Slobodan Despot
Antipresse.net
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6 min readApr 26, 2018

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Christian Constantin voulait me dire…

Christian Constantin m’a écrit. Personnellement. Il a fait déposer dans ma boîte aux lettres une missive sous la forme d’un petit livre de 64 pages au format poche. «Je voulais vous dire», commence-t-il – c’est d’ailleurs son titre – , mais sa formule de politesse ne tient pas la distance. A la page 55, il finit par me tutoyer:

«Tu vois, je voulais te dire — tiens voilà que je te tutoies (sic), c’est une habitude chez moi, je ne suis pas valaisan pour rien…»

Non, il n’est pas valaisan pour rien, le CC! Il a peut-être même rajouté cette grossière faute d’accord par pure valaisannerie. Pour faire plus proche de moi. Plus intime encore. Pour que ça fasse griffonné sur un coin de nappe et envoyé à la diable, sans relecture. Bref, pour me faire oublier que je ne suis qu’un des 170’000 destinataires de son tous-ménages destiné à «vendre» aux Valaisans le projet des Jeux olympiques d’Hiver 2026 dont il est le principal promoteur et probablement aussi le principal bénéficiaire putatif.

J’admire cet homme. Pour son audace. Sa vitalité. Sa roublardise. Malgré mon admiration, je l’étudie aussi. En tant qu’archétype de cette valaisannerie qu’il incarne si pittoresquement et qu’il revendique du reste à tout bout de champ. On se demande parfois s’il ne force pas son accent martignerain et la teinte afro-kitsch de ses costumes comme M. Blocher fait le bossu en public à la manière des paysans de la Suisse primitive, mais se tient droit comme un jockey lorsqu’il dîne avec son épouse dans la bonne société zurichoise.

CC n’est pas qu’une autoparodie de Valaisan. Il est aussi un flibustier des affaires. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le plus fréquent de ses sobriquets. Il ne semble pas le déranger. Patron du FC Sion, il semble briller davantage dans l’achat-vente de jeunes mollets que dans la conquête des titres. Architecte, il a contribué de manière déterminante à débarrasser la vallée du Rhône de ses derniers restants d’harmonie et de rusticité. «Entre l’odeur du béton et celle des vestiaires, je suis un entrepreneur, un bâtisseur, un sportif»: ainsi se décrit-il lui-même au dos de son livre. Guère de place pour l’odeur de l’herbe, des vaches et des vents frais des glaciers qui ont jadis valu à son canton une image premium de paradis sur terre.

La valaisannerie de CC ne s’abreuve pas à ces sources-là. Elle puise dans des citernes à la fois plus archaïques et plus récentes.

Plus récentes, celles des Maquereaux des Hautes Cimes fustigés par Maurice Chappaz.

Plus archaïque, plus revendiquée aussi, la tradition d’anarchisme-roublard-au-grand-cœur, un peu filou, un peu poète, dont l’immortel faux-monnayeur Farinet est resté l’emblème. A ce détail près que Farinet distribuait son or à ses maîtresses et aux nécessiteux. Nous ne savons si CC fait de même: que ta gauche ignore ce que fait ta droite, comme dit l’Évangile. Mais nous voyons qu’il exploite le modèle à fond.

Qui d’autre réussit, chaque année, à rassembler tout ce que le Valais et la Suisse romande comptent d’huiles pour payer 200 francs la choucroute du FC Sion? Est-ce pour le club qu’ils viennent, ces 7000 fans? Évidemment que non. Est-ce pour la choucroute? Encore moins. C’est pour CC et lui seul, pour sa tignasse improbable, son complet rouge, ses pitreries avec motos et poulettes sur scène, sa mégalomanie. Et puis peut-être un peu, aussi, pour le malin plaisir de voir jusqu’où il arrivera à persuader les personnalités du cru de se ridiculiser dans des sketchs de potache écrits pour sa seule gloire…

Où ailleurs, d’ici jusqu’en Centrafrique et au Kazakhstan, pratique-t-on le business à la manière de CC? Dans ce pays si méticuleusement normé qu’est la Suisse, qui peut encore proclamer des chantiers pharaoniques sans budget, sans études d’impact et de faisabilité, sans autre boussole que sa propre fantaisie? Où plante-t-on — fût-ce en tant que purs concepts — des centres commerciaux ou des hôtels rutilants dans des lieux sans accès, sans infrastructures, sans sécurité, sinon dans les pays du Deuxième ou du Tiers-Monde… et en Valais. Dans le Valais de CC!

En entendant son avion Piaggio irritant comme une mobylette passer au-dessus de ma tête quand je me promène au bord du Rhône, je repense souvent à ce coup de maître que fut son projet de superstade valaisan prévu dans ses vergers de Riddes. Aussitôt l’on convoqua une assemblée primaire extraordinaire pour dézoner les terrains. Car que ne ferait le peuple valaisan pour la promotion du foot? Une fois que le mètre carré fut déclaré constructible et son prix démultiplié en conséquence, une fois que l’attention du pays entier fut attirée sur ces pommeraies oubliées en marge de l’autoroute, CC put enfin se lancer… dans la spéculation! Il n’envisagea même pas de construire son stade, mais revendit les terres dézonées à Ikea avec une plus-value dont lui seul et Dieu (ou l’administration fiscale) connaissent le montant.

Christian Constantin illustre mieux son nom que son prénom. Si ses procédés ne sont pas toujours chrétiens, ils sont indiscutablement impériaux. Le dernier en date a consisté à mander à tous ses sujets (car en Valais, l’État, c’est lui) une bulle — spéculative? — les enjoignant de voter OUI à ses Jeux. Pour l’écrire, il s’est adjoint la «complicité» — et non l’«assistance» ou la «collaboration», termes trop plats et précis: on reste filou et baratineur jusque dans le détail — de l’élégant et talentueux Philippe Dubath. La complicité, entre affairistes et poètes, peut mener loin. Elle confère à ce petit livre un véritable souffle lyrique, pour ne pas dire épique. Voter NON aux Jeux de CC n’est même pas envisageable. En tout cas pas avec de bonnes raisons:

«Bien sûr, on peut dire non aux Jeux olympiques, on peut dire qu’on n’en veut pas, sans trop savoir pourquoi…» (p. 25)

De fait, ceux qui n’ont pas acheté la fiole du bonimenteur ne savent jamais trop pourquoi ils l’ont refusée, sinon que son sourire mièvre ou le rose de sa cravate ne leur revenait pas. Mais ce n’est pas à ceux-là que CC s’adresse, sinon pour les complexer un peu. Parce que lui, l’évangéliste, n’a que mépris pour les tièdes. Lui, c’est un ardent local-patriote, qui emmène ses amis en hélicoptère pour qu’ils prennent conscience «de la grandeur, de la majesté, de la simplicité à la fois accessible et lunaire des joyaux du Valais» (p. 11). (Des joyaux, diraient les mauvaises langues, qui seront bien plus accessibles mais bien moins majestueux — et surtout moins simples — une fois que le béton et les vestiaires de CC seront passés par là.)

Car CC se dévoue pour son pays, il se dévêt même, pour nous, jusqu’aux poils de poitrine: «Ce pays est mon pays», clame-t-il, la main sur le cœur, dans sa lettre d’amour, «je ne pourrais pas lui faire le moindre mal» (p. 17).

C’est sans doute pourquoi il l’a fait composer chez l’Aire à Vevey, au canton de Vaud, et imprimer «en Europe» (p. 63), c’est-à-dire en Pologne, en Bulgarie ou en Espagne, probablement, pour quelques centimes de moins à l’unité.

En bonne valaisannerie, le patriotisme consiste à aimer son pays, mais encore plus ses affaires. Quitte à délaisser le pays un tout petit peu. Ce n’est pas tous les jours que les imprimeurs valaisans reçoivent des commandes de lettres intimes à 170’000 exemplaires.

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Slobodan Despot
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Writer and publisher. Founder, Xenia publishing in Switzerland. Chief editor, ANTIPRESSE.net. Author, “Le Miel”, “Le Rayon bleu” (Gallimard).