Marc Aurèle, Pensées, XII, 24

Ainsi, la dimension écologiste de la pensée stoïcienne est implicite dès l’Antiquité. Mais le souci pour l’environnement a été rendu particulièrement explicite par les Stoïciens contemporains. Kai Whiting et Christopher Gill en particulier ont mis en évidence l’apport du stoïcisme ancien pour le développement d’un rapport plus écologique à l’environnement naturel dans lequel nous vivons. Maël Goarzin énonce des pistes de réflexion pour prolonger ces travaux. En premier lieu, il s’agit de tenir compte de l’importance de l’étude de la nature. Comment vivre en harmonie avec la nature sans la connaître? Egalement, suivant les Stoïciens, il s’agit de tenir compte de la sympathie universelle, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il existe une interdépendance des phénomènes naturels et humains. Le cosmos est une totalité unifiée constituée par les relations entre l’ensemble des entités. Dans ce cosmos, aucune partie du monde n’est étrangère à aucune autre. Ainsi, l’être humain est immergé dans la nature et non indépendant de celle-ci.

Selon Maël Goarzin, ces réflexions permettent de réfléchir à l’influence des activités humaines sur la nature et de remettre en cause le paradigme moderne qui consiste, avec Descartes, à “nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature” (Discours de la méthode). Au contraire, il s’agit de vivre en harmonie avec les différents éléments de cet écosystème qu’est le monde dans lequel nous vivons. Chaque partie de cet écosystème est appelé à vivre en harmonie avec les autres et avec l’univers tout entier. Il en découle une éthique de l’environnement vis-à-vis du vivant en général et même du non-vivant.

“Comme tu es toi-même une composante d’un ensemble social, que chacune de tes actions soit aussi une composante d’une vie sociale. Si une quelconque de tes actions n’a pas de rapport, direct ou éloigné, à une fin sociale, elle disperse ta vie, et ne lui laisse pas son unité ; c’est une révoltée, comme l’est, dans le peuple, l’homme qui s’écarte de l’accord entre tous pour avoir sa part propre.” Marc Aurèle, Pensées IX, 23.

La fraternité entre tous les humains promue hier par les Stoïciens peut être prolongée aujourd’hui à toutes les entités du cosmos. Cette éthique remet en cause certains privilèges personnels, ou, du point de vue de l’humanité tout entière, un certain confort de vie acquis au détriment des autres éléments de la nature. Pour illustrer cette idée, Maël Goarzin reprend les “cercles de Hiéroclès” auxquels il serait possible d’ajouter un dernier cercle: celui de la Nature.

Cercles de Hiéroclès et cosmopolitisme stoïcien

Maël Goarzin: “Hiéroclès nous invite à contracter les cercles concentriques de nos relations de sorte que nous englobions finalement toute l’humanité dans notre souci de l’autre. Il s’agit, en d’autres termes, d’élargir le souci de l’autre, qui est au cœur de l’éthique stoïcienne, à l’ensemble des êtres humains. C’est le cosmopolitisme stoïcien. Habitants d’un même cosmos, d’un même univers, nous devons prendre soin les uns des autres, il est de notre devoir ou de notre responsabilité de prendre soin de l’humanité dans son ensemble.”

Maël Goarzin suggère une innovation: ajouter le cercle de la Nature, qui engloberait tous les autres, de l’Humanité au Soi.

Le renouveau stoïcien peut inspirer les changements dans les modes de vie contemporains, qu’ils soient individuels ou communautaires, tant qu’ils tendent vers le bien commun. Or, le souci de l’environnement participe au bien commun. Comme l’exprime Maël Goarzin: “La question que pourrait se poser un Stoïcien, que devrait se poser un Stoïcien aujourd’hui. c’est quelle attitude sera utile à l’Humanité toute entière et de manière plus large à l’environnement dans lequel nous vivons et dont nous sommes une partie?.”

Biographie:

Maël Goarzin est docteur en philosophie de l’Université de Lausanne et de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il travaille à la fois en tant que bibliothécaire et philosophe. Il publie en ligne sur son blog — Comment vivre au quotidien? — , où il diffuse ses connaissances sur la philosophie antique et le stoïcisme en particulier.

Pour aller plus loin:

Bibliographie

  • Epictète, Entretiens, lettre dédicatoire, 1–4. traduit par Robert Muller, Paris, Vrin, 2015.
  • Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre II. traduit par Henri Noblot., Paris, Belles Lettres, 1969.
  • Marc-Aurèle, Pensées. traduit par Alexis Pierbon, Paris, Pot cassé, 1943.

Auteur du texte: Alexandre Rigal

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.