Fernand Le Pic
Antipresse.net
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7 min readJun 3, 2018

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L’Italie, qui est tout entière une base militaire américaine, peut-elle se payer le luxe d’un gouvernement antisystème? Peut-être, si les intérêts de l’Alliance sont préservés et si les fameux 2% du budget alloués à la Défense sont maintenus. Mais alors, que restera-t-il des ambitions frondeuses de la coalition gagnante? Ne s’agirait-il que d’une Commedia dell’Arte?

Le dimanche 4 mars 2018, les eurosceptiques faisaient le plein des voix en Italie. Dans ce scrutin à un tour, le mouvement «5 étoiles» devenait le premier parti du pays avec 32,6% des voix. Pour mémoire, un an plus tôt en France, Macron n’avait obtenu que 24% des voix au premier tour.

Chronologie d’une ascension, ou l’intenable déni de démocratie

S’associant à la coalition menée par la Ligue (ex-Ligue du Nord) totalisant 37% des voix, le mouvement pouvait entamer les tractations pour former un gouvernement. Elles furent longues et difficiles. Elles aboutirent tout de même, comme on le sait, le 27 mai. Mais le Président de la République Sergio Mattarella mit son véto. Motif: le professeur Paolo Savona, proposé au poste de ministre de l’économie, était soupçonné de vouloir faire sortir l’Italie de la zone Euro, alors même que l’intéressé s’était fendu de plusieurs communiqués assurant du contraire.

Giuseppe Conte, le premier ministre désigné de la coalition et novice en politique, démissionnait, tandis que Sergio Mattarella nommait dans la foulée un ancien fiscaliste en chef du FMI pour composer un gouvernement «technique». On partait donc pour de nouvelles élections possibles dès l’été voire l’automne, que le président suggéra même de ne tenir qu’au début 2019. On criait avec raison au déni de démocratie, au coup d’État et, en exagérant un peu, à la haute trahison. La coalition, disposant d’une majorité de près de 70% au parlement, menaça même d’engager une procédure de destitution du président présenté comme un agent des banques et de Berlin.

Histoire d’enfoncer le clou, Bruno Lemaire, ministre français à veste réversible, expliquait déjà aux Italiens que si leur vote souverain était certes respectable, les impératifs européens le surpassaient quoi qu’il arrive. En d’autres termes, un vote n’est pour lui que l’expression d’une opinion mais non d’une décision opposable à Bruxelles. On retiendra. Et comme si cela ne suffisait pas, le commissaire européen au budget Günther Oettinger ajouta que la réaction négative des marchés au résultat du vote italien devait absolument se comprendre «comme un signal pour ne pas faire entrer des populistes de droite ou de gauche au gouvernement».

Bref, on était bien parti pour un coup de sang populaire. Mais voilà que le président Mattarella lui préféra un coup de théâtre. Le jeudi 31 mai, il acceptait finalement d’avaliser le même gouvernement présenté par la coalition gagnante après que Paolo Savona eut accepté de se voir reléguer au dicastère des Affaires européennes, un poste qu’il occupa déjà sous le gouvernement Berlusconi de 2005. On le remplaçait à l’économie par le professeur Giuseppe Tria, moins offensif sur l’Euro, tandis que le très européen Enzo Moavero Milanesi était maintenu aux Affaires étrangères.

Un président à l’ombre du Gladio

Mais était-ce bien là le véritable enjeu?

Le président d’un système parlementaire, censé rester en dehors des arbitrages politiques, aura certainement outrepassé ses droits en refusant un ministre pour des motifs qui sont justement politiques. Est-ce à dire qu’il ne dispose d’aucune prérogative politique? Ce serait faux de le croire. Il est un domaine où l’article 87 de la constitution italienne lui confère un pouvoir politique direct, c’est celui des Forces armées. Il en est le chef et préside en outre le Conseil suprême de défense. Et le président Mattarella n’est pas un nouveau venu dans cette arène. Premier vice-président du Conseil (du 21 octobre 1998 au 22 décembre 1999), officieusement chargé des questions de renseignement, c’est lui qui mena les négociations, conjointement avec le ministre de la défense de l’époque, Carlo Scognamiglio, visant à installer en Italie une chaîne de montage du F–35 produit par l’avionneur américain Lockheed Martin. Un choix qui continue de peser lourdement sur les finances italiennes puisqu’on évalue l’investissement local à environ 14 milliards de dollars pour la fabrication d’un total de 30 F–35B italiens et 60 F–35A italiens, ainsi que 29 F–35A pour la Royal Netherlands Air Force. Un avion coûteux et de surcroît peu fiable.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que grâce à cette expérience aéronautique, Mattarella a pu construire une relation très solide avec les États-Unis.

Les bases US-OTAN en Italie
Les bases US-OTAN en Italie

Il fut d’ailleurs aussi ministre de la Défense en titre (du 22 décembre 1999 au 11 juin 2001) dans les gouvernements D’Alema et Amato. Au cours de son mandat, il transforma les carabinieri en une force paramilitaire autonome et fit abolir le service militaire. Or, on sait que le passage aux armées professionnelles, qui devint le nouveau standard européen, fut le préalable indispensable à la projection de troupes en terres étrangères. Il préparait en fait l’Italie à intégrer les nouvelles missions de l’OTAN, déguisées en opérations de maintien de la paix, notamment en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, opérations dont il fut un ardent promoteur. Il se retrouva d’ailleurs à devoir rendre des comptes en justice sur la mort de soldats italiens contaminés par l’uranium appauvri des bombes sales américaines lâchées sur l’ex-Yougoslavie. Oui, les États-Unis ont bien fait la guerre à l’Europe qui ne leur plaît pas, et Sergio Mattarella en sait donc quelque chose. C’est sans doute pour cela qu’il mentit effrontément à la cour d’appel de Rome déclarant que les soldats étaient prévenus et protégés, ce qui s’est avéré totalement faux.

Le Sicilien Mattarella est en réalité un fidèle et zélé serviteur de l’OTAN, qui peut toujours compter sur lui. Pourtant, il aurait bien pu lui en vouloir après l’élimination de son frère aîné Piersanti Mattarella, président de la région Sicile, criblé de balles à Palerme le 6 janvier 1980.

Récemment, le procureur général de Palerme,Roberto Scarpinato, expliquait publiquement que l’assassinat de ce disciple d’Aldo Moro, éliminé lui-même deux ans plus tôt sur ordre des Américains, impliquait les mêmes commanditaires, liés au réseau Gladio. A l’avant-garde de la lutte contre la mafia, Piersanti se déclarait favorable à une alliance politique avec les communistes, lesquels s’opposaient notamment au déploiement des Euromissiles américains sur la base encore américaine de Comiso, en Sicile. Leur chef local, Pio La Torre, fut lui aussi assassiné en 1982.

Aldo Moro et Piersanti Mattarella
Aldo Moro et Piersanti Mattarella

Lorsqu’il se murmure que Sergio doit son destin politique au fait d’avoir accepté la mort de son frère sans avoir posé de questions, cela mérite en effet réflexion. Et que l’OTAN voie d’un très mauvais œil l’arrivée d’authentiques eurosceptiques au gouvernement italien, cela n’a rien de surprenant. Même si certains doutent que les concernés en soient vraiment et considèrent que «5 étoiles» pourrait servir de tête de pont aux réseaux Soros[1].

Le budget militaire comme baromètre

En premier lieu, l’OTAN veut le maintien et l’entretien des 113 bases et autres champs de tir et dépôts d’armes incluant entre 60 et 90 têtes nucléaires B–61, que l’alliance et les États-Unis en propre se partagent sur la Péninsule.

En fait, l’Italie en soi est une immense base militaire américaine, les méga-installations d’Aviano, de Naples, de Bari ou de Sigonella n’étant que les parties émergées de l’iceberg.

Ensuite l’Italie s’est engagée à respecter le quota de 2% de dépenses militaires dans son budget, voulu par l’OTAN depuis le sommet d’Irlande en 2014 et martelé par Donald Trump. Le chef du Pentagone James Mattis est d’ailleurs venu le rappeler en personne à Mme Roberta Panetti, ministre de la défense italienne, à Rome. C’était le 12 février 2018. Une visite qui certes n’a pas fait la une des grands médias, mais en pleine campagne électorale, le symbole était fort. D’autant que la précédente législature avait déposé un projet de loi visant à augmenter les pouvoirs du chef d’État-major italien et l’interopérabilité sur fond de croissance budgétaire garantie aux armées, et qu’il fallait s’assurer de son maintien à l’ordre du jour.

Idem pour les visites répétées en Italie de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN. Il ne faudrait tout de même pas oublier que l’Italie dirige aussi en 2018 la «Spearhead Force», c’est-à-dire le fer de lance de la force de réaction rapide de l’OTAN.

On rappelle enfin avec insistance dans les cénacles militaires qu’il ne faudrait pas non plus que les eurosceptiques se trompent de camp s’agissant de la Russie.

Elisabetta Trenta en uniforme (FINUL Liban)
Elisabetta Trenta en uniforme (FINUL Liban)

Tout cela pèsera sur les épaules d’Elisabetta Trenta, la nouvelle ministre de la Défense. Cette spécialiste du renseignement et officier de réserve cumule les diplômes et les formations militaires. Elle a été notamment formée dans les écoles de l’OTAN aux opérations post-conflits, c’est-à-dire essentiellement à des opérations psychologiques («Psyops») destinées à faire croire que l’on va «reconstruire». Polyglotte, elle parle cependant le russe et se débrouille en arabe. Si on garde à l’esprit que le chef des armées reste le fidèle Sergio Mattarella, c’est en surveillant de près les options du ministère de la Défense, notamment quant à la poursuite du programme F35 et à la hausse du budget militaire en direction des 2%, que l’on saura si la dramatisation du véto sur Paolo Savona n’était qu’un écran de fumée destiné à poursuivre le military business as usual, ou non.

NOTE

  1. Voir notamment l’intérêt que lui porte Jamie Bartlett, le patron de Demos, une filiale de recherche d’Open Society.

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Fernand Le Pic
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