Antoine Courmont : « Il n’y a pas qu’un seul modèle de ville numérique mais plutôt une pluralité d’articulations du numérique et de la ville »

De l’Asie aux États-Unis, en passant par l’Europe, les technologies numériques ont envahi les rues. Les plateformes privées comme Uber, AirBnb ou encore Waze redéfinissent les usages des citadins et la gestion des villes. Une métamorphose que les collectivités et les institutions peinent parfois à suivre. Doivent-elles leur laisser le champ libre ou au contraire les réguler ? Éléments de réponse dans la 35è édition d’Aux Sources Du Numérique, avec Antoine Courmont, responsable de la chaire « Villes et numérique » à l’école urbaine de Sciences Po et co-auteur de Gouverner la ville numérique.

Comment et à quel moment le numérique a-t-il « redessiné » la ville ? A-t-il également « métamorphosé » les citadins qui y vivent ?

Contrairement aux autres révolutions, comme celle de l’automobile ou de l’électricité, qui ont eu un impact sur la forme des villes, le numérique, a, pour l’instant, plutôt influencé les pratiques et les usages. Nous le constatons notamment dans tout ce qui est relatif aux déplacements dans l’espace urbain qui sont désormais assistés par les cartographies numériques comme Google Maps, etc.
En ce qui concerne le début du développement du numérique dans les villes, nous proposons, avec Patrick Le Galès, l’année 2008. C’est, en effet, à cette période que nous voyons converger un ensemble de phénomènes qui participent à la numérisation des villes : recomposition du capitalisme autour de la donnée, mise sur le marché des premiers smartphones et apparition de plateformes urbaines type AirBnb ou Uber. C’est à cette période également que les grandes campagnes marketing autour de la Smart City sont lancées.
Tous ces phénomènes ont soulevé de nouvelles questions concernant les recompositions de pouvoir dans les politiques urbaines, au point de faire émerger l’enjeu de la donnée au sein de la gouvernance des villes.

Vous consacrez votre ouvrage à l’étude de l’hôtellerie courte durée en Europe, à la mobilité à San Francisco, à la gouvernance de Singapour et à la police prédictive aux États-Unis. Pourquoi avoir fait ces choix ?

Tout d’abord, notre livre est un livre collectif. Il présente les recherches qui ont été effectuées par un certain nombre de nos collègues en sociologie ou science politique. Ensuite, le sujet du numérique est très vaste et nous tenions à montrer la diversité des phénomènes liés et les questions qu’ils posaient aux gouvernements urbains, les recompositions qu’ils pouvaient faire émerger. L’objectif était de montrer qu’il n’y avait pas qu’un seul modèle de ville numérique mais plutôt une pluralité d’articulations du numérique à échelle de la ville, selon les territoires, les secteurs d’action publique ou les institutions. D’où un découpage selon les points que vous énumériez.

Vous estimez que « les algorithmes des instruments de politique publique sont trop souvent opaques », pouvez-vous nous en dire plus ?

La complexité de certains algorithmes fait que leurs effets sont parfois difficiles à percevoir et qu’il est donc difficile de les gouverner efficacement. La technicisation des algorithmes limite leur politisation. Ce sont des instruments d’action publique qui peuvent être soumis à débat et qui doivent être compréhensibles par un certain nombre de décideurs. Il est intéressant en cela de les comparer aux grands systèmes techniques pour gérer la ville. De la gestion de l’eau à l’exploitation d’énergies, nous avons toujours eu des systèmes très complexes qui participent au fonctionnement de la cité. Ils ont fait et font toujours l’objet de débats politiques qui permettent aux citoyens de s’emparer du sujet et c’est la même chose pour le numérique. Nous le constatons, par exemple, quand il y a des débats sur l’algorithme de Waze qui provoque des reports de trafic dans des quartiers résidentiels. Les algorithmes utilisés par la police, notamment aux États-Unis, font également débat car ils seraient discriminants envers certains quartiers et certaines populations. Enfin, il est important de pointer que les algorithmes sont des outils qui s’inscrivent dans un ensemble d’instruments mobilisés pour mettre en œuvre l’action publique. En cela, pour analyser leurs effets, il faut les replacer dans leur contexte de mise en œuvre et d’usage, ce qui limite leur portée.

Le développement de ces algorithmes dans nos villes résulte-t-il, selon vous, d’une manœuvre politique ?

Tout d’abord, je n’emploierais pas le terme de « manœuvre politique » qui fait trop référence à des visées complotistes. Le numérique se déploie dans toutes les couches de la société, il est donc tout naturel que nous le retrouvions dans les politiques publiques. Il y possède différentes finalités, portées par différents acteurs publics et privés. Ce qui est intéressant, c’est de savoir qui, parmi ces acteurs, détermine le développement technologique et pour quelle(s) finalité(s) et valeur(s) collective(s). Les questions de gouvernance urbaine sont, au-delà du numérique, des questions de coalition entre acteurs publics et privés avec des rapports de pouvoir différents dans le temps et l’espace. Le degré de régulation des plateformes comme AirBnb va ainsi être très différent d’un pays à l’autre car le cadre réglementaire diffère tout comme les objectifs poursuivis par les pouvoirs locaux : certains privilégient l’attractivité touristique, d’autres l’accès au logement.

Justement, qui faudrait-il nommer pour gouverner la data produite par le numérique, selon vous ?

La question de la data comme objet à gouverner est née avec celle du numérique et elle est, aujourd’hui, au cœur de tout. Elle soulève deux points stratégiques et politiques. Dans un premier temps, celui de la « data ownership » (dans le sens : la gestion de la propriété de la donnée) qui génère des conflits entre acteurs publics et privés. Nous le voyons notamment autour des plateformes numériques. Les acteurs publics essayent de récupérer leurs données pour comprendre les phénomènes comme Uber et mieux les réguler. Ensuite, celui de la représentation de la donnée. Ce qu’elle va donner à voir va modifier la manière de percevoir la ville et donc de la penser et de la gouverner. Ce sont ces deux aspects qui forment les politiques de données urbaines.

Quelle est la place des usagers dans cette ville numérique de demain ?

La réponse est très variable selon les territoires. Le numérique permet à la fois à de nouveaux acteurs, comme les plateformes, d’émerger et à des groupes politiques et militants de se mobiliser face aux décisions publiques ou privées. Par exemple, via des initiatives comme les « capteurs citoyens » qui vont produire des données liées à la pollution sonore, atmosphérique ou autres, pour porter un message alternatif dans la sphère publique.

Nous pouvons également nous demander quelle est la place laissée par les acteurs publics et privés aux mouvements citoyens pour gouverner avec eux la ville ? Cela va forcément dépendre des orientations politiques prises dans la ville.

Par contre, nous observons assez peu de mobilisation citoyenne générale contre la smart city en tant que telle et l’émergence du numérique en ville. Alors que cela pourrait être un sujet de mobilisation. Il n’existe aujourd’hui que des mobilisations très localisées de riverains contre Waze, Airbnb ou encore les compteurs Linky, les antennes relais ou la 5G. Enfin, le lien entre numérique et environnement commence à émerger dans les débats publics, mais il est encore insuffisamment pris en compte par les autorités locales dans leur déploiement de dispositifs technologiques.

Les applications du numérique ne sont-elles pas éloignées des besoins urbains ?

Il n’y a pas qu’une forme de numérique urbain. Le numérique est un outil qui peut être mis au service de différentes finalités. Vous pouvez avoir des formes numériques qui vont vers plus d’inclusion sociale et d’autres vers des discriminations sociales ou spatiales. Il est important de dépasser tous les discours caricaturaux autour du numérique et sortir d’une forme de déterminisme. Le déploiement du numérique ne se passe jamais comme prévu. Les usages vont toujours différer. Des applications ne vont pas fonctionner ou d’autres, au contraire, perdurer. A ce titre, de nombreux projets de smart city se sont révélés être des échecs considérables.

En parallèle, il est beaucoup question de la vie à l’échelle du quartier dans les grandes villes (ville du quart d’heure, etc), et de replacer l’humain au cœur des villes. Est-ce compatible avec le déploiement du numérique ?

L’usage des technologies numériques n’entrave ou ne remplace pas les relations sociales et tout ce qui fait l’urbanité. Si vous reprenez ce qu’il s’est passé avec la crise sanitaire, les pratiques numériques ont certes explosé, confinement oblige. Mais le besoin individuel des relations sociales s’est aussi fait ressentir. Nous voyons aujourd’hui à quel point l’urbanité reprend vite sa place dans nos villes : terrasses, vélos, etc.

Retrouvez l’intégralité des échanges avec Antoine Courmont et Patrick Le Galès via le live Youtube d’Aux sources du numérique.

Aux sources du numérique est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.

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Spintank & Renaissance Numérique
Aux sources du numérique

Aux sources du numérique, c’est une rencontre mensuelle avec des auteurs et autrices qui pensent la société numérique. Par Spintank et Renaissance numérique.