Benalla, les résonances marocaines

Fernand Le Pic
Antipresse.net
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7 min readSep 15, 2018

L’objectif du Sénat français est parfaitement assumé. Il s’agit pour lui de démontrer le risque institutionnel créé par le floutage des barrières entre chose publique et privée dans la gestion de la sécurité élyséenne. Dans cette perspective, on pourrait suggérer quelques questions utiles à poser au garde du corps présidentiel lors de l’audition à laquelle il sera bien forcé de se rendre le 19 septembre prochain.

La détermination sans faille de la commission d’enquête sénatoriale, osant jouer les contre-pouvoirs, irrite passablement l’Élysée, au point de pousser Alexandre Benalla à la faute. Son coup de sang contre les «petits marquis» ne va pas l’aider à faire oublier les privilèges dont il a bénéficié. Macron s’est même fendu d’un coup de fil au Président du Sénat, Gérard Larcher, pour lui demander de calmer le jeu. Sans succès.

Il est vrai que la Macronie a de plus en plus de peine à faire croire que Benalla ne s’occupait pas de la sécurité du Président dont il était à l’évidence le subordonné direct en cette matière. Sinon pourquoi le verrait-on sur toutes les photos en situation de protection typique, selon tous les experts du domaine? Pourquoi, d’autre part, son autorisation de port d’arme porterait-elle noir sur blanc la mention d’une «mission de police»? Pourquoi se serait-il vu délivrer un passeport diplomatique? Pourquoi lui aurait-on attribué un logement et un véhicule de sécurité «par nécessité de service»? Pourquoi se présentait-il comme le «conseiller sécurité» de l’Élysée? Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point, un «signal faible».

Comme sur du Velours

C’est sous ce titre qu’il sollicita que son ancien employeur, la société de sécurité Velours, puisse décrocher un contrat auprès de Marc-Antoine Jamet, comme ce dernier le confirme dans une interview à Paris-Normandie: « Il était venu me présenter les services de la société de sécurité Velours à laquelle il avait appartenu. Je les ai reçus par politesse mais je leur ai expliqué que nous n’avions pas besoin de tels services.» C’était le 31 août 2017 à 13 h 15, comme en témoigne noir sur blanc son agenda.

M. Jamet est une figure du PS: ancien proche collaborateur de Laurent Fabius qui le parachuta dans l’Eure, il y fut premier secrétaire fédéral du PS pendant vingt ans. Mais il est surtout Secrétaire général du groupe LVMH (qui habille gracieusement Brigitte Macron), directeur du pôle immobilier de LVMH, membre du conseil de surveillance de L Capital (le fonds d’investissement mondial de LVMH), PDG du jardin d’acclimatation (concédé à LVMH), président du pôle «Cosmetic Valley», Vice-président de la fédération des industries de la parfumerie, membre du conseil d’administration de la société de la Tour Eiffel, de l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques), etc. Une belle porte d’entrée pour une société de sécurité, assurément.

Autrement dit un agent public de l’Élysée entreprend de favoriser un ancien employeur privé. On pourrait demander à Benalla quelle fut la raison de cette démarche: a-t-il agi seul ou sur ordre de sa hiérarchie? On peut se demander aussi qui l’accompagnait au nom de Velours? L’un de ses fondateurs Ouali Aberkane ou Jean-Maurice Bernard, tous deux anciens gradés de l’Office central pour la répression du banditisme, ou quelqu’un d’autre?

En tout cas c’était très risqué. Qu’adviendrait-il en effet si l’on apprenait que Velours avait trouvé chaussure à son pied à l’issue de cette entremise d’un missionné de la Présidence? Si Benalla avait commis la moindre faute corruptive, sa hiérarchie n’aurait certes pas manqué de la dénoncer. Donc Benalla n’a pas dû commettre de faute, sinon cela signifierait qu’il aurait été à nouveau couvert. Constatons néanmoins l’extrême gravité de la prise de risque, dans la mesure où il ne fallait pas qu’on pût soupçonner ne serait-ce que l’ombre d’un renvoi d’ascenseur par le truchement de ce rendez-vous. En droit français de la corruption, même un avantage anticipé serait en effet pris en compte. La question qui se pose est donc: qui doit quoi à la société Velours pour avoir créé un tel risque?

On sait seulement que Benalla participa à l’ouverture d’une antenne de cette société à Casablanca, au 128 Bd Rahal El Meskini, le 2 novembre 2015, comme en atteste la mention de son nom au registre du commerce local, aux côtés d’un certain José Bouillé. Cet ancien gendarme n’est autre que l’ancien garde du corps d’Arnaud Montebourg, dont on se souvient que Benalla fut l’éphémère chauffeur, ce qui permet de comprendre les liens qui les unissent, d’autant que c’est Emmanuel Macron qui succéda à Montebourg à Bercy.

Mais une énigme demeure, à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur administrative: le registre du commerce de Casablanca indique que la sàrl Velours Mena s’est dissoute moins d’un mois après son ouverture, soit le 27 novembre 2015, juste après les attentats du Bataclan.

Sans doute une simple coïncidence. Simple coïncidence aussi, le lien personnel entre Benalla et le célèbre géant Makao, embauché par Benalla dans l’équipe de protection de campagne de Macron et chouchou de Brigitte, néanmoins compère de Jawad Bendaoud, le «logeur des jihadistes du Bataclan». Y aurait-il eu un lien entre Benalla et les services marocains qui proclamèrent leur participation à la détection de la planque de Jawad? On ne le saura sans doute jamais mais on peut sérieusement s’interroger sur les raisons pour lesquels Benalla, un homme si loyal au Président, l’exposa au contact d’un proche des réseaux jihadistes. Inconscience? Mais alors où serait le professionnalisme? Et quid des capteurs de la sécurité intérieure?

Ce qui est en revanche beaucoup plus factuel, c’est le lien privilégié de Macron avec les services antiterroristes du Maroc. Ils remontent au moins à l’époque où le Président actuel était le Secrétaire général adjoint de son prédécesseur à l’Élysée. C’est en effet à Macron que François Hollande confia le soin de désamorcer une grave crise diplomatique avec ce pays.

Pour l’amour du Maroc

Le 20 février 2014, la juge d’instruction Sabine Kheris ordonna d’appréhender monsieur Abdellatif Hammouchi, patron du contre-espionnage (DGST) marocain, à l’occasion d’une visite de ce dernier en France, sur des plaintes d’ONG visant d’hypothétiques actes de torture au Maroc. Il était supposé se trouver dans la résidence privée de l’ambassadeur du Maroc à Neuilly-sur-Seine mais les policiers français dépêchés par la juge Kheris n’y trouvèrent personne. On imagine toutefois l’ire de l’intéressé autant que celle de Mohammed VI. Ce qui est également certain, c’est qu’il fallut négocier la réconciliation marocaine en coulisse pendant plusieurs mois, laver l’affront par des compensations satisfactoires et sans doute assurer le service après-vente. La présence future d’un ressortissant marocain dans le premier cercle du pouvoir faisait-elle partie des éléments symboliques de réconciliation? Notons au passage que cette même Sabine Kheris, a «à connaître» du dossier Benalla, en sa qualité de doyenne des juges d’instruction de Paris. Est-ce pour ne pas rappeler de mauvais souvenirs au Maroc que la presse française occulte soigneusement le nom des juges d’instruction en charge de ce dossier? En tout cas c’est inhabituel.

Toujours est-il que Macron était bien au cœur du dispositif, comme le rapporte la presse marocaine couvrant une visite d’Hammouchi, à l’Élysée, en juillet 2014: «Ce grand flic (Hammouchi) qui jouit de la confiance totale de Mohammed VI, a eu de longues discussions avec le proche collaborateur du président français, Emmanuel Macron, notamment sur des dossiers se rapportant à la lutte contre le terrorisme

Cette réconciliation fut définitivement scellée par la remise à Hammouchi des insignes d’officier de la légion d’honneur en septembre 2015. Quant à Emmanuel Macron, il dut encore faire l’honneur au roi du Maroc de son tout premier voyage présidentiel, le 14 juin 2017.

Méritocraties parallèles

Indépendamment de leur commun état de sujets du roi du Maroc et de leur inclination viscérale pour la sécurité de leur monarque, il existe un parallèle intrigant entre les carrières d’Hammouchi et de Benalla. L’ascension du premier n’a cessé d’être décrite au Maroc comme un exemple de la nouvelle méritocratie voulue par un Roi réformateur. Né au sein d’une famille modeste, Hammouchi est présenté comme un bourreau de travail et c’est à ses seuls efforts, notamment ses études de droit, qu’il a dû la place stratégique qu’il occupe aujourd’hui (il cumule depuis 2015 le contre-espionnage et la sûreté nationale, DGSN). L’insistance de Macron et des siens à rappeler ce même parcours méritocratique en devenir de Benalla, jusqu’à le faire applaudir à la Maison de l’Amérique latine, résonne dès lors d’une étrange manière.

Lorsque l’on découvre par ailleurs que la Coordination Nationale du Renseignement et de la Lutte contre le Terrorisme (CNRLT) est en passe de déménager quai Branly, on peut se dire, qu’en effet, il pouvait y avoir un impératif de «service» à ce que Benalla y logeât. Idem pour le passeport diplomatique, l’habilitation secret-défense, etc. Autrement dit, en cinq ans d’Élysée, on peut se demander si celui qui était déjà lieutenant-colonel n’était pas destiné à devenir un responsable hiérarchique clé d’une nouvelle culture de sécurité présidentielle, à la marocaine, à l’image d’un Hammouchi.

On ne parlerait plus alors de polices parallèles mais au minimum de méritocraties parallèles.

  • Article de Fernand Le Pic paru dans la rubrique «Angle mort» de l’Antipresse n° 146 du 16/09/2018.

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Fernand Le Pic
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