Dormeurs, somnambules et éveillés

Slobodan Despot
Antipresse.net
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8 min readJun 18, 2018

Et si, un beau matin, vous vous apercevez que le monde où vous êtes né n’est plus le vôtre? En conclurez-vous que le monde a soudain changé, ou bien que vous avez dormi trop longtemps? Ou préféreriez-vous d’ores et déjà programmer un réveil pour que cette mésaventure ne vous arrive pas? Quelques réflexions sur la qualité de notre présence au monde au travers d’un exemple extrême…

J’avais placé trop d’espoirs dans mon deuxième roman. C’est, paraît-il, le cas de tous les écrivains débutants, surtout lorsque leur coup d’essai a connu un certain succès. «On vous guette au deuxième!», m’a-t-on répété tant de fois, avec une sardonique bienveillance, dans le milieu bien informé de la littérature parisienne.

Peut-être ai-je voulu trop en dire dans ce Rayon bleu? Le Miel était une fable somme toute assez simple, chrétienne ou taoïste, sur l’être et l’action. Il commençait par une pensée du père de Foucauld — «Nous faisons davantage de bien par ce que nous sommes que par ce que nous faisons» — , et se terminait par une maxime assez banale: Chacun de nos gestes compte. Entre ces deux pôles apparemment opposés, le fil rouge d’un road movie contraignant un fils à rencontrer vraiment son père.

Quelques années plus tard, j’ai conçu une sorte de thriller mélancolique à partir d’une hallucination. J’avais vu dans mes rêves un téléphone ancien sonnant en vain dans un château désert, quelque part dans la campagne française. Cette vision et cette sonnaille insupportable invoquaient soudain tous les avertissements non entendus, tous les prophètes criant dans le désert, tous les «lanceurs d’alerte» incompris ou lapidés, tous les Laocoon, les Cassandre, les Antigone, les Ezéchiel, mais aussi les Souvarine, les Koestler, les Unabomber, les Snowden…

Cela se passait donc au temps des téléphones à fil et cadran, en bakélite noire. Le titre original du Rayon bleu était du reste Téléphone immobile. Or quel était, au temps des téléphones immobiles, le message le plus dramatique qu’on pouvait leur confier? Réfléchissons… Eh bien, par exemple, un code permettant d’éviter la guerre nucléaire. Autrement dit, la fin assurée de la vie sur terre.

Le monde d’avant la téléphonie mobile était beaucoup plus concret que celui où nous vivons. Le hommes étaient interconnectés, mais pour de bon. Le cordon reliant mon téléphone à son mur, dans ce pavillon de chasse, aboutissait en continu, de fil en fil, quelque part à l’est, en URSS, où quelqu’un essayait de prévenir quelqu’un ici, par-delà le Rideau de fer… Qui étaient ces veilleurs? Qu’avaient-ils à se dire? A partir de cette énigme, j’ai tissé mon récit comme une toile d’araignée, par maillages et cercles concentriques, jusqu’à ce qu’elle finisse par atteindre et happer des jeunes gens d’une autre génération, presque mes contemporains.

Fausse alerte — faux espoir?

J’ai pensé que mon récit tombait à point nommé. Lorsqu’il est paru, au printemps 2017, la question de la guerre nucléaire était ressortie du placard où on l’avait rangée depuis l’effondrement de l’URSS, trente ans plus tôt. Les essais balistiques, tout rudimentaires qu’ils étaient, de la Corée du Nord faisaient souffler de nouveau un vent d’apocalypse. Ou plutôt, c’était l’irritation américaine qui avait transformé le filet d’inquiétude en tempête. Après tout, la possession de l’atome militaire par des Etats aussi peu conciliants qu’Israël ou le Pakistan n’avait empêché personne de dormir. Or, quoi qu’on puisse penser de la cruauté de M. Kim ou de ses choix capillaires, la contribution concrète de son pays au désordre global apparaît bien modeste en regard de ces deux foyers permanents de haine et de conflit.

Je ne l’avais pourtant pas fait exprès. L’idée du Rayon bleu m’était venue en des temps où plus personne ne parlait de la menace ultime — et justement parce que personne n’en parlait. Dans mon enfance, en Suisse, chaque nouvelle maison devait être pourvue de son propre abri antiatomique. Les Helvètes prennent leur sécurité au sérieux, et leurs bunkers flambant neufs nous terrifiaient avec leurs épaisses portes en béton armé. Nous, enfants, ne pouvions même pas les déplacer. L’idée même de se retrouver enfermé là-dedans nous faisait faire des cauchemars. Mais à l’époque déjà, je me demandais si les concepteurs de cette «protection» avaient réfléchi aux lendemains. On survivait à l’explosion, et puis? On ressortait quand? Pour voir quoi?

Aujourd’hui, cette contrainte architecturale n’a plus cours. Le prix du bâti a été maintenu et renchéri par des critères «écologiques» plus dans l’air du temps, et les souricières post-apocalyptiques de jadis font office de caves à confiture ou de «réduits» à skis. Je doute que les nouveaux propriétaires sachent même comment les utiliser. Plus personne ne se soucie de le leur expliquer, de toute façon.

Or, paradoxalement, la menace n’a sans doute jamais été aussi aiguë. Le monde est devenu plus instable, les politiques plus démagogues, les décisions plus hâtives, les inventaires nucléaires plus dispersés et moins contrôlés. La dégradation du sens de la responsabilité et du sacrifice et même du quotient intellectuel dans les générations de l’après-guerre froide devrait à elle seule inspirer des craintes quant à l’attirail explosif reçu en héritage. Pour circonscrire le désastre de Tchernobyl en 1986, l’URSS a sacrifié la santé et les vies de 829’000 «liquidateurs» volontaires. Pour éponger Fukushima après 2011, le Japon a sacrifié… l’océan Pacifique. Et il ne s’agit là que de nucléaire «civil»…

La seule chose qui ne change pas, c’est l’arsenal du jugement dernier, qui nous enterrera tous (comme l’on dit des vieillards vigoureux) s’il ne nous fait tous disparaître.

Le court-circuit

L’existence de cette hypothèque sur notre destinée en tant qu’espèce et même en tant que seul berceau de vie connu dans l’univers est à mes yeux le paramètre déterminant de notre existence depuis le milieu du siècle dernier. Nous nous y sommes habitués rapidement. Les manifestes exorbités des pacifistes de l’époque, telles les Lettres sur la bombe atomique d’un Denis de Rougemont, paraissent terriblement démodés. Pour l’immense majorité des humains, il n’est pas plus concevable de réfléchir à la menace nucléaire qu’il ne leur est possible de penser à leur propre mort.

C’est pourquoi l’ensemble de la problématique a été évacué dans le domaine de l’hypothèse abstraite, ou plus exactement du jeu. Que ce jeu ait déterminé toute la configuration du monde de l’après-guerre[1] n’ôte rien à son caractère purement ludique. Non seulement aux yeux des masses, mais encore dans la tête des «décideurs».

On n’a pas assez réfléchi aux retombées de ce court-circuitage mental lié au risque n° 1 que court la vie sur terre à cause de la folie humaine. Dans son essai De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, l’écrivain allemand W. G. Sebald a décrit sans tabou les conséquences psychologiques profondes et paradoxales qu’ont eues les bombardements de masse alliés sur la population allemande. Parmi ceux-ci, entre autres, un profond réflexe de culpabilité empêchant tout retour lucide sur soi et qui détermine le comportement servile de cette nation jusqu’à nos jours. Mais personne encore, mis à part peut-être Günter Anders, n’a étudié les modifications anthropologiques induites par cette innovation totalement inattendue du XXe siècle: le privilège divin que s’est octroyée l’humanité de pouvoir s’anéantir elle-même, dans la demi-heure qui suit.

Comment vous sentiriez-vous dans une maison remplie à la fois d’enfants turbulents et d’armes chargées, mais où vous n’auriez ni le pouvoir de calmer les enfants, ni celui de leur retirer les armes? L’inconfort serait insoutenable. Vous finiriez par noyer votre angoisse dans des séries policières ou de grandes rasades d’alcool, voire dans les deux à la fois. C’est pourtant à cela que ressemble la maison où nous devons tous vivre désormais, et qui n’a ni jardin, ni panic room, ni sortie à proprement parler. Or, par une étrange ironie du sort, le progrès technique nous a livré pratiquement tout en même temps: et la terreur insoutenable, et les réalités parallèles permettant de l’oublier (cinéma, télévision, médias et depuis peu le monde virtuel de l’informatique)[2]. D’où, selon moi, le désintérêt progressif de l’humanité civilisée pour son propre devenir, sa désincarnation graduelle sur cette planète. Qui se traduit entre autres par une incurie foncière quant à l’environnement, masquée de discours écologiques creux ne produisant d’autre effet qu’un divertissement analgésique. Nous n’avons semble-t-il plus d’autre choix, depuis trois générations, que de construire une version virtuelle et lénifiante de notre monde dans le seul but de nous rassurer nous-mêmes. Ce gouvernement par la fiction que les dirigeants soviétiques, dans les années 1970, avaient appelé l’hypernormalisation, est le mode d’existence même de l’humanité développée depuis la dernière guerre mondiale. Elle ne peut conduire à aucune amélioration concrète de notre existence collective et entrave sérieusement les prises de conscience individuelles.

L’extraterrestre qui nous visiterait aujourd’hui aurait peut-être l’impression de pénétrer dans l’appartement transformé en cloaque d’un toxicomane profond, avec des seringues et des détritus jonchant le sol. Et l’évolution de la société industrielle à vues humaines n’annonce aucune désintox possible. M. Trump vient d’ouvrir à l’exploitation pétrolière une vaste réserve naturelle de l’Alaska, la Russie construit des centrales nucléaires flottantes et l’on dénombre plus de 1000 grands projets de tunnels sur le pourtour de la planète. Nous nous préparons à densifier toutes les infrastructures alors que nous ne savons même pas résoudre les problèmes posés par leur densité actuelle. Comme le relève Will Self, le retour à la nature lui-même «n’a plus aucun sens car il n’y a plus de nature où retourner».

Les vrais héros de ce temps

Or mon Rayon bleu met en scène, justement, une poignée d’humains, citoyens des grands Etats nucléaires, qui ont eu cette lucidité rare d’envisager la perspective posée par la course aux armements et de la combattre par tous leurs moyens. Si la philosophie consiste, comme on le dit souvent, à affronter l’idée de la mort, ce sont les vrais philosophes de notre temps. Je les ai appelés le cercle des éveillés, par opposition aux somnambules que sont les membres des classes dirigeantes de l’après-guerre — ils avancent, mais ne savent pas pourquoi ni vers quoi — et à la grande masse des bienheureux dormeurs qui ne se rendront même pas compte de leur passage de sommeil à trépas.

Certains ont apprécié le roman pour ses qualités littéraires, d’autres l’ont «décortiqué» pour tenter d’identifier les personnages historiques éventuellement cachés derrière les héros du récit. Son enjeu profond, sa raison d’être, pourtant, est proprement métaphysique: combien d’hommes, et dans quelles conditions, sont-ils capables de regarder la mort dans les yeux? Et d’agir quand même malgré l’apparente absence d’issues? Parce que seule la littérature et la spiritualité permettent d’aborder de telles questions, j’avais sous-titré le manuscrit «poème», suscitant l’épouvante de mon excellent éditeur, Bertrand Lacarelle.

Si la critique n’a pas souvent approché ce «cœur de cible», mon poème-thriller d’espionnage m’a valu des témoignages humains surprenants et rares, de nature à me redonner espoir non seulement en la littérature, mais encore en notre avenir. Le plus étonnant d’entre eux fut un e-mail circonstancié d’un ancien officier du renseignement m’assurant que le «cercle des éveillés» que j’avais conçu dans mon imagination avait réellement existé.

/A suivre/

NOTES

  1. Il n’est pas inutile de rappeler que la Russie, au temps de cette catastrophe majeure que fut la Perestroïka, n’a probablement dû le maintien de son intégrité territoriale et étatique qu’à la préservation d’un noyau de dissuasion nucléaire.
  2. Sans oublier cette forme essentielle d’anesthésiant que sont les dessins animés, et que les Américains ont élevée au rang de grand art. On y passe son temps à tomber du centième étage ou à sauter sur des barils de poudre sans jamais mourir ni vraiment se faire mal. La conséquence directe de cette désensibilisation est à savourer dans les défis stupides et souvent mortels qui pullulent aujourd’hui sur YouTube.
  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 133 du 17/06/2018.

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Slobodan Despot
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Writer and publisher. Founder, Xenia publishing in Switzerland. Chief editor, ANTIPRESSE.net. Author, “Le Miel”, “Le Rayon bleu” (Gallimard).