La régression de Pinocchio

Slobodan Despot
Antipresse.net
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9 min readDec 11, 2017

La mode des inversions aurait-elle touché aussi les grands mythes formateurs de la jeunesse? Que se passerait-il si Pinocchio recommençait son aventure en sens inverse: de l’humain de chair et d’os vers le mannequin de bois?

De l’utilité des deuils collectifs

Nous vivons un automne anesthésique et une semaine émue. La France pleure la mort non inattendue d’un académicien et d’un chanteur populaire. Tous deux avaient les yeux bleus. Tous deux incarnaient «une certaine France», comme ululent en chœur ceux qui, le reste du temps, font comme si cette certaine France n’avait jamais existé. Tous deux, l’un plus que l’autre, sont morts en sauveurs.

Car la caste des bavards s’est précipitée sur leurs décès pour en tirer tout le jus possible, jusqu’à l’écorce, jusqu’à la trame, jusqu’à l’écœurement. Impossible d’allumer la radio sans entendre du Djoni, sans que des animateurs paraphrasent les titres de ses chansons. Impossible de faire entendre à qui que ce soit que Jean d’O n’était de loin pas «le seul auteur publié dans la Pléiade de son vivant», comme le martèlent ceux qui ne connaissent de son œuvre que ses billets du Figaro et son art du nœud de cravate.

Oraisons présidentielles. Pompes et processions. Chagrins obligatoires. Infantilisme participatoire. Tel tribun lynché pour avoir avoué qu’il n’avait «rien à dire» sur la mort du rockeur. Les belles manières du vicomte et la dégaine du Belge dont tout, depuis son nom de scène jusqu’à ses blousons, était un rip-off de la culture populaire américaine, éclipseront-elles la gloire posthume d’un Victor Hugo?

On ne le sait pas encore. Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’elles ont déjà éclipsé tout le reste. Les médias ne couvrent plus les événements: ils les recouvrent d’un voile d’émotion et de pudeur. De belles disparitions comme celles-là viennent à point nommé. Elles permettent d’effacer les événements réels, ces cailloux dans la chaussure qui se rappelleront à notre bon souvenir au retour des célébrations solennelles. Qui se souvient encore que le «Bébé-Président», comme on l’appelle désormais en Afrique, a provoqué un incident diplomatique au Burkina Faso en insultant puérilement son hôte? Qui a le temps de s’inquiéter de la provocation irresponsable de M. Trump au sujet de Jérusalem qui nous rapproche d’une conflagration mondiale?

Le deuil collectif fabriqué est si efficace qu’il a débordé les frontières. La Corée du Nord, selon un site (hélas) satirique, s’apprêterait à accueillir les réfugiés français fuyant la commémorationnite aiguë qui nous submerge. En attendant, nous prions tous pour l’âme de Djoni. Nous sommes tous émus, tous accaparés. On a gagné quelques jours d’hébétude. Et puis l’on trouvera quelque autre emportement collectif à monter en mayonnaise. Un énième mâle alpha dragueur et abuseur, sans doute. Et puis ce seront les Fêtes. Et puis l’on verra. Il y aura toujours assez de méchants à pointer du doigt.

En mode palliatif

L’important, désormais, est de regarder ailleurs. Les diversions ont toujours existé. La différence, c’est qu’elles sont depuis peu devenues permanentes. Les médias y veillent, mais ils ne sont que l’instance de liaison du système. Ils ne mentent pas: ils cimentent avec zèle une cité fictive. A l’intérieur de l’édifice, tout se tient. Ils ne font qu’éliminer comme des scories les matériaux qui n’entrent pas dans le projet.

Ici, les polices cessent de déclarer l’origine des malfrats arrêtés. Là, le flux d’argent liquide est pratiquement tari au profit du «paiement sans contact». Là-bas, les multinationales dictent leurs lois à des États et des continents entiers. Partout où l’on écrit en alphabet latin ou presque, le niveau d’instruction s’effondre, et le QI avec. Au pays de Crésus, les administrations marmonnent que les caisses de retraite seront bientôt vides. Au pays de Pasteur, on impose aux générations à venir des cocktails de onze vaccins dont nul ne connaît les retombées possibles. En Arabie, on assassine des princes. Au Moyen-Orient, «notre» alliance avec les coupeurs de têtes enragés éclate au grand jour. En Ukraine, les citoyens fuient un régime en faillite que nos démocraties leur ont imposé dans le sang. Partout dans l’Occident, les Églises et les institutions entament des idylles avec ce qui cherche explicitement leur mort (voir l’article d’Eric Werner dans cette édition de l’Antipresse). Et partout les mêmes idéologues incompétents, mille fois démentis et désespérément inarticulés, occupent le temps d’antenne.

Quand les faillites s’accumulent à ce point, c’est signe qu’il faut passer au singulier. Or quand la faillite systémique pointe à l’horizon, ce n’est plus la peine de fouiller dans la trousse à outils. Les soins palliatifs constituent l’ultime thérapie. L’enfumage remplace l’information et l’idéologie se substitue au savoir. On a déjà connu ça, dans le bloc socialiste, point par point, et on ne l’a pas oublié. C’est pourquoi tout ce qui vit à l’est de Vienne songe désormais à relever le Rideau de fer. Mais dans l’autre sens!

Asinomorphoses

L’entretien de ces illusions, on n’y pense pas assez, implique un coût exorbitant. Une société n’en sort pas indemne. Pour faire accepter aux humains une réalité de substitution, il ne suffit pas de leur projeter des hologrammes. Des têtes bien formées verraient tout de suite la supercherie. Du coup l’on émascule leur caractère et l’on émousse leurs facultés cognitives devenues encombrantes comme l’on taille les oreilles et les queues superflues des cochons d’élevage. D’humains, on fait des pantins.

Pendant que je réfléchissais à ces processus annoncés de longue date et dont j’ai la chance d’être un témoin direct, un visage m’est revenu à l’esprit. Celui d’une sympathique marionnette dont le nez s’allongeait au gré de ses mensonges.

Qui ne connaît la silhouette brinquebalante du pantin Pinocchio? La fable de Carlo Collodi est l’un des chefs-d’œuvre de la littérature pour la jeunesse et une figure inamovible de notre imaginaire. Les générations récentes l’ont surtout connu au travers de grands moments cinématographiques, le dessin animé de Walt Disney (1940) et le film de Luigi Comencini (1972). En URSS, le merveilleux Alexis Tolstoï lui avait donné un jumeau russe du nom de Bouratino.

Pinocchio est une œuvre d’édification morale. Il déborde de sentiments. Mais de sentiments réels, non de simagrées abstraites. Sans faire appel aux chapelles ni aux credos, il balise la voie juste (Tao, Dharma) qui conduit vers l’âge adulte. Les péchés, les idioties et les égarements font partie du parcours. Ils doivent nécessairement figurer dans le CV d’un être humain accompli. Les lois auxquelles cet être doit obéir ne sont pas écrites, parce qu’elles n’ont pas besoin de l’être. Quand elles le sont, c’est déjà le signe du déclin.

Cet arlequin taillé dans du bois de chauffe s’était animé par miracle, comme pour récompenser la sainteté de son sculpteur, Gepetto. Émerveillé par les possibilités qui s’ouvraient à lui, Pinocchio était tombé de frivolité en tromperie et s’était détourné de celui qui l’avait créé. Il avait fini, entraîné par un beau parleur, au pays des jouets où tout semblait facile et gratuit — mais où les jeunes jouisseurs se transformaient en ânes avant de finir en peaux de tambour. Jeté à la mer, il fut avalé par un poisson immense. Dans ses entrailles, il retrouva son vieux Gepetto. Il se mit ensuite à étudier et à travailler et la marionnette se réveilla un jour transformée en petit garçon en chair et en os.

Notre époque a renversé l’initiation de Pinocchio comme l’on retourne une chaussette. Des générations jadis pleines de sève et de bon sens, pourvues de la meilleure éducation, deviennent des pantins de bois mal assurés sur leurs deux jambes et prompts à s’enticher pour n’importe quoi. L’appât le plus grossier les captive, pour peu qu’il soit enrobé d’un sirop de bonnes intentions. Leurs dernières traces de vie intérieure s’évaporent sur les réseaux sociaux comme l’air d’une cabine d’avion s’échappe par un hublot cassé. Et le vaste bac à sable «gratuit» de l’internet ressemble à s’y méprendre au pays de Cocagne de Pinocchio. L’asinomorphose est déjà opérée, ne reste plus qu’à prélever les peaux…

J’exagère, bien entendu. Tous ne sont pas évidemment comme ça, mais c’est en cela qu’on veut les transformer. Les parents qui ont essayé de maintenir leur progéniture tant soit peu à l’écart des «émotions» communes et des lois de comportement qu’on croit immuables savent de quoi je parle. Et la chose ne date pas d’hier. La transformation des humains en unités et en fonctions n’est pas qu’une spécialité soviétique.

POST-SCRIPTUM: La gitane à la fourrure

J’avais commencé de rédiger cet article dans le bar d’un TGV bondé où je n’avais pas obtenu de place assise. Fatigué, je me suis posé sur un strapontin, entre deux compartiments.

A peine assis avec un livre, j’ai vu s’installer en face de moi une Gitane, basanée et dodue, vêtue d’une épaisse fourrure de renard. Je l’avais vue passer dans les couloirs, un peu plus tôt. Elle était accompagnée d’un joli garçon brun d’une douzaine d’années. Ils se déplaçaient d’une rame à l’autre à la manière naïvement furtive de ceux qui essaient d’éviter les contrôles, mais sans y mettre trop d’ardeur.

Comme il y avait très peu de place pour les genoux, j’ai dû m’asseoir de biais pour faire place à la dame. Elle parlait en roumain à celui qui pouvait être son fils ou son petit-fils.

Lorsqu’elle eut fini avec lui, elle s’adressa à moi:

«Vous lisez beaucoup.

— …

— Vous ne fermez jamais livre?

— Je lis.

— C’est quoi, votre métier?»

Le roman que je lisais — Karoo, de Steve Tesich — me captivait comme peu de lectures ces derniers temps. Je n’avais aucune envie de parler avec qui que ce soit. Je répétai sèchement:

«Je lis!

— Ah! Vous êtes poète?»

Elle ne se laissait pas démonter. Son œil mi-clos me dévisageait d’un air comiquement curieux. J’avais envie de pouffer. Mais c’était le prétexte qu’elle attendait pour engager la conversation. Et plus si affinités, anticipais-je: «Vous comprenez, Monsieur, le petit et moi, on a oublié d’acheter billet, et…» Non, Madame, je ne subventionnerai pas votre resquille! Personne ne me paiera mon voyage, à moi!

Je n’eus pas à me rebiffer davantage. Une contrôleuse arriva et ce fut exactement la phrase qu’elle lui servit. Vous avez de l’argent? Non, bien entendu. Vous avez des papiers. Oui, mais à la maison. On a couru à la gare…

La jeune femme appela le chef de train. «Ah, c’est bien la dame qui m’a pris pour un con tout à l’heure, racontant qu’elle avait laissé ses billets à sa place!» Il lui réclama une quelconque preuve d’identité. La Gitane lui tendit un bout de papier avec un numéro de téléphone («C’est mon mari, moi j’ai pas téléphone»). Il lui infligea une surtaxe. Elle n’avait pas de quoi payer. «Alors, ce sera la police à l’arrivée.» Mais pourquoi la police, on n’a rien fait, demanda la fourrure avec un air modeste et désolé qui voulait dire: «Est-ce que nous méritons vraiment tant d’honneur?»

«Parce que c’est le règlement», disait le contrôleur du ton guttural et raide des fonctionnaires français, mais sans vraiment y croire. La Gitane n’y croyait pas non plus. Que pouvait-il lui faire, son règlement? Où pouvait-on la jeter par où elle ne serait pas déjà passée? Rien de ce que l’État français pouvait lui opposer n’était de nature à lui faire peur. Elle et son gosse n’avaient pour eux que leur présence sur terre. Le pauvre hère d’en face n’avait de son côté que ce qui n’était pas lui: l’État et ses lois. Des lois qui ne seraient pas appliquées et un État qui le lâcherait pour un mot irrespectueux à l’égard de la dame. L’une combattait de toute sa chair et sans armure. L’autre n’était rien qu’une armure ceignant du vide. Il n’avait aucune chance.

Par-dessus les pages de mon chef-d’œuvre tragicomique, je voyais une tragicomédie se dérouler dans la vraie vie. L’armure à l’air sévère n’avait d’autorité que sur ses semblables, les autres pantins de bois, consentant, comme moi, à payer sans broncher des réservations hors de prix pour voyager sur un strapontin. Sur les humains de chair et d’os comme ces deux-là, il n’avait aucune prise. Prison? Et alors?

A l’arrivée à Paris, la Gitane s’est levée avec une majesté de reine-mère et a changé de voiture. Le contrôleur ne l’a pas retenue. Aucun contact physique ne lui était permis. Il a appelé quelqu’un pour signaler son mouvement. Lorsque le train s’est arrêté, avant d’ouvrir la portière, il a soupiré: «Bon, et maintenant, on va leur courir après…» Pas trop vite, lui ai-je soufflé. «Non, pas trop!» m’a-t-il souri en se retournant.

Lorsque je suis descendu à mon tour, j’ai remonté le quai au lieu de me diriger vers la sortie. La Gitane et son garçonnet étaient là avec leurs baluchons. Ils n’avaient pas essayé de filer. Ils étaient au-delà de ces inélégances. Quatre agents (quatre!) en gilets pare-balles leur faisaient la haie d’honneur. J’ai sorti de mon sac une petite icône de bois qu’on m’avait offerte le matin même et je l’ai tendue au garçonnet brun. Il l’a prise sans rien dire, en me regardant droit dans les yeux.

Il en aura besoin pour survivre dans un monde peuplé d’androïdes.

  • Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Nouvelleaks» de l’Antipresse n° 106 du 10/12/2017.

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Slobodan Despot
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Writer and publisher. Founder, Xenia publishing in Switzerland. Chief editor, ANTIPRESSE.net. Author, “Le Miel”, “Le Rayon bleu” (Gallimard).