Vers une sociologie de la période de la Grande Accélération. Entretien avec Randall Collins.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
21 min readJul 18, 2022

INTRODUCTION par Alexandre Rigal

A mesure que les climatologues découvrent les effets sur le climat des comportements humains, ils posent de nouveaux défis aux sciences sociales. L’un de ces défis est l’explication de la Grande Accélération, c’est-à-dire, la croissance exponentielle des indicateurs du système Terre et des tendances socio-économiques des années 1950 à nos jours (Steffen et al. 2004; 2015). Sur des graphiques devenus populaires, Will Steffen et son équipe ont décrit l’explosion des émissions de CO2, mais aussi de la population mondiale, du PIB mondial, de l’usage global d’énergie, du transport, des télécommunications, du tourisme, etc. (Steffen et al. 2015:4).

Tendances du système Terre durant la Grande Accélération de 1750 à 2010. Les données affichées graphiquement sont mises à l’échelle pour la valeur 2010 de chaque donnée. Les données sources proviennent du Programme International Géosphère-Biosphère (Bryanmackinnon — Wikipedia)

Toutefois, si les climatologues décrivent des indicateurs socio-économiques, ils ne les expliquent pas. Pour des raisons évidentes, ce n’est pas au centre de leurs intérêts, ils négligent également les tendances culturelles des années 1950 à nos jours. Dans l’entretien ci-dessous avec Randall Collins, nous essayons d’expliquer plusieurs des évolutions économiques, sociales et culturelles de la Grande Accélération.

Les sociologues ont déjà commencé à aborder le changement climatique. Mais la question est restée mineure pour la plupart des traditions sociologiques. Ce n’est pas vrai que chez les Francophones. L’association britannique de sociologie a récompensé un seul livre sur l’écologie de son prix annuel pour le meilleur ouvrage (Philip Abrams Memorial Prize). L’association américaine de sociologie, quant à elle, n’a récompensé aucun livre sur ce thème du Distinguished Scholarly Book Award, depuis 1986. Il est donc urgent pour les sociologues de se saisir de la question du changement climatique et d’en faire un thème central pour la discipline. N’est-il pas fondamental d’expliquer en quoi les sociétés sont devenues les premières sources du changement climatique?

Tendances socio-économiques de la Grande Accélération de 1750 à 2010. Les données affichées graphiquement sont mises à l’échelle pour la valeur 2010 de chaque donnée. Les données sources proviennent du Programme International Géosphère-Biosphère (Bryanmackinnon — Wikipedia)

L’entretien avec Randall Collins illustre combien les sociologues, quelles que soient leur préférence théoriques et leurs spécialisations, partagent les ressources pour traiter du changement climatique. Avec Collins, nous essayons ainsi d’expliquer la Grande Accélération. Collins appuie son analyse notamment sur les traditions wéberiennes et durkheimo-goffmaniennes, afin d’expliquer le capitalisme et les mouvements sociaux de 1950 à nos jours.

L’entretien joue ainsi le rôle d’une méthode d’exploration et de recherche. Malgré sa longue carrière, dans de nombreux domaines de la sociologie, Collins m’a partagé le fait que cet entretien avait “soulevé des problèmes auxquels [il] n’avait pas pensé auparavant.” J’espère que le lecteur, sociologue ou non, aura la chance de faire la même expérience.

ENTRETIEN

Une vie durant la Grande Accélération

Alexandre Rigal. Randall Collins, la Grande Accélération est la période durant laquelle vous avez vécu et travaillé, puisque vous êtes né en 1941. Est-ce que vos expériences et votre trajectoire universitaire sont reliés d’une manière ou d’une autre à cette croissance extraordinaire ?

Randall Collins. Mon père était en Allemagne en 1945 avec l’armée américaine et il y resta en tant que diplomate. Mes premiers souvenirs remontent à 1946, lorsque j’ai traversé l’Atlantique dans un ancien navire de transport de troupes et que je suis arrivé par avion militaire à Berlin qui venait de subir des bombardements. Nous vivions à Moscou quand la guerre coréenne a éclaté ; puis en Allemagne de l’Ouest, à Washington et en Amérique latine. C’était l’apogée du prestige et de l’hégémonie des Etats-Unis, et aussi l’écart maximal de richesse avec le reste du monde. Les voitures et les styles américains ont envahi une Europe en pleine reconstruction, du moins pendant quelques décennies. Plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait d’un cycle d’hégémonie au sein du système-monde capitaliste ; la Seconde Guerre mondiale ayant détruit les précédents prétendants, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. J’ai appris la géopolitique très tôt en y étant immergé.

Egalement, de manière contingente dans ma carrière, j’ai vécu l’expansion massive de l’éducation universitaire ; une tendance mondiale, mais menée quantitativement par les Etats-Unis — le premier pays à rendre la scolarisation secondaire quasi-universelle pour une cohorte de jeunes; ensuite dans les années 1960 le même processus a débuté pour les universités. En Europe, la France et l’Italie ont suivi un développement similaire. Cela fournit le fondement matériel des mouvements d’étudiants radicaux de l’époque. Les universités américaines réalisèrent aussi un saut qualitatif, en recevant le meilleur du monde universitaire allemand. Au début du XXe siècle, les Américains allaient en Allemagne où la recherche universitaire a été inventée — comme mon père le fit en 1930 ; mais aussi comme Talcott Parsons, mon professeur à Harvard au début des années 1960, qui a également séjourné en Europe dans les années 1920 et importé Weber et Durkheim aux Etats-Unis. Durant mes années de doctorat, mes professeurs à Berkeley incluaient l’expert de Weber Reinhard Bendix ; et Leo Lowenthal, un marxiste chevronné qui avait combattu durant le soulèvement spartakiste de 1919 — une combinaison de capital universitaire qui produisit une sociologie wéberienne de gauche dans ma génération. Un autre de mes professeurs fut Erving Goffman, qui a créé un micro-interactionnisme durkheimien grâce à ses séjours auprès d’anthropologues britanniques, important la sociologie française depuis la Grande-Bretagne et le Canada. Lorsque je quittais Berkeley, l’année des soulèvements de 1968, j’avais grosso modo les mêmes ingrédients à base de Marx-Weber-Durkheim que Pierre Bourdieu était en train de mettre en forme dans sa sociologie des champs, avec plus d’emphase sur l’histoire géopolitique de mon côté.

Evolutions culturelles et Grande Accélération

AR. Vous êtes intéressé par les évolutions culturelles qui ont façonné la période de 1950 à nos jours. L’une de vos découvertes les plus célèbres est l’inflation des diplômes [credential inflation] ([1979]2019). Vous avez aussi étudié l’informatisation des manières de se tenir et de se présenter et fait l’hypothèse de l’apparition de nouvelles formes de stratification dans la vie quotidienne (2014). De plus, vous avez exploré les dynamiques du marché de la sexualité et le role des différentes “révolutions” sexuelles (2015). Pouvez-vous rapprocher ces trois phénomènes et en proposer une explication ?

RC. A l’époque, la grande expansion de l’école était interprétée comme le résultat d’un besoin fonctionnaliste de l’économie moderne pour des compétences techniques. Mais Weber regardait l’importance prise par les diplômes — pour laquelle les Etats allemands étaient pionniers lorsqu’ils bâtirent simultanément l’université moderne et la bureaucratie étatique — comme un moyen de monopoliser les positions supérieures. Je savais aussi qu’à la fin des dynasties médiévales chinoises, les universitaires étudiaient pour une série d’examens jusqu’à la trentaine, une inflation des diplômes (fondée non pas sur des compétences techniques, mais sur l’écriture de poésie classique) se produisant à mesure que le nombre de concurrents augmentait. Ma recherche de doctorat documentait ce phénomène pour les Etats-Unis : avant 1940, les diplômes de lycée étaient réservés à une petite élite et suffisaient pour des emplois de management ; à mesure que l’accès au lycée, plutôt qu’élitiste, devenait massif, dans les années 1960 les mêmes emplois requéraient une licence ; dans les années 1990, un MBA. La thèse sociologique était que la scolarité de masse créait l’égalité sociale ; mais statistiquement il devenait clair qu’étendre la longueur de la scolarité continuait de donner plus de diplômes aux enfants des parents éduqués. Dans mon livre de 1979, j’ai argumenté que l’égalité ne serait jamais atteinte selon cette évolution ; il valait mieux dé-diplômer en interdisant les diplômes pour l’embauche.

La révolution sexuelle était une autre évolution de longue durée. Historiquement, les familles avaient arrangé les mariages pour tirer profit des alliances politiques et du patrimoine immobilier. Cela devint moins important avec l’émergence des Etats modernes et des entreprises commerciales. Les années 1920 créèrent une culture distincte de la jeunesse, où les rencontres et les fêtes échappaient au contrôle des parents et où le sexe est séparé du mariage, même s’il en est toujours le prélude. Les années 1960 connurent des mouvements de jeunesse encore plus rebelles ; leurs figures de proue furent les hippies, vivant dans des communes d’amour libre ; en réalité la plupart des participants à la “contre-culture” étaient des hippies du dimanche se droguant durant des concerts de rock. Le principal effet sur la famille fut l’émergence soudaine de la cohabitation entre les non-mariés — ce qui était autrefois associé à la classe sociale inférieure, mais désormais perçu comme avant-gardiste. Ce fut rapidement accepté socialement, de manière surprenante, autour des années 1970, devenant une forme de monogamie sérielle (les communes d’amour libre ne duraient jamais longtemps), avec un taux de divorce en forte hausse. Mais qu’est-ce qui était différent d’un mariage traditionnel, si ce n’est l’absence de cérémonie? La grande différence fut l’acceptation rapide de la naissance d’enfants illégitimes, qui constituaient autrefois un grand scandale. La légitimité signifiait aussi l’héritage des propriétés. Mais dans une ère de scolarisation de masse et du retard du début de la carrière des adultes, les étudiants des classes moyennes étaient moins intéressés par leur héritage que par la sexualité. L’acceptation révolutionnaire de l’illégitimité (un terme rapidement banni) débuta en Scandinavie, où les Etats providence soutenaient les mères non-mariées et leurs enfants, dans une atmosphère où la sexualité devenait bien plus ouverte. Les années 1970 prolongèrent la révolution sexuelle par la circulation massive de magazines photos comme Playboy, la fin de la censure des films et de la littérature, et des tabous sur les discours que l’on percevait comme obscènes. Les décennies suivantes produisirent une série de mouvements homosexuels qui capturèrent l’attention, ce qui inclut une branche radicale du féminisme condamnant l’hétérosexualité. Tout au long de ces mouvements, à partir des années 1960, le point d’ancrage de la révolution sexuelle fut la population universitaire massive, à l’ère de l’inflation des diplômes.

Un troisième aspect de ces révolutions fut l’informalisation des styles vestimentaires et du maintien. Historiquement, l’apparence personnelle était un marqueur de hiérarchie sociale. Dans les années 1920, les femmes — traditionnellement plus conservatrices dans l’affichage des caractéristiques de classe — commencèrent à s’habiller plus comme les hommes, avec une silhouette menue et des cheveux courts, faisant ainsi l’étalage d’une sexualité libérée. Dans les années 1960, les hippies s’habillaient de façon extravagante, et les hommes portaient des cheveux longs, effaçant les frontières homme/femme. Une série de modes vestimentaires bizarres s’ensuivirent, mais le résultat principal, dans les années 1980, était qu’il devenait plus prestigieux de porter des vêtements décontractés, particulièrement des vêtements de sport, des t-shirts avec des logos, et des jeans. Dans les années 1990, sous l’impulsion des industries de haute technologie et d’Internet, les titres et les formules de politesse ont cédé la place à l’appel par le prénom ou le surnom. Les hommes de la classe professionnelle/managériale ont abandonné les costumes et les cravates ; le prestige bascula vers une apparence détendue, même au travail. Les femmes jeunes portaient des vêtements déchirés — “héroïne chic” — , bien que les femmes au travail se tournaient vers des styles plus conservateurs à mesure qu’elles avançaient en grade.

L’ensemble de ces trois mouvements est en rébellion contre la respectabilité traditionnelle de classe. Cela ne signifie pas que la stratification des classes économiques n’existe plus, mais elle est devenue déguisée ; les classes supérieures n’affichent plus leur supériorité, tandis que les autres adoptent une nouvelle forme de stratification : le cool et le branché, contre le droit et le carré [square]. On pourrait aussi dire que c’est le triomphe de l’économie des loisirs et du divertissement.

Le role de la compétition dans le capitalisme

AR. Vous défendez une analyse de la société à partir du conflit (2015), et vous avez démontré le rôle joué par la concurrence dans les processus socio-culturels. Vous avez aussi discuté une théorie du capitalisme fondée sur les derniers travaux de Weber (1980). A partir de votre modèle théorique du capitalisme, pouvez-vous nous aider à voir les connexions entre les différentes formes de concurrence et le capitalisme contemporain ?

RC. Y a-t-il une raison pour que l’inflation des diplômes, la révolution sexuelle et l’informalisation, adviennent dans une économie capitaliste ? La connexion la plus immédiate est que les économies capitalistes leaders du XXe siècle se sont industrialisées, et ont eu besoin de moins de travail manuel ; et elles devinrent suffisamment riches pour étendre la scolarité de masse, d’abord dans l’enseignement secondaire, ensuite dans les universités. Comme je l’ai mentionné, ce n’était pas que la technologie moderne demandait une force de travail massive et hautement éduquée. Un nombre modeste de scientifiques et d’ingénieurs suffit. La scolarisation de masse est un luxe que les sociétés riches peuvent se payer. Une fois qu’il y a eu une cohorte de jeunes assez importante avec des années libérées du travail, cela a fourni les troupes de la révolution sexuelle ; ce qui débuta avec les classes supérieures et moyennes supérieures des années 1920 (en Angleterre et en Allemagne ainsi qu’aux Etats-Unis); et à nouveau le mouvement d’informalisation, lorsque l’inflation des diplômes maintenait une grande partie de la population à l’école. Ce n’est pas la “logique du capitalisme” en soi qui a donné l’informalisation, la sexualité affichée, et l’éducation de masse (ce qui n’existe pas dans les phases précédentes du capitalisme); mais ces tendances ont fourni de nouveaux marchés pour davantage de produits capitalistes — le capitalisme n’a pas de moralité, il est prêt à produire n’importe quoi si cela peut être vendu avec un profit.

AR. L’URSS n’était pas un pays capitaliste. Toutefois, l’URSS participa également à la Grande Accélération, avec des caractéristiques spécifiques. Selon ce que nous savons, si l’URSS avait remporté la Guerre froide, est-ce que l’explosion des tendances socio-économiques se serait arrêtée ? En d’autres mots, quel est le lien entre le capitalisme et la Grande Accélération ?

RC. L’URSS est une anomalie dans ces tendances, mais c’était une société qui tentait d’imiter le développement économique de l’Occident capitaliste. L’URSS créait un système d’éducation de masse, en nombre, juste derrière les Etats-Unis ; mais elle restreignait largement l’éducation aux compétences techniques, et ne rendit pas possible la rébellion culturelle menée par les étudiants — comptant plutôt sur l’éducation pour l’endoctrinement politique et les carrières au sein de la nomenklatura. L’URSS chuta dans une période de diplomatie du jeans, enviant la culture rock ’n’ roll du divertissement et la révolution sexuelle de la jeunesse occidentale. Les styles communistes en étaient restés aux costumes, cravates et coupes de cheveux des années 1930, une apparence bourgeoise aux yeux de la jeunesse de l’Ouest. Les Etats soviétiques réussissaient dans le domaine de l’industrie lourde, mais manquèrent la phase des produits capitalistes de consommation conduites par les Etats-Unis et le Japon — ce dernier étant doté d’une culture esthétique séculaire dont les produits ont conquis le monde dans les années 1980. Si l’URSS avait été capable d’étendre au monde entier son type d’économie socialiste planifiée, les révolutions dans la vie personnelle ne seraient pas advenues. Toutefois, l’histoire ne se serait pas arrêtée ; mais pas selon la route que nous avons vue en Occident. Les causes politiques et militaires ont également stimulé le changement social ; une hégémonie russe (et chinoise) continuerait de produire des tensions géopolitiques, et quelque chose se serait passé.

La guerre, l’organisation militaire et l’origine des tendances sociales

AR. Des scientifiques ont choisi le lundi 16 juillet 1945 pour le début de la Grande Accélération, quand la première bombe atomique explosa dans le désert du Nouveau-Mexique. L’explosion émit des isotopes radioactifs qu’on trouva dans l’atmosphère partout dans le monde. L’événement est un symbole de la Grande Accélération. Cependant, selon votre travail, il semble que les guerres et les organisations militaires sont plus que des symboles, mais des causes de la forme des Etats (voir Collins 2015:Ch.5). Quelles relations percevez-vous entre la guerre, et les deux guerres mondiales en particulier, et la croissance des tendances socio-économiques ?

RC. La guerre fut une cause centrale du changement social à une période historique spécifique. C’était la “révolution militaire” de la fin du Moyen Age européen. Le grand nombre d’États féodaux se réduisit, car certains étaient passés à des armées professionnelles, avec des armes et de l’artillerie fournis par les gouvernements, s’étendant en se conquérant et en s’absorbant mutuellement. Cela fit que l’Etat devint beaucoup plus cher, ce pourquoi les Etats ayant du succès créèrent un système centralisé de taxe, géré par des bureaucrates plutôt que par des familles aristocratiques ; pénétrant dans les foyers locaux, enrôlant la population en tant qu’individus sur les registres de l’Etat, et les rendant bénéficiaires de l’aide sociale. La révolution militaire était une fondation sur laquelle les révolutions culturelles du XXe siècle furent bâties. Mais en 1918, le pouvoir destructeur de la guerre était devenu tellement létal, et si coûteux, que la poursuite de l’escalade guerrière était perçue par la plupart des gens comme une impasse. Cela n’empêcha pas la poursuite des destructions de la Seconde Guerre mondiale, et la perspective de la destruction du monde par les armes nucléaires. La politique de la guerre depuis — du moins parmi les grands Etats très armés — a été délibérément limitée, laissant la place à la concurrence capitaliste. Cela favorisa également les Etats-Unis, le pays le moins détruit par les guerres mondiales du fait de sa position géographique.

Durant l’histoire, le style des guerres et de la diplomatie ont basculé de nombreuses fois ; les périodes de guerres totales d’extermination ont alterné avec l’étiquette diplomatique des guerres avec des objectifs limités ; et c’était le style dominant pour les dernières soixante-dix années. Les guerres par procuration [proxy wars] délimitées géographiquement ne sont pas autorisées à perturber les marchés capitalistes. Si cela va continuer à l’ère des guerres numériques est une question sans réponse. Contrairement aux périodes précédentes de la géopolitique, les Etats les plus grands et les plus riches ne possèdent pas nécessairement les armes les plus puissantes ; la guerre numérique est relativement peu onéreuse (ironiquement, elle est diffusée par le mercantilisme d’Internet), c’est une arme du faible. La cyberguerre ne peut pas capturer de territoires, mais potentiellement, elle peut détruite une économie avancée et informatisée.

Aux origines de l’énergie sociale

AR. Si nous voulons expliquer la Grande Accélération, nous devons décrire comment un grand nombre de personnes eurent assez d’énergie pour transformer la Terre entière. Les analystes attribuent souvent ce fait à la diffusion de nouvelles formes d’énergie matérielle, comme le pétrole ou l’électricité issue du nucléaire. Mais à partir de vos travaux, il semble qu’on puisse aller plus loin et répondre à la question : comment les gens trouvent-ils l’énergie sociale pour produire la Grande Accélération (et consommer ainsi une quantité astronomique d’énergie matérielle)? Par suite, peut-on faire l’hypothèse que la quantité d’énergie sociale, que vous nommez émerge émotionnelle, a augmenté des années 1950 à nos jours ?

RC. L’énergie émotionnelle (EE) est le résultat de rites d’interaction qui ont réussi, opérant au niveau micro : les individus qui font l’expérience de rythmes partagés de la voie et du corps, concentrant ensemble leur attention et créant de l’intersubjectivité et des sentiments d’appartenance. Si l’on regarde la société comme une distribution d’individus, il existe un éventail de personnes ayant une EE élevée ou faible ; certaines ont des niveaux élevés de confiance, d’enthousiasme et d’initiative ; d’autres ont échoué dans leurs interactions et se sentent passives et déprimées. Combien il en existe de chaque sorte n’a pas été quantifié à ce jour. On peut aussi regarder à un niveau plus macro, auquel on observe les mouvements sociaux : des chaînes d’individus dans des interactions qui se répètent en cascade, se concentrant sur leurs propres sortes de rituels et de symboles d’appartenance. Durkheim a montré que de tels rituels avaient constitué le centre des religions depuis les temps tribaux ; plus tard, les grands mouvements religieux historiques dominèrent en recrutant largement pour introduire de nouveaux fidèles. La politique à l’ère des mobilisations de masse est aussi centrée sur des rituels collectifs, des foules assemblées applaudissant et chantant lors de discours charismatiques ou engageant des actions de protestation, non-violentes et violentes.

Comparant ces deux niveaux, il n’est pas clair pour moi si les gens modernes, en tant qu’individus, ont plus d’EE que les personnes des sociétés médiévales, entourées de rituels religieux. Mais au niveau macro, la modernité est l’ère des mouvements sociaux ; organiser un mouvement social de protestation (ou d’affichage public ostentatoire) est devenu une technique sociale largement répandue. Comme Charles Tilly l’a montré, les mouvements de protestation étaient très localisés et de courte durée jusqu’à la fin du XVIIIème siècle; ensuite la croissance de l’Etat centralisé fournit une cible autour de laquelle les protestations pouvaient être mobilisées; au même moment la pénétration de l’Etat procure des routes, des transports, et des communications grâce auxquels les mouvement pouvaient entrer en action.

La masse de la population entra dans l’arène politique par le moyen des mouvements sociaux. Les moyens de mobilisation étant devenus encore plus répandus, on a assisté à un déferlement de mouvements politiques, ainsi que des mouvements de style de vie que j’ai décrits. La scolarisation de masse, en particulier dans les universités fréquentées par des adultes, a été la source de recrutement des centres organisationnels de toute sorte de mouvements. Une exception fut le mouvement des Gardes Rouges en Chine durant les années 1960, qui fut mobilisé autour des élèves du secondaire; les Gardes Rouges furent finalement supprimés par la fermeture des écoles durant plusieurs années. Ainsi en un sens macro-, a minima, il semble qu’il y ait eu une forte augmentation des rituels durkheimiens, sous la forme de rituels de mouvements sociaux, au XXe siècle par rapport à tous les siècles précédents. Est-ce une augmentation linéaire, croissant exponentiellement dans la seconde moitié du siècle ? Ce n’est pas clair pour moi ; les mouvements communiste et fasciste de la première moitié du siècle étaient massifs et omniprésents.

De telles questions n’ont pas besoin d’être décidées par la théorie. L’énergie émotionnelle — qu’elle soit haute, basse ou moyenne — est visible sur les visages des gens et leurs corps ; nous sommes capables de la mesurer de nos jours avec la sociologie visuelle, avec l’abondance des images prises par téléphone mobile, la vidéosurveillance, etc. Pour le XXe siècle, nous pouvons estimer le degré de présence de diverses émotions, en examinant des photos et des films, et par les comptes-rendus de témoins oculaires.

Mais l’ère de l’internet est paradoxale. Internet possède une capacité sans précédent pour connecter les gens et pour chercher ceux avec des intérêts et des opinions similaires ; ainsi, cela a permis de mobiliser rapidement des mouvements de protestation, comme le mouvement MeToo en 2017 ; les gilets jaunes en 2018 ; les manifestations Black Lives Matter en 2020 ; l’Etat islamique et ses imitateurs. Mais la mobilisation universelle des mouvements sociaux a ses limites ; l’une d’elles est que les mouvements émotionnels véhéments provoquent des contre-mouvements ; l’autre est qu’un large éventail de mouvements se mobilisant simultanément tend vers l’impasse.

Une autre limitation est apparue durant l’épidémie de Covid, bien qu’elle soit visible auparavant. Quand les gens réalisent l’essentiel de leurs interactions sociales en ligne plutôt qu’en présence physique, il est plus difficile d’établir une coordination rythmique, ce qui est accompagné par un sens de l’intersubjectivité et de l’énergie émotionnelle. Les rites d’interaction peuvent advenir en ligne, mais ils sont moins forts émotionnellement. Les personnes qui passent la plupart de leur temps en ligne sont devenues plus anxieuses et dépressives. Si la tendance à remplacer le travail et les divertissements en présence par des dispositifs électroniques se poursuit, même après la fin de la crise sanitaire, il se peut qu’une génération croissante affiche une forte baisse de l’EE.

Mais même si cette tendance continue, elle n’affecte pas tout le monde. Cela suggère une nouvelle forme de stratification : les personnes qui passent tout leur temps en ligne, seront dirigées, ou dominées, par celles qui sont plus énergiques parce qu’elles continuent d’avoir un grand nombre de contacts physiques avec d’autres personnes énergiséees. C’est le pattern des politiciens à succès, des rebelles, des artistes, des intellectuels et même des entrepreneurs de la high-tech.

Prédire le futur

AR. Sur votre compte Twitter, vous rappelez que vous êtes crédité d’avoir prédit la chute du communisme. Dans un texte que vous avez récemment publié (2020/2021 version française), vous critiquez la prédiction de C.W. Mills sur l’éventualité d’une troisième guerre mondiale (1960) pendant la guerre froide. Mais cette possibilité d’un nouveau conflit majeur a-t-elle disparue depuis ?

RC. C. Wright Mills n’a pas tenu compte de la croissance des mouvements sociaux, y compris le mouvement antinucléaire, car il s’est concentré sur les États-Unis et l’URSS en tant que rivaux symétriques dans l’escalade nucléaire. Mais comme mentionné ci-dessus, les accords tacites contre l’usage des armes nucléaires se développèrent, avec une bascule vers des guerres par procuration de petite échelle. Ma prédiction de la chute de l’empire russe (l’URSS et ses satellites) était fondée sur une théorie différente : les facteurs en faveur de l’augmentation ou de la réduction du pouvoir territorial. L’Union soviétique s’est retrouvée géopolitiquement dépassée par son propre succès dans l’encouragement des mouvements communistes ; le coût du déploiement de troupes avec des armes coûteuses dans de nombreuses parties du monde mena finalement à un mouvement réformiste tentant de se retirer de la coûteuse compétition militaire avec l’Occident. Les Etats-Unis furent aussi frappés par cette surtension — au Vietnam, et encore en Irak et en Afghanistan. Les deux anciens rivaux ont perdu beaucoup de leur influence. La Russie a perdu beaucoup de son territoire ; mais cela mena finalement à des efforts géopolitiques plus modestes confinés à des Etats faibles à proximité. La politique raisonnable pour les États-Unis est d’éviter les confrontations militaires. Est-ce que cela continuera dans une ère quand la Chine approche des niveaux occidentaux de richesse et de technologie militaire ? Une guerre Etats-Unis/Chine n’est pas inévitable ; mais c’est le genre de choses qui pourrait arrivé, étant donné le pouvoir de faire la guerre des chefs politiques de l’Etat et leurs émotions.

AR. Dans le même texte (2020/2021 version française), vous envisagez des futurs politiques et aussi la pression du réchauffement climatique. Vous décrivez le risque d’une impasse politique du fait de l’opposition de factions très différentes, ce qui rend difficile d’affronter les tendances de la Grande Accélération et du réchauffement climatique. Pouvez-vous nous en dire plus?

RC. Les diverses dimensions de cette question sont discutées dans mon article récemment traduit. Je vais ajouter seulement un point ici. L’orientation vers la consommation de l’économie capitaliste est une cause majeure du réchauffement climatique ; sa dynamique de profit dépend de la création de nouveaux produits à vendre, et cela demande de l’énergie et des matières premières (même si c’est pour des batteries électriques). Mais le capitalisme pourrait ne pas continuer dans le futur. Le capitalisme dépend du fait d’avoir des masses de gens qui peuvent acheter ses produits, et cela signifie des gens qui ont des emplois et qui gagnent suffisamment d’argent pour le dépenser. Mais le capitalisme contemporain investi lourdement dans l’élimination des emplois — pas seulement du travail manuel, réalisé auparavant dans les usines — mais du travail des cadres, du travail de communication et de management. Les tendances actuelles vont vers les voitures autonomes (éliminant les chauffeurs de camion), des robots chargeurs d’entrepôt, des caisses automatiques dans les magasins (qui éliminent les vendeurs) ; des algorithmes d’intelligence artificielle qui tentent de reproduire la façon dont les gens écrivent, ce que font les gestionnaires, et même ce que créent les professionnels hautement qualifiés. Les prédictions des passionnés de haute technologie sur l’avenir de l’informatisation des cadres prévoient un avenir hautement automatisé vers 2040, à 10 ans près.

Presque personne n’a étudié les conséquences de long terme de l’élimination d’une large proportion de la force de production des classes moyennes. On argumente conventionnellement que les gens développent toujours de nouveaux goûts et demandes pour de nouveaux produits, et donc qu’il y aura toujours des consommateurs pour tout ce que le capitalisme crée pour eux qu’ils puissent acheter dans le futur. Mais la question est : auront-ils l’argent pour les acheter ? Automatiser la force de travail, renvoie la classe manuelle et la classe moyenne au chômage, une formule pour une crise du capitalisme. Un profit ne peut pas être réalisé sans personne pour acheter ses produits.

Il a été suggéré qu’une solution était un revenu universel garanti ; mais les portions les plus riches de la population y résisteraient probablement, ceux dont la richesse devrait être confisquée par des taxes pour maintenir en vie l’économie de consommation. Les étapes dans cette direction pourraient conduire au socialisme. Et quels que soient les défauts du socialisme d’État existant, il a un mérite : il peut continuer indéfiniment à fonctionner comme une économie sans croissance. Si la crise du capitalisme survient assez tôt au XXIe siècle, elle pourra être la solution au réchauffement climatique. Pour en savoir plus sur cette question, voir mon chapitre dans Wallerstein et al. 2014 (version française).

Bibliographie

Collins R. 1980. Weber’s Last Theory of Capitalism: A Systematization. American Sociological Review, 6, 925–942

Collins R. 2008. Violence, A Micro-sociological Theory. New Haven: Princeton University Press.

Collins R. 2014. Four theories of informalization and how to test them. Human Figurations, 3(2).

Collins R. 2015. Why does sexual repression exist? Blog: Sociological-Eye.

Collins R. [1979]2019. The credential society. New York: Columbia University Press.

Collins R, Sanderson SK. 2015. Conflict sociology: A sociological classic updated. New York: Routledge.

Collins R. 2020. Predicting World War III, Predicting Climate Change. Blog: Sociological-Eye.

Collins R. 2021. Prédire la Troisième Guerre Mondiale, Prédire le changement climatique. Anthropocene2050.

Wallerstein, I. 2014. Le capitalisme a-t-il un avenir? Paris: La Decouverte.

Steffen W, Broadgate W, Deutsch L, Gaffney O, and Ludwig, C. 2015. The trajectory of the Anthropocene: the great acceleration. The Anthropocene Review, 2(1), 81–98.

Steffen W, Sanderson A, Tyson PD et al. 2004. Global Change and the Earth System: A Planet Under Pressure. The IGBP Book Series. New York: Springer-Verlag.

Wright Mills C. 1960. The Causes of World War Three. New York: Ballantine Books.

Auteurs:

Randall Collins (@sociologicaleye) est professeur émérite de sociologie à University of Pennsylvania et l’un des sociologues les plus importants de notre époque. Son dernier livre Explosive Conflict, Time-Dynamics of Violence décrit la violence à grande échelle.

Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050. Il travaille sur le changement social à toutes les échelles. Ses articles scientifiques incluent “The Globalization of an Interaction Ritual Chain: ‘Clapping for Carers’ During the Conflict Against COVID-19”(avec D. Joseph-Goteiner).

Pour citer cet entretien:

Alexandre Rigal, “Vers une sociologie de la période de la Grande Accélération (de 1950 à nos jours). Entretien avec Randall Collins.”, Anthropocene2050. 2022, mis en ligne le 18 juillet 2022.

--

--

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.