Syrial menteurs

Fernand Le Pic
Antipresse.net
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7 min readApr 21, 2018

Les Etats mentent comme ils respirent, depuis la nuit des temps. Pourquoi les médias font-ils soudain mine de l’oublier lorsqu’il s’agit des gouvernements de l’OTAN?

Le 17 avril 2018, soit 3 jours après le lancer de missiles (opération Hamilton) qu’il a ordonné sans mandat de l’ONU contre la Syrie, le président français Emmanuel Macron a osé la formule suivante: « J’appartiens à une génération qui n’a pas connu la guerre et qui est en train de s’offrir le luxe d’oublier ce que les prédécesseurs ont vécu».

Une telle phrase est triplement honteuse. Elle l’est parce qu’il appartient à une génération et à un milieu qui infligent la guerre à des États qui ne leur ont rien fait, notamment par l’entremise de jihadistes qu’ils forment, équipent et paient pour cela. Honteuse, elle l’est aussi parce que cette guerre, qui dure depuis plus de sept ans, a fait plus d’un demi-million de morts et deux millions de blessés au sein d’une population qui ne peut pas s’offrir le luxe d’oublier ses souffrances auxquelles il contribue. Honteuse enfin parce que les nuages de propagande qui couvrent ce conflit sont d’un cynisme inégalé dans l’histoire militaire.

La question qui se pose dès lors est la suivante: le peuple souverain, français ou autre, n’a-t-il pas droit à des mécanismes démocratiques de contrôle de véracité s’agissant des buts de guerre de son pays et des conditions dans lesquelles elle est menée? Qu’une dictature mente pour sa seule gloire militaro-idéologique, cela se comprend, mais une démocratie? Jusqu’où les prétendues démocraties otaniennes iront-elles dans l’enfumage du peuple?

A-t-on le droit de mentir pour mieux gouverner?

Il fut un temps où la discussion philosophique relative au droit de mentir des gouvernants était monnaie courante. Proche de Macron, Machiavel considérait dans Le Prince que la seule finalité du gouvernant étant de perdurer au pouvoir, il lui fallait dès lors être «un grand simulateur et dissimulateur ». En revanche, Montaigne, dans son essai Du démentir (1588) ne tolérait pas le mensonge: «Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit la société publique.» Car pour lui, la parole n’était rien moins que «le truchement de notre âme: s’il nous faut [nous ment], nous ne tenons plus [en tant que société], nous ne nous entrecognoissons plus

Idem pour Kant, qui expliquait dans «Sur un prétendu droit de mentir par humanité», paru en 1797, que la vérité était due en toutes circonstances. Seule la réserve pouvait à la rigueur s’imposer selon lui. Mais à la condition qu’elle ne nuise pas à la sincérité de la relation. Quant à Bentham, il explique dans ses «Principles of Penal Law» (1843) que «Si l’on désire agir avec les hommes de manière systématique et cohérente, il n’existe que deux méthodes pour ce faire: dans une confidentialité absolue ou avec une liberté totale — soit pour complètement exclure le peuple de toute connaissance des affaires publiques, ou à l’opposé pour lui donner le plus haut niveau de connaissance possible — soit pour l’empêcher de se forger une quelconque opinion, ou au contraire pour lui fournir les moyens de se former l’opinion la plus instruite possible — soit le traiter comme un enfant, soit comme un homme: il convient de faire un choix entre ces deux méthodes».

La doctrine de vérité macronienne dépasse cette alternative. Elle ne discrimine pas entre taire et dire, entre empêcher l’opinion d’exister et garantir sa force vitale, entre enfant et adulte: elle se déclame avec grandiloquence pour mieux assourdir le questionnement du réel; elle permet l’opinion de se forger, mais fictivement; Quant au choix adulte vs enfant, il est tranché, le Français ayant déjà voté pour un président infantile.

Mais son mensonge n’en est pas moins savant, plein d’une authentique Voluntas fallendi. Car il ne s’ingénie pas seulement à travestir notre perception de la réalité en trafiquant les faits. Il ne se contente pas davantage d’affirmer disposer de preuves, jamais produites. Il se permet de corrompre sciemment le rapport d’adéquation de son message avec les fondements de la pensée morale populaire la plus basique: celle qui permet à toute société de distinguer le bien du mal. Autrement dit, non seulement il nous fait prendre pour vrai ce qui est faux et inversement mais il macule notre perception du vrai, d’une tâche d’immoralité crasse qu’il projette, avec une délectation assumée, sur un ennemi générique et sacrificiel: Assad, Poutine. Mais ce faisant, il entraîne le peuple dans son mensonge factuel et moral.

Renversement de la charge de preuve

Alors, que dit-il de faux? Le problème c’est que tout mensonge d’État passe par le renversement de charge de la preuve. Alors qu’il devrait rendre des comptes à ses électeurs qu’il est censé représenter, il est dans la situation de celui contre qui on doit faire ses offres de preuves. Lorsqu’il dit «j’ai les preuves d’une attaque chimique d’Assad contre son peuple» et qu’il ajoute que la Russie est complice active, quel journaliste, parlementaire ou autre serait en mesure de lui asséner qu’il ment, si ce n’est en disposant de preuves à cet égard? Personne. Or, dans une guerre comme celle-là, personne ne sait rien s’il n’est aux côtés des agents de renseignement d’élite, qui sont les seuls à disposer à la fois des moyens de connaissance adéquats sur le terrain et d’une vision globale des enjeux. Tout le reste n’est que construction et reconstruction de la réalité en fonction des intérêts des parties prenantes. Or, ses parties, on l’oublie un peu vite, sont extrêmement nombreuses: largement plus d’une centaine. D’un côté: Syrie, Russie, Iran et leurs supplétifs respectifs; d’un autre les essaims de brigades islamistes distinctes et le plus souvent divergentes; après quoi on doit ajouter les bataillons kurdes, puis les États coalisés au service des États-Unis (France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Danemark, Norvège, Arabie saoudite, Jordanie, émirats, Qatar, Bahreïn, Israël ou Maroc, avec une place à part pour la Turquie. Enfin l’engagement de pays plus lointains (Canada, Australie) ; ne doit pas faire oublier l’État islamique, qui trouvent toujours à se nourrir, s’armer et combattre outre les intérêts indirects de la Chine, l’Allemagne, le Pakistan etc.

Des questions évidentes qu’on ne pose pas

Comme il est fort improbable que l’armée syrienne ait utilisé du chlore industriel comme arme décisive pour une campagne déjà gagnée, mais qu’en même temps personne n’en sait rien, il nous reste comme poire pour la soif, à nous poser quelques questions bien factuelles.

Pourquoi a-t-il fallu plus de 100 missiles, portant chacun des charges d’une demie à plus d’une tonne de MATEX, soit au minimum 40’000 tonnes d’explosif en tout, pour détruire «des centres de production et de transformation d’armes chimiques» de 3 bâtiments de 2 étages chacun et dont certains avaient déjà été rasés par les forces israéliennes?

On peut aussi se demander pourquoi l’armée française déclare que ses 12 missiles (9 SCALP à près de €1million pièce et 3 MdCN à €2,8 millions pièce) tirés depuis ses Rafales et sa frégate Languedoc ont tous atteint leur cible, alors que par ailleurs on apprend que le journal L’Opinion fait état « d’aléas techniques» l’ayant empêché de tirer 3 MdCN supplémentaires.

On peut raisonnablement se demander aussi pourquoi la France a monté une armada de 17 aéronefs pour attaquer la Syrie depuis la France, alors que le Royaume-Uni s’est contenté de faire décoller ses avions de Chypre et les F-16 et F-15 Américains sont partis d’Aviano en Italie? Était-ce parce que la Jordanie a refusé de prendre part à cette opération? C’est en effet ce qui se dit. Mais alors pourquoi? Du coup la France a dû engager 5 Rafale, 4 Mirage 2000–5, 2 AWACS et 6 ravitailleurs pour une mission de près de 10 heures ininterrompues pour chaque pilote, nécessitant 5 ravitaillements en vol.

Là encore, question: quelle route ont-il prise pour mettre 5 heures, alors qu’un avion de ligne parcourt les 3000 km entre la France et la Syrie en 3 h 40? 5 heures, c’est à peu près le temps de vol d’un avion de ligne pour atteindre l’Oural en Russie ou le cœur de l’Iran en ligne droite. Y avait-il un message belliqueux de plus à cet égard? Autre question: pourquoi l’opération s’est-elle déroulée sous commandement français, depuis ses propres AWACS? ça ne s’improvise pas, d’autant qu’il est possible qu’un pilote américain fût aux commandes d’un Rafale dans le cadre d’un échange en vue des exercices «Chesapeake 2018».

Les Américains ont tiré 85 Tomahawk, dont 37 depuis la Mer rouge. Était-ce une manière de se souvenir des attaques yéménites manquées contre le destroyer USS Mason en octobre 2016? Tout cela pour dire que les objectifs annoncés de cette opération Hamilton sont très certainement différents des vraies raisons de cet exercice à missiles réels, dont la présence iranienne sur le sol syrien est à l’évidence l’un des enjeux majeurs. Qu’en serait-il si l’Iran décidait de pactiser avec Israël? Cette guerre continuerait-elle?

Quelle est la commission parlementaire qui peut poser encore ce genre de questions au gouvernement français ou autre, même à huis clos? Qui sont les représentants du peuple qui peuvent encore donner leur avis anticipé sur la nécessité d’entrer ou non dans une guerre illégale? Quant aux journalistes, ils se sont accoutumés depuis longtemps à prendre pour argent comptant les allégations des gouvernements otaniens en place et de Macron en particulier. N’ont-ils plus les moyens intellectuels de se poser des questions? Oublient-ils qu’un gouvernement doit rendre des comptes et que c’est donc à lui de se justifier spontanément? Les grands médias portent une responsabilité gravissime à ne pas questionner le mensonge d’État.

  • Article de Fernand Le Pic paru dans la rubrique «Angle mort» de l’Antipresse n° 125 du 22/04/2018.
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