Alexandra Profizi : “L’ironie est devenue à la fois un mode d’expression et un mode de présentation de soi”

L’avènement d’Internet et l’omniprésence des réseaux sociaux dans notre quotidien a généralisé l’utilisation du second degré comme mode d’expression. L’ironie est de plus en plus utilisée sur le web dans son sens postmoderne, c’est-à-dire pour marquer un détachement désabusé et une forme de désengagement. Cette utilisation vient ajouter une couche de complexité dans nos échanges en ligne, dont l’interprétation peut être ambiguë. Faut-il alors, comme le réclament certains utilisateurs, retourner à une forme d’authenticité perdue dans nos échanges ?

Pour Alexandra Profizi, docteure en littérature comparée et auteure de l’ouvrage Le temps de l’ironie. Comment Internet a réinventé l’authenticité (Éditions de l’Aube, 2020), la question est plus complexe qu’il n’y paraît. Rechercher une sincérité a priori perdue dans un espace ambivalent marqué par la mise en scène de soi pourrait même apparaître paradoxal. Pour l’auteure, il faut avant tout accepter l’ambivalence d’un espace très riche en possibilités de communication, où l’ironie ne veut pas forcément dire inauthenticité. Nous lui avons posé quelques questions à l’occasion de la 41e édition d’Aux Sources du Numérique. Rencontre.

Votre livre repose sur un paradoxe : on observe d’un côté l’omniprésence de l’ironie sur Internet (en particulier sur les réseaux sociaux), et de l’autre la recherche d’une plus grande authenticité et d’une plus grande sincérité dans les échanges. Comment interprétez-vous cette contradiction ?

L’usage de l’ironie s’est en effet généralisé sur les réseaux sociaux, jusqu’à devenir le registre de communication commun. Sur Internet, l’ironie a conservé le principe de connivence (dans le sens où son utilisation agit toujours comme un signe de ralliement d’une petite communauté qui maîtrise et partage les mêmes codes), mais elle s’est répandue de manière si massive qu’aujourd’hui tout le monde la pratique, non plus seulement les intellectuels qui pouvaient s’en servir jadis de façon subversive. L’ironie est devenue, ces dernières années, à la fois un mode d’expression et un mode de présentation de soi. Or, cette généralisation du second degré, devenu la norme, a entraîné une lassitude, voire une vague de rejet. Désormais, la recherche d’authenticité émerge sur les réseaux sociaux. Elle s’accompagne d’un retour au premier degré dans les échanges, dans l’expression et la représentation de soi sur son profil, où l’on est appelé à affirmer son « véritable moi ».

Cette revendication peut s’expliquer par un trop-plein de second degré. Sur Internet, les couches d’ironie se superposent tellement les unes aux autres que certains ont le sentiment que les discours y perdent tout sens. L’omniprésence de l’ironie a également nourri l’impression d’une propagation de la falsification, du désengagement, et du manque de maîtrise de la communication, dans la mesure où le second degré engendre plus d’erreurs d’interprétation.

“Sur Internet, les couches d’ironie se superposent tellement les unes aux autres que certains ont le sentiment que les discours y perdent tout sens.”

Ce changement de paradigme peut aussi s’expliquer de manière générationnelle : la génération Y était peut-être trop détachée, presque nihiliste, et avait recours au second degré pour marquer une distance, cachant bien souvent un manque d’engagement ; la génération Z, en revanche, semble aujourd’hui plus encline à s’engager, et à exprimer ouvertement des opinions plus affirmées.

L’ironie est un phénomène littéraire complexe qui passe par une connivence entre les interlocuteurs et un langage paraverbal marqué à l’oral (intonation de la voix, gestes explicites, etc.). Comment réaliser cette connivence en ligne ? Est-ce réellement possible ?

Bien avant la naissance d’Internet, le manque de signes paraverbaux était déjà problématique dans l’usage de l’ironie par écrit, puisque l’absence du corps la rend plus difficile à détecter. Compte tenu de son usage massif et de l’augmentation drastique de la quantité d’échanges par écrit depuis l’apparition des réseaux sociaux, la question de l’identification d’un contenu ironique devient plus urgente qu’auparavant. C’est pourquoi, dans ce livre, je me suis moins intéressée aux types d’humour qui ont cours sur Internet, qu’aux façons dont on signifie que l’on fait de l’humour. Cela revient à s’interroger sur la manière dont on fait passer l’intentionnalité à l’écrit, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, qui ont leurs propres règles de communication.

Parmi les outils à la disposition des internautes, les émoji, de plus en plus complexes, peuvent aider à matérialiser notre corps en ligne, comme des doubles caricaturaux permettant de préciser nos intentions au fil de la discussion. Cela dit, l’usage de ces petites béquilles diminue l’intensité émotionnelle du message. L’un des attraits de l’ironie est en effet la part de risque qu’elle comporte (c’est parce qu’il y a une possibilité que notre interlocuteur ne saisisse pas le double sens que l’effet est d’autant plus satisfaisant, gratifiant, et crée un lien plus fort entre les interlocuteurs).

Sur les réseaux sociaux, la connivence s’établit en outre grâce à la dimension hautement personnalisante de l’humour en ligne. Par exemple, quand on s’échange des memes, c’est une manière d’affirmer des traits de sa personnalité. Celui ou celle qui partage un meme affirme de manière détournée qu’il ou elle est le personnage représenté, auquel il ou elle s’identifie. Face à un meme, on peut se sentir personnellement ciblé, on se sent « reconnu », « vu », décrit dans nos traits de caractères les plus intimes. Cependant, nous sommes visiblement des centaines de milliers à se sentir « visé.e.s » par un même contenu.

Pensez-vous que demander plus de sincérité ou d’authenticité en ligne puisse réellement rendre nos échanges plus consistants ? À quels obstacles cette quête se heurte-t-elle ?

Cette quête semble surprenante, notamment parce qu’elle prend place sur Internet, où il est difficile de maîtriser le discours et l’image de soi. Elle se confronte à divers types d’obstacles : le formatage des profils, la question de l’attribution de la parole, ou encore le manque de contexte permettant normalement d’identifier les positions d’une personne : autant de facteurs qui font que l’interprétation y est particulièrement chaotique, et la communication profondément ambivalente. Pourtant, cela ne signifie pas nécessairement une expression non sincère.

“Si on cherche à rendre meilleurs les réseaux sociaux, il faut commencer par accepter leur ambivalence.”

La principale difficulté dans l’opposition entre ces deux orientations, c’est que l’on a tendance à associer la sincérité au degré d’équivalence entre le profil et la personne hors ligne. Or, les réseaux sociaux, comme tout média, nécessitent une représentation, qui ne peut jamais être neutre. La démarche du retour au premier degré pour affirmer plus de sincérité se construit sur l’impression erronée que cela dépend de nous, en tant qu’utilisateurs. Si on cherche à rendre meilleurs les réseaux sociaux, il faut commencer par accepter leur ambivalence.

Enfin, il faut dire que cette recherche d’authenticité sur les réseaux sociaux est aussi la preuve d’une prise de conscience des usages. Internet est un espace extrêmement réflexif et auto-référentiel. Ainsi, quand on utilise les réseaux sociaux, on est toujours en train d’auto-analyser notre utilisation (j’en fais trop ? je n’en fais pas assez ?). C’est la raison pour laquelle il me semble que la volonté de revendiquer l’authenticité montre davantage une prise en compte de certains obstacles, plus qu’une façon de les surmonter véritablement.

L’utilisation massive de l’ironie peut entraîner des problématiques de modération sur les réseaux sociaux : par exemple, des utilisateurs tiennent parfois des propos haineux en se cachant derrière le masque de l’ironie. Comment modérer ce type de messages ? Peut-on confier cette tâche difficile à des algorithmes d’intelligence artificielle (IA) ?

Pour le moment, les machines n’ont pas la capacité de détecter l’ironie et le second degré en l’absence d’indicateurs, comme par exemple un hashtag. À l’écrit, les humains eux-mêmes ont souvent des doutes, alors une machine… Cela pose de gros problèmes de modération puisque celle-ci est opérée en grande partie de manière automatisée. Les trolls ont bien compris cela et en tirent parti. C’est le cas par exemple de trolls qui postent des émoji médaille (à première vue un symbole positif) afin d’éviter les accusations d’appel à la haine. On voit aussi comment certains se dédouanent en invoquant le concept de personnage, jouant sur un brouillage entre fiction et virtuel, pour ne pas assumer la responsabilité de leurs propos. Enfin, l’usage de l’ironie (et l’accusation d’un manque d’humour supposé) est une excuse fumeuse qui a malheureusement bien du succès en ce moment !

Pour voir ou revoir l’intégralité de l’échange avec Alexandra Profizi, rendez-vous sur YouTube !

Aux sources du numérique est un cycle de rencontres initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois (ou presque) un auteur ou une autrice.

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