Slobodan Despot
Antipresse.net
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10 min readMay 28, 2020

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Covid-19 en Russie: Bienvenue en Absurdistan

Que s’est-il passé en Russie depuis les premiers jours du Covid-19? Alors que le pays a dans un premier temps résisté à la pression des organismes internationaux en se limitant à des mesures sanitaires, un tournant s’est opéré depuis fin mars. Toutes les digues semblent céder les unes derrière les autres, emportant avec fracas l’état de droit, les fêtes de Pâques, la Parade du 9 mai. Si la population dans l’ensemble obéit, le mécontentement monte sur fond de crise socio-économique et des soutiens traditionnels du président Poutine critiquent fortement cette orientation globaliste qui confine la Russie dans une situation de plus en plus absurde. La spirale du non-sens vue de l’intérieur avec Karine Béchet-Golovko.

Instant de panique ou coup de force politique?

Dans un premier temps, alors que les pays européens dont la France, à la suite de la Chine, se lançaient dans le confinement et les autorisations de sortie, la Russie tenait un discours rationnel et ses décisions l’étaient aussi: contrôle systématique sanitaire aux frontières, désinfection des lieux publics et recommandations au niveau individuel, puis fermeture des frontières. Les chiffres des personnes contaminées et décédées en raison du coronavirus étaient d’ailleurs très faibles. Puis, mi-mars, la situation a commencé de basculer. La première attaque a été lancée contre les universités, même avant les écoles, tenues de passer à l’enseignement à distance. Puis les écoles, mises en vacances avant d’être rouvertes à distance. Ce qui dans un pays aux dimensions de la Russie était une chimère et effectivement ne fonctionne pas. Sans même parler de la chute de la qualité de l’enseignement: seuls 25 % des enfants y ont techniquement accès. Les écoles vont fermer mi-mai, les enfants auront perdu un an. Ce n’est rien dans une vie, mais l’intérêt objectif de ces mesures restera encore à prouver, puisque ce coronavirus touche essentiellement les personnes âgées et à l’immunité fragilisée. La justice a elle aussi été «skypée», ce qui a pour effet de rendre objectivement impossible le traitement des affaires pénales au fond. Ce premier pas est en fait l’utilisation d’une situation par les élites néolibérales russes pour implanter l’un des dogmes du monde nouveau — le tout-numérique, c’est-à-dire lorsque la technologie n’est plus un moyen, mais une fin en soi.

Le basculement

Fin mars, la situation a basculé. Le 25 mars, Poutine annonce simplement une semaine de «congés payés». Sobianine déclare immédiatement que ce ne sont pas des vacances et les magasins, restaurants et cafés sont fermés, l’interdiction de sortie pour les personnes âgées de plus de 65 ans ayant été prononcée peu avant. Alors que le Gouvernement est satisfait de la situation, peu de personnes touchées, un rythme d’évolution maîtrisé, l’OMS se déclare le 28 mars extrêmement mécontente, la Russie est sommée d’abdiquer définitivement devant les impératifs sanitaires globaux. Ayant actionné préventivement le régime de surveillance renforcé, inférieur à celui de l’état d’urgence, le 29 mars, le maire de Moscou, Sobianine, suivi par d’autres gouverneurs, lance la machine infernale contre la population, alors que l’état d’urgence n’est pas déclaré en Russie. Les Moscovites peuvent sortir le chien et les poubelles (dans un rayon de 100 m) et faire leurs courses. Les contacts physiques avec les parents âgés doivent être évités — des volontaires vont s’en occuper, s’ils ont besoin d’aide. Car à la différence des enfants et des petits-enfants, les volontaires, qui circulent dans la ville, sont idéologiquement protégés d’une contamination. Le problème est que ce régime ne permet pas aux dirigeants locaux de fermer unilatéralement les entreprises ni de mettre la population en assignation à domicile. Beaucoup commencent à s’interroger sur la légalité de ces restrictions aux libertés constitutionnelles, qui interviennent sans l’adoption de loi fédérale. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov déclare le jour même que ces mesures sont justifiées par la situation. Non pas légales, mais justifiées. Rapidement, pour tenter de légitimer la situation, le président russe adopte le 2 avril un oukase autorisant les pouvoirs régionaux à agir selon les besoins, indépendamment du Centre, jusqu’au 30 avril (ce qui a été reporté, à ce jour, jusqu’au 12 mai). Mais le président se base sur l’article 80 de la Constitution russe, qui ne lui confère aucun pouvoir normatif et non pas sur l’article 88, qui lui prévoit la mise en œuvre de l’état d’urgence, l’implication donc des autres branches du pouvoir et une régulation au niveau fédéral. Il y a donc un refus pour le centre d’assumer la situation politique. Or, un président n’est pas un chef de tribu, sa volonté souveraine n’est pas suffisante à fonder en droit ses décisions et l’illégalité se propage. En l’occurrence, c’est l’état de droit en Russie qui est suspendu. Dans la foulée, les mains libérées, Sobianine, comme d’autres chefs locaux, renforce encore les mesures liberticides à Moscou, à contre-courant des recommandations fédérales. Alors que le Gouvernement parle de l’importance de ne pas mettre de barrières à la circulation intérieure dans le pays, dès le 11 avril, Moscou est pris dans un réseau de postes de contrôle à l’entrée de la ville, ne laissant pas passer les véhicules non immatriculés dans la capitale. Alors que le Gouvernement et le président insistent sur la nécessité de ne pas totalement bloquer l’économie, Sobianine adopte un nouvel oukase, le 13 avril, qui paralyse totalement l’activité économique de la capitale. 3 millions de personnes (sur une ville de 13 millions) pouvaient encore avoir une activité professionnelle, il déclare qu’il ne doit en rester qu’un dixième.

L’on est en droit de se demander s’il y a la peste pour que de telles mesures soient prises, et en quoi la régulation de ce virus ne peut se faire qu’en dehors du cadre juridique, pourtant prévu par la Constitution. Or, la Russie est très peu touchée. Selon les données officielles, O, O16 % des décès sont imputables au coronavirus. L’impression de débordement des hôpitaux résulte à la fois de mesures de «désorganisation» ponctuelles, dont on peut se demander si elles sont prises volontairement, et de la politique néolibérale dite d’«optimisation» des hôpitaux, qui comme ailleurs, a conduit à la réduction abrupte de lits, de spécialistes et de bâtiments.

Depuis le début de la crise, à ce jour (4.5.2020), 1356 décès ont été imputés au coronavirus en Russie. Rappelons que selon les statistiques officielles, il meurt environ 5 000 personnes par jour en Russie. Même le ministre russe de la Santé de déclarer qu’à période égale avec l’année dernière, il y a moins de décès en général cette année. Les organes de pouvoir ont donc tenté de «rectifier» les statistiques par un décompte inclusif. Tout d’abord, le ministère de la Santé déclare le 15 avril qu’ils auront le monopole du chiffre et, très étrangement, décide de regrouper le coronavirus et la pneumonie dans une seule base de données des malades du Covid-19, quand il y a une réelle épidémie de pneumonie cette année. Ensuite, le 16 avril, alors que Moscou est la ville la plus touchée dans le pays, le centre de surveillance et de réaction a déclaré que désormais, n’importe quelle maladie bénigne des voies respiratoires sera immédiatement comptée comme un coronavirus potentiel. Sachant que les autorités publiques ne cessent de répéter que plus de la moitié des «nouveaux cas» sont asymptomatiques.

Et cela fonctionne car, depuis, les chiffres des personnes considérées comme touchées s’envolent, même si le danger réellement présenté, au regard du nombre de décès attribués, reste très faible. La masse du chiffre devant justifier dans l’esprit des gens les atteintes à leurs libertés. L’on voit ainsi des personnes qui naïvement suivent à la lettre les recommandations visant à immédiatement prévenir le SAMU en cas de fièvre, pouvant se retrouver à attendre dans des hôpitaux surchargés pour rien, ou mises dans des centres d’observation, comme dans celui de Tsaritsyne, qui avant s’occupait de la réhabilitation des handicapés, désormais ne présentant plus un grand intérêt. Un Centre où l’un des patients, qui a raconté son histoire à la presse russe, n’a pas été examiné par un médecin, n’a jamais vu le résultat de son test soi-disant positif au Covid et a été «confiné» avec trois autres personnes sans jamais recevoir de traitement.

La conclusion intermédiaire est dure: la Russie, qui revendiquait sa souveraineté, a capitulé devant le globalisme et s’enfonce à une vitesse vertigineuse dans ses méandres. Très significativement, Poutine a annoncé le report du vote populaire sur la réforme constitutionnelle, visant à une intensification des mécanismes de contre-pouvoirs, de protection contre l’ingérence étrangère et donnant la possibilité au président Poutine de se représenter. La fermeture des églises et des cimetières pour Pâques, le report sine die des célébrations de la Victoire de la Seconde Guerre mondiale, remplacées par une parade aérienne, sont les signes inquiétants d’une abdication profonde des élites russes, mettant ainsi l’État lui-même en danger.

L’attitude des organes d’État

La vie politique en Russie est divisée en deux clans: les étatistes et les néolibéraux globalistes, remplaçant les slavophiles et les occidentalistes d’hier. Ces dérives que l’on voit aujourd’hui viennent du renforcement de la position des néolibéraux dans les organes de pouvoir, que ce soit à l’Administration présidentielle avec l’arrivée de Sergueï Kirienko en 2016, année qui a marqué un virage profond dans la gouvernance en Russie, et de certains conseillers présidentiels travaillant à l’implantation des recommandations de l’OCDE. Sans parler des figures classiques, des pionniers comme E. Nabiullina (Banque centrale), H. Gref (Sberbank) ou A. Koudrine (Cour des comptes).

Avec le coronavirus, c’est aujourd’hui leur rêve fanatique de l’État numérique, réduit à des données stockées dans des serveurs aux États-Unis, n’ayant plus la force ni les moyens de gouverner, qui peut enfin, par la force, se réaliser. Beaucoup de lecteurs étrangers ne perçoivent la gouvernance russe qu’à travers la figure de Vladimir Poutine, ce qui est extrêmement réducteur. Il est en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt des combats politiques. Actuellement, le bloc régalien du Gouvernement est plus étatiste, avec des personnalités comme Lavrov (Affaires étrangères) ou Choïgu (Circonstances exceptionnelles), mais leurs capacités sont réduites.

Aujourd’hui, dans le cadre du coronavirus, cette distinction étatiste/globaliste prend toute son ampleur. Par exemple, le 10 avril, le maire de Moscou a décidé du renforcement du contrôle automatisé des déplacements des Moscovites. Ainsi, toute personne qui veut se déplacer dans la ville autrement qu’à pied, à cheval ou en calèche doit, sur le site de la mairie de Moscou, dans une base de données centralisée, enregistrer ses cartes de transport et les plaques d’immatriculation de son véhicule, informations qui seront liées à son numéro de carte d’identité, pour obtenir un code électronique. Se trouvant géographiquement à Moscou, tous les services d’État, notamment le renseignement, sont ainsi contraints d’enregistrer leurs véhicules dans une base de données unique afin de pouvoir circuler — ce qui rend accessible le déplacement de tous les véhicules publics, militaires ou civils, à des hackers ou à des services de renseignements étrangers. Alors que les services d’État sont en général très discrets et n’ont pas pour habitude de contester ou discuter des décisions politiques, ils viennent d’exprimer, ce qui est une première, leur mécontentement. Quant au gouverneur de la région de Tomsk, il a déclaré que ces codes délivrés pour circuler dans la ville constituaient une atteinte à la dignité de la personne humaine, position que l’on ne peut que saluer.

Des élus locaux de l’opposition libérale se sont pourvus en justice contre les décisions de Sobianine. Ils furent, sans grande surprise, déboutés, mais les explications de la Mairie de Moscou valent de s’y arrêter un instant:

«À l’inverse de l’opinion erronée des requérants, les dispositions contestées ne contreviennent pas aux droits des citoyens (…) mais font reposer sur les citoyens des obligations particulières de droit public, comprenant notamment une limitation de leur liberté de déplacement (…). Le respect par les citoyens du régime d’isolement volontaire et l’obtention des laissez-passer électroniques est la confirmation de la réalisation de bonne foi par les citoyens de leurs droits et obligations».

Autrement dit, les gens se sont confinés eux-mêmes, ce n’est donc pas une limitation de leurs droits, mais si vous ne respectez pas cette non-limitation, vous aurez une amende, automatique de surcroît, et ce à chaque fois que votre véhicule passera devant une caméra de la ville. Le droit est mort, vive le coronavirus!

Comment la population réagit-elle?

Les gens sont en général obéissants. L’instinct de révolte ne se réveille pas spontanément, il doit être travaillé et aucune force politique n’est aujourd’hui apte à cela. Donc, dans l’ensemble, les Russes obéissent, même si leurs préoccupations sont plus sociales que sanitaires. Selon un sondage publié fin mars, 60 % des personnes interrogées n’ont pas suffisamment de revenus pour tenir jusqu’à la fin du mois, et cette somme est significative pour 34,6 % d’entre eux. À la mi-avril, selon l’Institut Levada, 68 % des Russes n’avaient pas peur de tomber malades du coronavirus. Depuis, avec le poids incroyable d’une propagande omniprésente, la pression monte dans la population. Pourtant, des manifestations contre le coronavirus sont organisées, «virtuelles» ou réelles, comme ce fut le cas à Vladikavkaz, demandant soit la déclaration de l’état d’urgence, soit la fin du confinement et la reprise de la vie économique.

Parallèlement, alors que toute discussion devient inacceptable, des réactions de rejet émergent dans les forces intellectuelles, qui étaient traditionnellement du côté du président Poutine. Ainsi, l’on a pu voir l’émission Bessogon («Chasse-démons») du grand cinéaste Nikita Mikhalkov «Dans la poche de qui se trouve l’État» (1), critiquer l’absence de vision stratégique du pouvoir en l’espèce et ce fanatisme globaliste en Russie, détruisant l’enseignement, qui risque d’entraîner l’État dans sa chute. Cette émission a été retirée par la chaîne fédérale Rossia 24. L’on note aussi l’article, aussi virulent que surprenant, d’Alexandre Prokhanov, dans la revue Zavtra (N° 16), faisant suite à l’annulation de la Parade militaire du 9 mai, déclarant en substance que si la présidence n’arrive plus à assumer la gouvernance dans l’intérêt du pays, il se trouvera bien quelqu’un d’autre pour l’assumer à sa place.

Le coronavirus, en ce sens, est bien plus une crise idéologique que sanitaire. Les virus ont toujours existé et existeront toujours, mais c’est l’État souverain qui est commandé de se plier devant les recommandations internationales au nom d’une tyrannie sanitaire globale. Et il se plie, pliant avec lui le rationnel et la logique, ne trouvant alors refuge que dans l’absurde.

  • Karine Béchet-Golovko, professeur invité à la faculté de droit de l’Université d’État de Moscou, est animatrice du blog Russie Politics.

NOTE

(1) Voir : «RUSSIE • Sous l’empire du tout-numérique», Turbulences, 8 mai 2020.

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Slobodan Despot
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Writer and publisher. Founder, Xenia publishing in Switzerland. Chief editor, ANTIPRESSE.net. Author, “Le Miel”, “Le Rayon bleu” (Gallimard).