Homeless

Clément Bompart
ART ENGAGÉ
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13 min readApr 4, 2021

Le terme “homeless” signifie “sans-abri.” J’ai choisi la terminologie anglophone pour ce texte car il fait plus de sens pour moi. Au sens large, en anglais “home” c’est le toit, la maison. Et je veux parler de ces gens qui n’ont plus de chez eux, plus de quoi vivre. Par ailleurs, le terme “less” implique une approche par le moins, en mettant l’accent sur le strict nécessaire, voire l’impossibilité de vivre décemment, puisqu’on se situe dans le moins donc plus proche du manque que de l’abondance. Cette réflexion sur la condition des sans-abris est venue suite à mes expériences personnelles et mes interactions avec certains “SDF” dans les rues de différentes villes: Montréal, Vancouver, Paris, Marseille… ou encore par certaines rencontres insoupçonnées comme sur le chemin de Compostelle en mai 2016. Au travers de mon cheminement personnel, j’ai souvent repensé à ma place dans le monde et à la place de ces personnes qui ont si peu ou rien. Ces idées qui ont émergé m’ont mené à écrire un scénario de film. Là où l’art prend tout son sens, dans des instants de vie coupés que l’on regroupe pour en faire une histoire.

  1. Les rencontres

La vie est faîte de rencontres, c’est probablement la raison principale à mon sens qui créent les opportunités et nous ouvrent l’esprit, pour sortir de notre état sauvage, c’est ce que mentionnait Jean-Jacques Rousseau dans son “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes” où il faisait référence à l’état de nature, au premier échange, contact avec l’autre. Initialement nous sommes des êtres vivants dans la solitude et ce n’est qu’après notre naissance en commençant notre vie d’êtres humains que nous rencontrons “l’autre”, cet “autre” est souvent le reflet de nous-mêmes. À la base, il fait peur et se confronter à autrui, c’est accepter de céder une partie de soi, de son territoire pour faire des compromis. Au sinon, nous reviendrions à un état primaire de sauvagerie à s’entretuer, ce qui arrive encore malheureusement de nos jours à une échelle mondiale pour de multiples raisons qui dépassent l’entendement humain.

Humain

Pour que le caractère dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l’idée qui la dirige est d’une générosité sans exemple, s’il est absolument certain qu’elle n’a cherché de récompense nulle part et qu’au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d’erreurs, devant un caractère inoubliable.

Les premiers mots de Jean Giono dans “L’homme qui plantait des arbres”.

Compostelle

Au cours de mes voyages, j’ai rencontré des personnages tout à fait atypiques dont Franck et Michael, en empruntant une partie du chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Les deux hommes s’étaient rencontrés sur le parvis d’une église à Lyon, en France. Ils avaient décidé ensemble de partir à l’aventure et de prendre un temps pour cette marche, fuyant l’agitation urbaine. Une décision courageuse pour des hommes habitués aux affres de la ville: Michael était SDF depuis une trentaine d’années après avoir été abandonné par sa famille. Franck, s’était retrouvé dans la rue après la perte d’un emploi, la chute de sa boîte et un divorce. La marge est fine pour l’être humain entre une vie “confortable” et une vie dans la rue. Certains considèrent que c’est un choix, cela peut l’être mais pas toujours. Puisque tout le monde ne part pas sur la même ligne de départ et puisque tout le monde n’a pas appris à gérer ses émotions pour perdurer dans une société qui vous impose son système, certains s’y perdent.

Vancouver

Outre Franck et Michael, avec qui j’ai pu échanger longuement lors de nos excursions en nature, j’ai rencontré de manière imprévue plusieurs “homeless” entres autres à Vancouver où la rue Hastings est inondée d’âmes errantes, au point de se croire dans une fiction. La première fois que je suis allé dans cette ville, c’était à l’automne 2016, seul dans un élan d’aventurier, souhaitant explorer les confins du monde. Un élément central de ma vie. J’y ai revu mon vieil ami, Arthur avec qui nous avions partagé ce bout du chemin de Compostelle quelques mois auparavant. Ce séjour était court (environ une semaine) mais il m’a permis d’appréhender de l’intérieur Vancouver, magnifique par ses paysages naturels (océan et montagne parcourant la ville) mais désolant par son humanité laissée de côté. Une police aveugle devant la misère sociale. Un affreux spectacle auquel se confronte le touriste lambda, comme cette vieille dame que j’ai croisé un début de soirée dans une rue et qui me demandait de l’aider. Je l’ai accompagné pour chercher du lait et des céréales, elle m’avait confié sa faim, j’avais senti son besoin de réconfort. Dans ces moments là, le silence est gênant.

Crédit photo, Matt Wang.

Montréal

Ma dernière rencontre en date: Bob et Banjo (son chien) sur la rue Sainte-Catherine, à Montréal. Bob loue un appartement depuis plusieurs années dans le centre-ville, il peut payer son loyer modestement par des aides de l’état mais il ne peut pas manger à sa faim et son chien non plus, alors chaque jour, il prend place dans un coin de cette rue pour demander de l’aide. Il m’a confié ne plus pouvoir trouver de travail de par son âge (plus de 60 ans) et la réticence des employeurs à embaucher une personne d’un certain âge. Pourtant, il m’a paru courageux, sincère et motivé à travailler. Mais le monde ferme les yeux sur ses concitoyens. La misère n’a point d’odeur pour ceux qui ne la vivent pas. Je me trouvais démuni face à cet homme, simplement la volonté de tendre l’oreille, de lui donner quelques pièces, un sourire et l’envie d’aider, mais comment?

2. L’envie de parler au monde

Nous vivons dans une société à deux vitesses, là où la course aux dernières technologies et aux avancées révolutionnaires sont de mise, nous occultons les simples précautions d’usage par bienséance. La plupart d’entre nous aimons la conformité, rentrer dans le moule pour ne pas se confronter à la difficulté, à la misère qui est au coeur de nos villes, de nos pays, de nos systèmes. On en parle peu ou pas, c’est mieux de ne pas se prémunir d’une quelconque responsabilité et vivre “en paix.” Je ne crois pas que fermer les yeux soit une solution. Il ne s’agit pas non plus que d’argent, ces gens-là, les “homeless” ont des parcours très différents: certains sont orphelins, certains ont décidé de tout quitter, d’autres ont perdu un emploi, vécu une séparation douloureuse ou que sais-je…on ne connait pas vraiment leur vécu. A quiconque oserait émettre un jugement, je lui rétorque qu’il convient de connaître, de maîtriser le sujet avant d’émettre une opinion quelconque. Pour ma part, ce sont ces rencontres fortuites, sur le tas qui m’ont éveillé et qui m’éveillent encore chaque fois. Profondément attaché à “l’humain”, je suis touché par ces sans-abris et prend le temps de leur parler, je ne peux pas faire grand-chose pour eux mais prendre quelques minutes pour dialoguer est déjà une prise de décision. C’est ce sentiment de transmettre qui m’habite, qui a fait naître le désir d’écrire sur les “homeless” afin d’ouvrir le champ des consciences et ainsi sensibiliser les gens à leurs causes pour l’espace de quelques minutes se mettre à leur place.

Il me semble primordial à notre échelle d’agir. La réalisation me permet de mettre en valeur ces personnages inconnus du grand public qui ont une existence propre. À travers la mise en scène, les spectateurs pourront se forger une appréciation personnelle des conditions de vie de certains qui se muent derrière un silence imposé.

3. Le processus d’écriture

C’est une partie délicate du travail, certainement celles qui demandent le plus d’attention. Entendons nous aussi que je souhaite en faire une fiction dans un premier temps, non pas un documentaire, un court-métrage qui pourra en devenir un long. Pour une raison simple: la fiction permet d’intégrer toute sorte d’éléments imaginaires qui fourmillent et font naître une réalité parfois plus poignantes. Certes, il y aura des éléments plus développés ou nuancés mais imprégner ma vision dans une expérience humaine telle que celle des “homeless” fait du sens. Lors de ces rencontres, je me suis senti privilégié mais plus que ça, je me suis senti un devoir de prise conscience sur notre place dans la société. Est-que la rue est si loin de nous? Est-ce qu’elle appartient seulement à certains? Dresser un portrait le plus fidèle possible de ses compagnons de voyage. Être juste, sans trop en faire, garder la juste mesure des choses. À mon sens, c’est à travers l’humain que nous trouvons l’équilibre.

Collaboration artistique

Au fil de ma réflexion, j’ai approfondi mes recherches et échangé avec d’autres sans-abris à Montréal ou simplement observé leurs routines. Puis, j’ai eu observé le travail d’une artiste photographe basée à Toronto, Leah Den Bok qui fait des portraits singuliers de ces gens de la rue. Elle utilise le noir et blanc dans ses photographies et raconte l’histoire personnelle de chacun des personnages qu’elle rencontre. La simplicité du noir et blanc peut être un atout autour d’un sujet sensible comme les sans-abris en mettant l’attention uniquement sur l’essentiel. Proche du minimalisme, une notion qui m’est chère, j’aimerais magnifier les traits, personnifier les histoires de ses êtres et rendre leurs interprétations profondément réalistes. Garder un côté intimiste. Comme une continuité littéraire et cinématographique à ma vie, un échantillon de ce que j’ai pu partagé avec ces hommes et femmes mais approfondi par le développement des personnages. En faisant référence à ces derniers, l’idée de conserver le parcours initiatique de Franck et Michael est bien présent tout en me donnant une flexibilité par des ajouts extérieurs, des découvertes sur certaines histoires réelles d’autres “homeless.”

Outre cette artiste, j’ai rencontré à Montréal, directeur de la photographie très inspirant, Etienne de Massy, une personnalité atypique, un artiste qui empreigne une vision disruptive du réel, qui aime le travail d’Andrei Tarkosky, cinéaste de génie. Sa sensibilité artistique me touche et s’inscrit dans ma démarche artistique pour donner vie à ce projet.

La description des personnages

Entendons-nous que les quelques lignes qui vont suivre font état d’une approche expérimentale sur cette histoire, qui pourra être modifié à l’avenir. Je fais le choix de prendre un morceau de mon vécu pour ne pas m’éloigner trop loin de ce que je connais. C’est à dire à la fois mes rencontres mais aussi une part de moi-même. Tout simplement, parce que lorsqu’on écrit, la sincérité est la chose la plus importante. En tout cas, essayer de s’en rapprocher pour une fiction est un exercice essentiel. C’est l’histoire d’un homme qui a grandi dans la rue (que je nommerai probablement plus tard) et d’une jeune acrobate mondaine. Le passage de l’ombre à la lumière. Une transition constante vers un ailleurs inaccessible. L’ombre étant représentée par la rue, son obscurité et ses dangers. La lumière par la rencontre avec cette femme qui vit dans un monde parallèle, inconnu, habituée aux méandres de la rue. Cet homme est un personnage haut en couleur, force de caractère, il se parle à lui-même pour fuir ses pensées parasites. Réservé, il ose rarement se confronter au regard de l’autre sous sa capuche. Ses yeux recroquevillés sont cachés par les traits fermés de son visage. Enfant, il a été abandonné par sa famille et n’a jamais connu ses frères et soeurs. C’est la raison pour laquelle, il aime la solitude. Il a toujours vécu dans la rue, il n’a que peu de relations hormis quelques passants qui viennent par ci, par là lui déposer des pièces dans un chapeau renversé, posé sur une couverture d’époque à carreau qui borde ses pieds. Fan absolu de football, il collectionne des photos de joueurs et des magazines trouvés sur le tas avec des schémas de jeu qu’il aime à revoir. À chaque match de son équipe favorite: Liverpool, il quitte son emplacement pour observer de loin les actions de jeu dans un pub de la rue. Il est tombé amoureux de Liverpool, un soir de finale de “Champion’s League” quand les supporters ont entonné “You’ll never walk alone” hymne mythique du Kop d’Anfield (nom donné à un des groupes de supporters) après la victoire contre le célèbre Milan AC. Il en garde un souvenir impérissable, une finale qu’il avait regardé à travers les vitres du pub. Quelques supporters lui avaient offert le fanion du club. Ce club issu d’une ville ouvrière qui lui ressemble et auquel il peut s’identifier. A chaque fois, qu’il entend l’hymne, il ne peut s’empêcher de verser une larme. Outre sa passion du football, il aime écrire des histoires sur les gens qui passent. Disposant d’un sens aigu de l’observation, il passe son temps à observer. Epicurien, il aime à se balader le soir venu à des heures tardives avec son cigare se racontant tout un tas d’histoires sur le monde. Il raconte dans ses écrits l’époque où il jouait au football avec d’autres, l’époque où il côtoyait le monde. Il s’en est vite éloigné devant les perfidies de certains. Des feuilles de papiers l’entourent. Poétique, il montre sa sensibilité par son regard personnel sur le monde.

La jeune danseuse est lumineuse. Elle brille de toute part: radieuse, de belle allure. Elle fait du classique et des acrobaties pour gagner sa vie dans les cirques et parfois lors de soirées de gala. Toujours bien entouré par une gente masculine aux aguets, elle aime montrer une certaine classe, aisance dans le geste, la tenue. Une femme élégante, d’époque qui se fout des bonnes manières. Au paraître sûre d’elle et hautaine, elle est souvent vêtue de vêtements extravagants et consomme des drogues douces pour apaiser son esprit des tentations de la nuit et de l’anxiété liée à une activité sportive intense. Authentique, passionnée par la danse, elle aime la mise en scène. Malgré ses apparences de femmes frivoles, elle renferme une extrême sensibilité à son environnement. Un temps, dans le passé, elle vécut dans la rue quand sa mère s’est retrouvée seule à l’élever. Elle disposait juste du nécessaire pour survivre dans un abri de fortune. De là, elle a puisé la force pour faire une carrière, un caractère d’acier qui l’aide à développer son imaginaire et son corps mais elle n’oublie pas d’où elle vient.

Le scénario s’accorde à développer les aspects inexplorés d’une relation humaine impossible qui va exister par la sensibilité des deux personnages. De même, l’expérience du passage de l’ombre (vivre dans la rue dépourvu de tout) à la lumière (vie dans une société mouvante, consumériste, mondaine) m’intéresse. Montrer ainsi que les frontières n’existent pas car ce que renferme le coeur des hommes n’a point de limites. Cet homme n’est finalement rien d’autre que le produit d’une société à un temps donné et cette jeune danseuse vit une vie hors d’elle-même, qu’elle ne maîtrise plus. L’un est resté lui-même malgré une vie sans moyens, l’autre ne vit qu’à travers l’image de son être perdue dans des aspirations vaines.

Le traitement du film

L’idée de ce film est avant tout de créer un côté intimiste, privé, authentique rendu possible par l’usage du noir et du blanc comme une représentation picturale de la condition du sans-abri. Il en revient que les plans auront des valeurs de réalité, un sentiment de proximité avec les personnages, comme une immersion. Filmer le réel, la rue, son âpreté, sa dureté, sa réalité inconnue, filmer les recoins et pénétrer les sentiments qui habitent un homme seul par ce silence immersif. Je souhaite exprimer la lenteur et ce temps long qui peut prédominer dans une atmosphère citadine comme si les êtres étaient coincés entre des bâtiments, enfermés dans un silence abyssal de l’intérieur mais aussi soumis aux pressions nuisibles de l’extérieur. Je souhaite filmer ce qui est souvent omis, ces visages marqués par le temps, marqués par la souffrance, reclus sur eux-même par la force des choses, par les événements de la vie. Filmer ces moments de tristesse, mais aussi ces moments de bonheur, des instants courts et intimes. Le cheminement personnel d’un homme, sa vie intérieure dans une rue insignifiante. Ses passions, aussi petites soient-elles et l’importance qu’il y accorde. La justesse de ces moments.

Crédit photo, Leah Den Bok

L’utilisation de la voix-off est une option pour décrire certains passages, à bon escient. L’ambiance sonore est cruciale pour rendre compte du propos: les sons de la rue pour plonger dans une atmosphère inconnue, être immergé par ce côté urbain. Le tout, entrecoupé par des silences, de vrais silences où l’on filmera les visages, les expressions intimes. L’utilisation des dialogues aura une valeur authentique, à usage minimaliste, reflet d’une rencontre inattendue. Les sons du public, des chants pour rappeler sa passion du jeu. Les sons de groupes qui fêtent: rires, cris. Les voitures, les pas des animaux errants, les vélos, l’aération de restaurants…recréer la rue dans son aspect le plus proche du réel car les “homeless”, les sans-abris vivent dans ces conditions. Ils y perdent le sens du réel, des mots, d’où l’accentuation des sons.

Le rythme lent est primordial. Comme le film sera en noir et blanc, la lumière sera utilisée pour amplifier la valeur du visage de cet homme ou encore refléter le passage des voitures au travers des phares, la lumière intérieure des bars, les contours des rues, des buildings.

Enfin, je souhaite que le spectateur se reconnaisse dans l’émotion des personnages, dans leur construction, dans la vie de cet homme et de cette femme. La rencontre ne sera que suggérée et non explicitement développée, laissant place à l’imaginaire. Laissant libre cours à ce que peut-être l’être humain tant dans son côté sombre que lumineux, dans sa capacité à rayonner mais aussi à empiéter sur ce monde comme si tout lui était dû. Point de pitié envers le sans-abri mais une profonde empathie marquant cette volonté intrinsèque d’être le plus proche possible de lui, dont j’ignore tout encore.

À ce titre, je prendrai le temps et mettrai un effort certain à dialoguer avec eux avant de réaliser afin de m’informer et comprendre ce que peut-être la vie de tels hommes. Tout est expérience, ce qui rend le propos plus fort.

À vos plumes! Nous accueillons les billets d’autres artistes professionnels ou amateurs sur Art Engagé.

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Clément Bompart
ART ENGAGÉ

Le cinéma est un terrain de jeu. J’écris et je réalise des films pour le monde. J’aime aussi perfectionner mon jeu, créer et écrire des histoires.