« La médiarchie n’est ni un danger, ni une opportunité, c’est un fait » (Yves Citton)

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« Nous nous imaginons vivre dans des démocraties, alors que nous vivons dans des médiarchies. » Tel est le postulat sur lequel s’ouvre la réflexion de Médiarchie (Seuil, 2017). Dans cet ouvrage en forme de « boîte à outils conceptuelle », Yves Citton, professeur de littérature et de media à l’université Paris 8, s’attache à décrypter, en convoquant de nombreux concepts issus de courants de pensée étrangers, la façon dont les media façonnent notre vision du réel, par le conditionnement de nos perceptions et de nos comportements. Nous l’avons rencontré à l’issue de la conférence ASDN intitulée « Nos sociétés sont-elles démocratiques ou médiarchiques ? », qui s’est déroulée au Tank le jeudi 7 juin 2018.

Qu’est-ce que la médiarchie que vous décrivez dans votre ouvrage ?

Je définis la médiarchie comme un environnement, l’environnement intensément médialisé dans lequel nous baignons au XXIe siècle : cet environnement s’est établi progressivement au cours des cinq derniers siècles pour ajouter de plus en plus d’intermédiations entre nous et le monde dont nous avons connaissance.

Si l’on compare le quotidien d’un individu qui vivait sur Terre il y a 30 000 ans, il habitait dans des forêts, chassait, collectait des baies… la plupart de ses expériences étaient « immédiales », c’est-à-dire qu’il n’avait pas besoin d’appareil technique pour percevoir le réel. Par contraste, nous avons aujourd’hui besoin de systèmes très complexes pour percevoir le monde. Un monde qui s’est considérablement élargi, dans l’espace et dans le temps : nous avons la conscience du passé, nous voyons des événements qui se passent à l’autre bout du monde…

La médiarchie, c’est donc la structure de perception technique, collective, sociale, multiple, de représentation du monde constituée par ces systèmes qui prolongent dans le temps et l’espace nos capacités de percevoir le réel. Cette structuration technique et institutionnelle de la perception induit bien entendu un certain rapport de pouvoir, très complexe,que le suffixe –archie rapporte à une notion de régime politique.

Je vais faire un détour par une définition de Jussi Parikka qui définit les media comme des appareils et des institutions qui « plient le temps, l’espace et les agentivités » (« agency » en anglais, c’est-à-dire les capacités d’agir). En pliant le temps et l’espace, les media plient également le pouvoir d’agir des individus. La thèse générale du livre est qu’avant de vivre dans des « démocraties » (pouvoir du peuple), nous vivons d’abord dans des « médiarchies », dans lesquelles la structuration particulière des media exerce un contrôle qui conditionnera ce que voit, ce que lit, ce qu’entend, donc ce que pensera et ce que voudra le dèmos, le peuple.

En ce sens, la médiarchie n’est ni un danger, ni une opportunité : c’est un fait.

Une des choses surprenantes de votre ouvrage est le fait que vous distinguiez trois graphies différentes autour du mot media : quelle acception recouvre chacune de ces graphies ?

Quand on parle de « médias » en France, on parle en réalité de choses différentes. La première graphie présentée dans le livre, c’est celle du « medium », qui devient « media » au pluriel, et qui désigne tout dispositif permettant d’enregistrer, de transmettre et de traiter de l’information (des sensations, des données). Cela renvoie très largement à tout ce qui plie l’espace, le temps et les agentivités, les pigeons voyageurs comme une chaîne de télévision ou un smartphone. La deuxième graphie que je distingue est celle de « média », au pluriel « médias » : cela désigne les médias de masse, comme la presse, la télévision, la radio, et même Facebook, qui est toutefois un cas particulier.

La dernière graphie, « médium », me tient davantage à cœur, dans le sens où elle inclut dans les études de media toute une série d’espoirs, de fantasmes, de craintes relatifs à quelque chose qui serait « surnaturel » dans les media, quelque chose relevant du médiumnisme. Dans mon livre, je veux nous sensibiliser à ce que que les media ont de surnaturel : même si nous utilisons nos connaissances des lois de la nature pour le faire, il n’est pas « naturel » de faire parler des morts, de se parler alors qu’on se trouve à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Tout cela aurait été considéré il y a à peine un ou deux siècles comme de la magie, de la folie ou du chamanisme !

Il y a un côté merveilleux, surnaturel, des médias, et en même temps des angoisses liées à cette puissance de la communication technique, par exemple relatives aujourd’hui à la surveillance, au fait d’être perpétuellement connecté… Ces rêves et ces angoisses me semblent être la continuité d’un certain médiumnisme. Et c’est ce que je tâche de démontrer dans ce livre : on ne peut pas avoir de médialité, c’est-à-dire qu’on ne peut pas transmettre de l’information dans le temps ou l’espace, plier les agentivités, sans médiumnisme, avec sa part de rêve et de fantasme.

Cette puissance quasi-surnaturelle des media vient non seulement de leur ingéniosité technique, mais plus largement de la puissance des collectifs humains, de la puissance du commun, qui dépasse notre compréhension de nos puissances individuelles. Nous nous sentons dépassés par cette puissance commune, qui nous apparaît dès lors comme relevant d’une sorte de magie, fréquemment inquiétante.

Votre livre se présente comme une « boîte à outils conceptuelle » pour évoluer en conscience dans nos régimes médiarchiques. Si vous deviez citer trois outils indispensables, quels seraient-ils ?

Le premier, c’est définitivement le concept de médiumnisme — ou médiumnicité — selon lequel les médias doivent être approchés comme quelque chose de magique, d’incontrôlé et d’incontrôlable en cela qu’ils dépassent toute maîtrise individuelle. Ce concept tend également à reconfigurer l’idée que les media ne sont qu’affaire de manipulation. Bien sûr des cas existent, ils sont même omniprésents : nous essayons toutes et tous de nous influencer les unes les autres en parlant, en envoyant des photos, des smileys, des informations.

Mais au-delà de tous ces efforts de maîtrise, il y a quelque chose qui dépasse toute intention ou tout projet de contrôle, parce que, comme je le disais plus haut, l’expérience des media est une expérience collective de communication, dont la puissance dépasse toute puissance individuelle.

Le deuxième « outil », c’est la notion de coupe agentielle, que je reprends d’une philosophe américaine, Karen Barad : lorsque les médias de masse font circuler une information, ils ne se contentent pas de représenter un fait du monde, ils opèrent une coupe dans la réalité qui nous montre ce fait. Cette coupe est « agentielle » dans le sens où elle fait acte, où elle est non seulement représentative, mais constitutive de la réalité. Les mass medias, en représentant la réalité, façonnent le monde par des coupes agentielles.

Lorsqu’on passe deux ou trois jours à ne parler que de la pauvre âme en peine qui a mitraillé ses camarades de classe dans son école, on représente ce qui s’est passé. Mais du même coup, on montre à toutes les âmes en peine qu’il suffit qu’elles mitraillent leur cour d’école pour devenir des stars de la télévision, et on contribue activement à préparer la prochaine attaque de ce genre. Même chose pour tout le sensationalisme qui entoure aujourd’hui les attaques au couteau faites par des frustrés se réclamant de l’Islam : ce sont des produits des coupes agentielles médiatiques, bien plus que de la religion musulmane.

La troisième chose qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’à l’heure de mettre en évidence le pouvoir des media, il faut se rappeler qu’ils n’ont de pouvoir sur nous que dans la mesure où nous investissons notre attention en eux. Très concrètement, cela signifie que leur valeur vient de l’attention individuelle que chacun de nous leur porte. Un medium ou un média que personne ne regarde ou n’entend n’a ni existence ni valeur (économique, commerciale, politique). Oui, les media nous conditionnent, mais non, ils ne peuvent rien dès lors que nous leur retirons notre attention. Notre pouvoir est donc énorme, bien plus grand que ce que l’on imagine…

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