« Le rêve des fondateurs du Web était très pur » — Rencontre avec Valérie Schafer et Quentin Jardon

« Le web est devenu une machine à créer des inégalités et des divisions, influencée par des forces puissantes qui l’utilisent pour leurs propres fins, » déclarait Tim Berners-Lee, fondateur du web, en mars 2019. Le web fêtait tout juste ses trente ans. Trois décennies de dévoiement ? À quoi rêvait-il à l’époque, au Cern, quand il développait les premières briques du world wide web ? Pour la 31ème édition d’Aux sources du numérique, nous avons choisi d’inviter deux auteurs qui se sont interrogés sur ce web d’avant, pour mieux réfléchir au web d’aujourd’hui. Valérie Schafer, historienne à l’université du Luxembourg et auteure de En construction. La fabrique française d’Internet et du Web dans les années 1990 (Ina.fr, 2018) et Quentin Jardon pour Alexandria. Les pionniers oubliés du Web (Gallimard, 2019), dans lequel il part à la recherche de Robert Cailliau, co-fondateur méconnu du web. Entretien croisé.

Le Web des années 90 est-il le Web de 2019 ?

Quentin Jardon : Pas du tout ! C’est pour cela que ses deux personnalités fondatrices, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, sont complètement désabusées. Mais tous les deux réagissent différemment. Tim se bat et y croit, il a lancé une plateforme, Solid, pour nous aider à reprendre le contrôle sur nos données. Robert Cailliau, lui, s’est retranché dans la forêt du Jura et ne s’exprime plus. Dans leurs rêves, le web devait être déconcentré, chacun y était propriétaire de son serveur et de ses données. Aujourd’hui, il est hyper concentré en quelques points. Le web appartient à quelques multinationales, ce qui a pour effet de nous cloisonner, comme entre 4 murs. Avec leur navigateur, on pouvait aussi modifier les sites, ajouter des commentaires, maintenant, on est beaucoup plus passifs.

Valérie Schafer : Tim Berners-Lee et Robert Cailliau pouvaient difficilement imaginer ce que deviendrait le web 30 ans plus tard : son côté commercial, les fake news, etc. Il y a eu beaucoup de changements en 30 ans. Le web du début des années 1990 n’était fréquenté que par quelques amateurs éclairés. Il n’y avait pas de moteurs de recherche, pas d’algorithme de recommandation. Il y avait beaucoup plus de sérendipité dans la navigation finalement, on se baladait d’une page à l’autre. Mais on retrouve tout de même une certaine continuité dans les débats à travers le temps. Celui autour de la régulation et de la responsabilité des intermédiaires (FAI, hébergeurs) pour les contenus terroristes, racistes ou haineux notamment.

Qui était Robert Cailliau et pourquoi ne parle-t-il plus ?

QJ : On peut dire qu’il est le co-créateur du web. Robert Cailliau est un ingénieur en mécanique des fluides belge, qui vivait près du Cern à la fin des années 1980. Il n’était pas particulièrement prédestiné à participer à une invention majeure comme le web. Il ne travaille même pas dans le même département que Tim Berners-Lee, mais ils ont un patron commun. Robert Cailliau travaille pendant son temps libre sur un logiciel et un jour, ce fameux patron leur dit à tous les deux qu’ils ont le même projet et qu’ils devraient travailler ensemble. Ils se lancent avec toute leur énergie. Dans le duo, Tim est le penseur, l’architecte, le génie, Robert est l’évangéliste, il vulgarise, convainc le Cern d’obtenir des ressources humaines et financières.

« Ce qui est fascinant c’est que dès 2001, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau anticipaient déjà des sujets comme celui des bulles de filtres. »

Il crée un espace vital autour du web, qui leur permet d’avancer dans le développement de l’outil. Il est effectivement moins connu que Tim Berners-Lee, cela tient à sa personnalité mystérieuse, à son silence. Il était très optimiste au lancement du Web, il l’est beaucoup moins maintenant. Il a été déçu par ce que les humains y ont dévoilé d’eux. À l’origine, il voulait un endroit où on pourrait rassembler des informations, accessibles à tous, un système universel et sans biais. Son rêve c’était la bibliothèque d’Alexandrier en numérique. Wikipedia s’en rapproche, mais il n’est tenu que par une seule fondation, c’est son défaut aux yeux de Robert Cailliau. Son rêve était très pur.

Qui étaient les internautes du début des années 1990 ?

VS : En France ils apparaissent surtout à partir de 1994, 1995. Auparavant ils sont surtout issus du milieu de la recherche, ils s’échangent des fichiers, des emails, etc. La première page web est développée par des ingénieurs du centre de calcul de l’IN2P3 (CNRS) à Lyon. Ils avaient entendu Tim Berners-Lee. C’est à cette époque que sont lancés aussi des accès publics, via FranceNet ou Calvacom, tandis que le Minitel résiste. C’est le temps aussi des premiers entrepreneurs, souvent des gens issus du Minitel. Ils ne font pas immédiatement la transition car le Minitel est rémunérateur contrairement au web qui au début n’a aucun modèle économique.

QJ : et aux États-Unis Marc Andreessen, dans le Midwest, a créé Mosaic, le premier navigateur populaire et facilement compréhensible.

Comment le web est-il devenu grand public ?

VS : Je dirais que les années 1996 et 1997 ont marqué un tournant en France. Les contenus se développent, des acteurs comme Wanadoo et d’autres fournisseurs d’accès à internet arrivent sur le marché. On voit une multiplication du nombre d’achats de noms de domaines, du nombre de sites créés, du nombre d’internautes. Mais il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’il devienne véritablement grand public, que l’équipement des ménages se généralise. Le développement des cyber-cafés le fait entrer dans le paysage urbain et médiatique. Il faut se souvenir de ce que c’est ! Norman a fait une chanson sur l’Internet de l’époque, avec les bruits du modem, les bugs… Pour s’y repérer, le Guide du Routard propose même un guide de l’internet ! Du côté des fournisseurs d’accès, la vision des usages était qu’il fallait guider le public, proposer une forme de curation, parfois même une navigation en système clos. C’est ce que fait Yahoo : sur sa page il propose de l’actualité et différents services. C’est une sorte d’annuaire finalement. Google va complètement changer cette façon de se repérer.

QJ : À l’époque, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau ont voulu créer un consortium, afin que les entreprises ne puissent pas s’arroger le web. Mais dès qu’il est devenu populaire, les entreprises sont devenues insatiables. Dans les années 2000, Facebook, Twitter, Alibaba… réussissent à faire exactement ce que craignaient les deux co-fondateurs. Avec son moteur de recherche, Google a effectivement complètement changé la donne, mais on reste dans un esprit pionnier assez déconcentré au début. Mais les poches de pouvoir commencent à grossir. Ce qui est fascinant c’est que dès 2001, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau anticipaient déjà des sujets comme celui des bulles de filtres.

Pourquoi croit-on que le web est une invention américaine ?

VS : Parce qu’il y a une confusion entre internet et le web. Et puis Tim Berners-Lee est anglophone, il a traversé l’Atlantique au début des années 1990 pour aller au MIT. Les instances qui accompagnent le développement des protocoles, comme le W3C par exemple, démarrent aux Etats-Unis. Enfin, bien sûr, quand on parle du web, on pense à Facebook, Amazon, à ces gros producteurs de contenus. Pourtant le web est bien né en Europe, dans un organisme de recherche nucléaire, le Cern, c’est un aspect de l’histoire que le grand public connaît moins que le projet Arpanet. Ce sont des acteurs qui ont peut-être moins cherché à valoriser leur histoire que leurs homologues américains.

QJ : C’est une forme de réécriture de l’histoire !

Aux sources du numérique est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.

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