#002 Une civilisation malade se trompe de monuments

TitiMcCoy
ART ENGAGÉ
Published in
8 min readMay 2, 2021
“Nos cafés sont aussi des monuments” (Titi McCoy, 2021)

D’aucuns retiendront de cette période épidémique sa nature lente et introspective.

Pour le milieu politico-économique, que je fréquente, nous parlons de concert du Great Reset, un terme ironiquement repris par les gestionnaires présents au World Economic Forum (communément appelé forum de Davos) qui mettaient de l’avant le technosolutionnisme comme cap pour un futur souhaitable à l’échelle planétaire.

Ce qui est certain, c’est que la crise du COVID-19 est un Grand Révélateur de notre civilisation dans ce qu’elle a de meilleur, et surtout de pire.

Ce 1er mai 2021, j’ai eu l’occasion d’exposer mon œuvre “Nos cafés sont aussi des monuments” à Carmen & Felipe. Ce tableau communautaire, qui appartient aux clients du commerce dans lequel il est exposé, fera le tour des cafés montréalais pour passer le message que porte, tasse de café à la main, la réplique du Monument à George-Étienne Cartier. Les clients du café pourront alors scanner le code QR placé à côté de ce tableau et lire le présent article.

Nos cafés sont aussi des monuments

Alors que cette terrible pandémie frappait chaque recoin du monde, les gouvernements ont opté pour diverses stratégies. Dans les sociétés dites “modernisées”, le choix a été fait de n’ouvrir, dans les périodes critiques, que les lieux publics considérés comme “essentiels”.

Le confinement aura démontré trois choses. Un: notre économie s’effondre dès qu’elle cesse de vendre des trucs inutiles à des gens surendettés. Deux: il est parfaitement possible de réduire fortement la pollution. Trois: les personnes les moins bien payées du pays sont les plus essentielles à son fonctionnement.
- Jacques Littauer

La pensée industrialisée, que je dénonce dans ma démarche artistique, s’est une nouvelle fois révélée d’une froideur bouleversante. Pour prendre des décisions éclairées, le gouvernement français a par exemple consulté le rapport “Éléments pour une révision de la valeur de la vie humaine” qui estimait la valeur d’une vie à 3M€ en moyenne.

La reprise économique, recherchée pour revenir à “une vie normale”, fut alors le cap fixé par nos élites, qui voyaient les fondations mêmes de son assise vaciller. C’est un fait: notre système techno-économique ne peut pas s’arrêter, sinon il meurt. La croissance économique, souvent perçue comme la condition sine qua non de notre progrès et de notre confort, et si critiquée, s’est effectivement avérée essentielle. Comprenez donc que si le système ne croît pas, s’il n’accélère pas, il meurt.

Le problème, c’est que ce système ne sait pas où il va. Certains lanceurs d’alerte cherchent à nous convaincre des externalités négatives de son existence, des inégalités sociales au réchauffement climatique, en passant par la raréfaction des terres agricoles. Des initiatives, comme les “17 objectifs pour sauver le monde” de l’ONU, cherchent à freiner sa folie. La racine du problème, elle, demeure: le technosolutionnisme se veut être la boussole de notre futur incertain et par là imposer la science, sa science, comme monument central dans notre village global.

Imaginez un instant que vous êtes au volant d’une voiture. La pédale d’accélérateur est bloquée, votre moteur hurle. Vous regardez le compteur: 150km/h, 155km/h, 160km/h… Votre volant est lui aussi bloqué, et vous êtes contraint d’aller en ligne droite. Devant vous, à l’horizon, vous apercevez une falaise dont vous vous approchez dangereusement. Vous vous tournez alors vers le passager de votre automobile, un savant fou qui cherche à construire des ailes sur votre véhicule lancé à pleine vitesse. Il vous regarde, et vous demande, l’air désabusé, pourquoi vous avez l’air si préoccupé. Vous lui montrez alors la falaise qui se rapproche dangereusement de vous. Éclatant de rire, il vous répond: “Mais enfin, ne vous en faites pas! Ces ailes seront construites bien à temps avant que nous ne sautions dans le vide!” Libre à vous de croire votre compagnon de route…

L’économie, et par-delà elle la finance furent donc les grandes gagnantes de cette pandémie. Les milliardaires sont devenus 54% plus riches en l’espace d’un an seulement.

Le milieu artistique, que je fréquente notamment à Montréal, a payé les frais de ces décisions et, avec lui, le secteur culturel tout entier. Notre société, plus que jamais carencée, a décidé de laisser de côté le Beau pour faire valoir le Bien (il est moralement responsable de s’enfermer dans son appartement, ne vous en déplaise) et le Vrai (n’oubliez pas de suivre le nombre de morts du COVID-19 au journal télévisé, la science ne se trompe pas). Les bibliothèques, cafés et autres théâtres, véritables monuments de notre vie sociale et de notre condition humaine, se sont alors retrouvés fermés au profit d’institutions essentielles. Essentiellement pour que vous continuiez à consommer…

Ibn Kaldun, père de la sociologie d’origine arabe, avait connu la peste noire. Il ne la considérait que comme un maillon d’une longue chaîne d’événements mettant à genoux une “dynastie au moment de la sénilité qui avait déjà rejoint la limite de (sa) durée de vie”. La vie n’est que cycle, et le scénario semble se reproduire.

David, le SARS-CoV-2, aurait-il alors trouvé la faille de Goliath, notre civilisation?

“La faim de leur monde” (Akhenaton, 2021)

Combien sont morts de la mort en attendant le vaccin contre la mort?
- Akenathon (La faim de leur monde)

Les symptômes d’une société sénile

Peut-être qu’après tout, nous avons voulu trop bien faire. Quand Thomas Hobbes écrivit le Léviathan en 1651, il décrivait l’apparition de la sécurité comme élément central de tout projet politique moderne: en offrant cette sécurité au gouverné, le gouvernant s’assure une légitimité et un socle solide pour asseoir son pouvoir.

Remontons plus loin. Comme le décrit Yuval Noah Harari dans son ouvrage Sapiens, l’homme a souhaité s’offrir une sécurité il y a plus de dix mille ans en se sédentarisant et en développant l’agriculture de façon à s’assurer de ne pas subir de famines dans les mois et années à venir, mais au prix de maladies… et de la perte du sens de son existence.

Cette peur de l’avenir, et en cela de la mort nous rend collectivement anxieux. Ce vent de panique relayé par nos institutions, pourtant si préoccupées de notre santé collective, précipite alors une société dans une impasse. Dans ma ville, 1 Montréalais sur 3 présente aujourd’hui des troubles d’anxiété généralisée ou de dépression. Mais alors, de quelle maladie est-ce le symptôme?

Le symptôme est peut-être sanitaire mais la cause est, elle, plus profonde. Beaucoup de spécialistes ont documenté “l’effet domino” qui avait conduit à cette pandémie: en déforestant nos habitats, en urbanisant nos espaces, et en devenant hypermobiles, les êtres humains ont créé toutes les conditions de l’avènement d’une crise sanitaire majeure. Mais selon moi, la cause racine est encore plus profonde.

Depuis l’avènement de la révolution industrielle, l’homme s’est pensé maître et possesseur de la nature, pour reprendre l’expression de René Descartes. De fait, comme un enfant qui tombe sur l’endroit secret où ses parents cachent des friandises, l’humain s’est gavé. Le pétrole, pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, est lentement devenu, pendant plusieurs millions d’années, un combustible fossile d’une valeur inestimable. Et nous, espèce évoluée, nous en sommes servi pour produire des ustensiles à usage unique qui, une fois détruits, pollueront l’atmosphère.

“Le Voyage de Chihiro” (Hayao Miyazaki, 2001)

Mon interprétation de ce que nous sommes en train de vivre à échelle mondiale est que cette crise est spirituelle, avant d’être financière, économique, sanitaire ou même politique.

L’homme moderne, contraint par sa nature limitée, est devenu hors-sol. Après avoir réussi à cultiver des plantes et élever des animaux dans des infrastructures artificielles, le voici pris à son propre piège. Il a voulu se penser plus fort que la Nature elle-même, quitte à fantasmer un voyage sur d’autres planètes quand la nôtre sera trop souillée. Il se pense exponentiel, car son environnement lui montre que tout peut grandir à l’infini. Ses grands apôtres de la Silicon Valley le rassurent et lui montrent la voie vers une individualité améliorée, et bientôt augmentée, qui lui donneront enfin le statut de Dieu vivant. Et pour preuve: certains se voient déjà “amortels” grâce aux technologies développées dans le domaine biomédical à l’heure actuelle.

En se détachant de sa nature de grand singe, et en ignorant les règles du jeu qui ont permis son avènement, l’Homo Sapiens Sapiens se fait aujourd’hui remettre à l’ordre par sa mère, La Terre, par le biais d’un minuscule virus. Une révolution des consciences nous conduirait, comme beaucoup le souhaiteraient, à remettre totalement sur la table le modèle de société que nous avons bâti et de le repenser en se fondant sur les progrès que notre espèce a, malgré tout, pu accomplir au fil des siècles.

Après tout, Homo Sapiens est traduit par “Homme Sage”…

Quel Great Reset voulons-nous?

Le chemin semble déjà tracé. Les campagnes de vaccination commenceront à montrer leurs résultats dans les prochains mois (dans les pays pouvant se l’offrir), et nos gestionnaires se féliciteront de leur formidable gestion de cette crise internationale. La science sera, une fois de plus, mise sur un piédestal et nous ne verrons pas d’inconvénient à ce que certains établissements privés puissent obtenir des informations sur notre biologie interne pour aller manger une pizza. La sacro-sainte croissance reviendra, bon gré mal gré, pour redonner à l’homme moderne son confort de vie et la sécurité qu’il recherche. Nos gestionnaires continueront de développer des technologies pour le bien de l’humanité, en passant des puces à greffer dans son cerveau pour soigner les maladies dégénératives à des usines de production d’hydrogène pour continuer à faire voler nos avions jusqu’à la fin des temps. Quitte à aller chercher des ressources sur la lune pour produire tout ça. Sky is the limit! (Enfin non, plus là…).

Cette supercherie vous sera vendue au nom du “développement durable” et de “l’innovation”, puisque ce sont des termes qu’il ne faut pas discuter. Laissez-faire Elon et Jeff, ils ont votre intérêt primordial en tête, tout comme celui de leurs employés. Just kidding.

Alors, quel Great Reset voulons-nous?

Le constat que je fais dans cet article est certes un peu piquant, mais je le crois nécessaire, car je ne pense pas que la partie soit perdue. Des innovations frugales aux données ouvertes, des tiers-lieux aux élans d’entraide internationaux, je ne cesse de compter les jeunes pousses qui émergent et pourraient remplacer la forêt qui, de toute façon, brûlera.

Je le conçois, il est difficile d’envisager ce futur collectif tant nos situations individuelles sont mises à mal par le contexte actuel. À quoi bon penser à la fin du monde quand je ne peux pas assurer la fin du mois?

Cela dit, à la manière d’un écosystème vivant, je crois que chacun d’entre nous se doit de trouver sa place dans un futur que nous voulons concevoir. À notre rythme, avec nos ressources. N’essayons pas d’être des héros, car c’est impossible. Je le répète: nous ne sommes pas exponentiels.

L’œuvre que j’ai produite cherchait à mettre en avant nos cafés, symboles du lien social, de la vie en communauté. Une civilisation malade se trompe de monuments, et oublie de célébrer ce qui lui permet de rester debout: ses hommes et ses femmes, dans leur diversité et leur aspiration d’une vie meilleure, qui se battent chaque jour pour donner du sens à leur existence.

Prenons la crise du Covid-19 comme une pause pour réfléchir au sens que nous souhaitons donner à nos destins individuels. Je vous donne rendez-vous pour discuter, dans un second temps, de notre destin collectif.

À vos plumes! Nous accueillons les billets d’autres artistes, professionnels comme amateurs, sur Art Engagé. Plus de détails ici.

--

--

TitiMcCoy
ART ENGAGÉ

Je combine l'art académique et l'art urbain (street art) pour donner vie à nos quotidiens