Égalité des chances : ce qui se joue en dehors de l’école

Ashoka France
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12 min readJan 5, 2021

Un jeune passe en moyenne 30% de son temps à l’école. Durant cette période, des connaissances et les valeurs de la République lui seront transmises parmi lesquelles, l’égalité. De fait, chacun devrait avoir le droit aux mêmes conditions d’apprentissage. C’est pourquoi le rôle de l’école est une priorité des politiques et des Français. Mais que se passe-t-il les 70% du temps restant ? Les jeunes apprennent, même à la maison. Pourtant, des millions d’entre eux n’ont pas accès à ces savoirs extra-scolaires et font face à un dénuement culturel important. Les causes : le niveau social, l’isolement géographique ou encore le manque de revenus. Face aux inégalités qui existent en dehors de l’école, des entrepreneurs sociaux s’engagent. Leur problématique commune : comment permettre aux jeunes issus de milieux modestes et isolés d’avoir accès à ces savoirs et de donner du sens à leur apprentissage ?

Classe artistique à Asnières ©Môm’artre

Chantal Mainguené a créé Môm’Artre, un réseau associatif d’antennes qui offre une solution de garde périscolaire à travers la pratique artistique et la découverte culturelle pour les enfants de 4–11 ans éloignés de ces activités. Avec Chemins d’Avenirs, Salomé Berlioux cherche à révéler le potentiel des jeunes issus de la France périphérique pour les aider à construire leurs projets personnels et professionnels. Marie Trellu-Kane a cofondé Unis-Cité pour voir émerger une génération de jeunes solidaires et respectueux des différences. En lançant le service civique en France et en obtenant son adoption par les pouvoirs publics, elle permet désormais à 140 000 jeunes par an de s’engager. Chacune, à sa manière, permet aux jeunes de développer en eux le pouvoir d’agir sur leurs parcours de vie, aussi bien personnel que professionnel.

Nous avons constaté une énorme capacité de résilience, d’adaptation et de créativité chez les jeunes de 16–25 ans que nous accompagnons via le service civique.Marie

Le secteur de l’enseignement aura été fortement bousculé tout au long de l’année 2020. Plusieurs observateurs s’alarment de l’accroissement des inégalités scolaires suite aux décisions liées à la crise sanitaire. Mais cette année inédite n’a-t-elle pas permis aux jeunes d’apprendre autrement ?

Marie Trellu-Kane : Nous avons constaté une énorme capacité de résilience, d’adaptation et de créativité chez les jeunes de 16–25 ans que nous accompagnons via le service civique. D’abord, ils ont fait preuve d’initiatives en réinventant leurs missions pour les adapter au contexte alors même qu’il était totalement inédit. Ensuite, leur envie d’engagement s’est démultipliée : 80% des jeunes déjà sollicités sur leur mission initiale se sont mobilisés pour donner du temps supplémentaire aux plus démunis lors des périodes de confinement. Ces actions montrent que l’on peut compter sur eux : ils représentent de vrais réservistes lorsque la société va mal.

Ce qu’ont vécu les jeunes en 2020 est un apprentissage fort, porteur de sens et structurant pour leur avenir.Salomé

Salomé Berlioux : Lorsque l’on traverse une telle crise, on peut être envahi par un sentiment de perte de contrôle. De fait, il est devenu essentiel de pouvoir s’adapter face à autant de contraintes et d’incertitudes. Ce qu’ont vécu les jeunes en 2020 est un apprentissage fort, porteur de sens et structurant pour leur avenir. Par exemple, le premier confinement a imposé l’usage du numérique, notamment pour assurer la continuité pédagogique. Or les jeunes que nous accompagnons ne sont pas les plus connectés. Il a fallu les aider. Ainsi, nous les avons équipés d’ordinateurs et de cartes de couverture 4G lorsque cela était nécessaire. Cette entrée dans l’univers connecté peut leur ouvrir de nouvelles possibilités. Force est de constater qu’une telle expérience va faire changer le regard des jeunes sur la vie et accroître leur capacité d’adaptation.

Les équipes de Môm’artre se sont mobilisées pour que les enfants restent des enfants, en dépit du contexte pour l’heure hostile et angoissant. Chantal

Chantal Mainguené : Les enfants pris en charge par Môm’artre ont entre 4 et 11 ans. Pour eux, le premier confinement a été très douloureux. Face à la fermeture brutale de leur horizon social et physique, leur seule échappatoire a été le jeu. S’amuser est une manière de se rassurer. Il s’agit d’une dimension cruciale pour les très jeunes. C’est pourquoi nous leur avons proposé des activités de divertissement durant cette période. Et comme les relations amicales sont prégnantes à cette tranche d’âge, nous les avons fait travailler ensemble. C’est à la société de mettre en place les bonnes pratiques pour être ensemble et vivre ensemble. Nous avons donc maintenu le lien avec les enfants en en équipant les familles déconnectées de matériel informatique et en les appelant deux fois par semaine… Les équipes de Môm’artre se sont mobilisées pour que les enfants restent des enfants, en dépit du contexte pour l’heure hostile et angoissant.

Après les générations Y et Z, place à la génération K. Selon l’économiste Noreen Hatz, K fait référence à Katniss Everdeen, l’héroïne de la saga Hunger Games. On parle d’une génération désenchantée vis-à-vis de l’avenir, mais bien décidée à agir. Êtes-vous alignées avec cela ?

Salomé : C’est certain. Les jeunes ont tous des convictions et l’envie d’agir, mais beaucoup n’ont pas les moyens de le faire dû à leur ancrage géographique. En zone rurale et dans les petites villes, ils sont dépourvus car ils ne disposent pas des outils nécessaires pour passer à l’action. Chez Chemins d’Avenirs, nous travaillons beaucoup sur la réalisation concrète de l’engagement, persuadés qu’il s’agit d’une voie d’émancipation pour les jeunes.

La Génération K reste positive. Mais tous n’osent pas agir. Nous devons aller les chercher pour leur expliquer que la société a besoin d’eux. Marie

Marie : En dépit du contexte actuel, angoissant à bien des égards, la génération K reste positive. Les jeunes citoyens sont nombreux à manifester leur envie de faire bouger les lignes. Le service civique n’est rien de plus qu’une démocratisation de l’engagement : il offre les conditions matérielles nécessaires pour agir. Résultat : nous avons 4 demandes pour une place. Néanmoins, tous ne se sentent pas concernés ou n’osent pas sortir de leur quartier. C’est pourquoi nous devons aller les chercher pour leur expliquer que la société a besoin d’eux, leur parler d’engagement et trouver des structures pour les accueillir.

Chantal : la capacité d’agir sur soi, sur son environnement et sur la société toute entière est fondamentale. Cependant, il faut être lucide. Cette vertu s’apprend avant de se cultiver. La responsabilité des structures qui accompagnent les enfants est donc de les préparer à s’engager. Il s’agit d’une mission complexe qui demande de faire évoluer notre posture d’adulte. En ce sens, Môm’artre mène une importante réflexion autour de la formation des professionnels de la petite enfance. A titre d’exemple, nous réunissons des animateurs et intervenants de différentes générations pour que chacun apprenne des expériences des autres. Finalement, il n’y a pas que les enfants qui grandissent au contact de la différence, les adultes aussi !

Les jeunes manquent d’informations, tendent à s’auto-censurer et sont souvent assignés à résidence…Salomé

Venons-en maintenant à la racine du problème et de votre engagement : quel est l’objet principal de votre engagement ? Les « racines » du problème auxquelles vous vous attaquez en priorité ?

Salomé : Avec Chemins d’Avenirs, nous nous attaquons aux conséquences de la fracture territoriale vécue par 10 millions de jeunes en dehors des grandes métropoles. Elle est si profonde que de nombreux obstacles se dressent sur leur route et limitent leur potentiel. On parle de manque d’informations, d’auto-censure, souvent d’assignation à résidence… Pendant longtemps ces jeunes éloignés des grandes villes sont restés dans l’angle mort des pouvoirs publics. Aucune mesure n’a été prise en leur faveur. C’est la raison pour laquelle nous leur proposons un accompagnement novateur pour aller au-delà de la chaîne d’obstacles à laquelle ils sont confrontés. Par ailleurs, nous concentrons nos efforts sur un plaidoyer auprès des pouvoirs publics et des entreprises pour que la dimension de diversité territoriale soit prise en compte. De cette manière, nous aimerions que des politiques publiques dédiées émergent.

Salomé Berlioux lors des Rencontres Jeunesse & Territoires en 2019 ©Mathieu Delmestre

Les enfants passent 70% de leur temps en dehors de l’école. Ma volonté est de transformer ces temps flottants en moments éducatifs pour que chacun d’eux ait les mêmes chances de réussite. Chantal

Chantal : la genèse de mon engagement vient d’un constat simple : les enfants passent 70% de leur temps en dehors de l’école ; or c’est là que se creusent les plus grandes inégalités entre ceux qui vont avoir accès à des activités extrascolaires et les autres. Ma volonté est de transformer ces temps flottants en moments éducatifs pour que chacun d’eux ait les mêmes chances de réussite. Il faut également souligner que tous les enfants ne parviennent pas à s’épanouir à l’école. Dès lors, nous avons eu l’ambition de les aider à développer leur potentiel au travers de méthodes d’apprentissage moins ordinaires : la pratique artistique et la découverte culturelle. Par ce biais, nous les amenons à développer d’autres compétences telles que l’autonomie, la coopération ou encore la confiance. Celles-ci permettent de constituer un socle favorable à tout apprentissage, scolaire ou non. C’est un cercle vertueux.

Les écoles n’apprennent pas à s’engager, agir et contribuer à la construction de la société de demain.Marie

Marie : l’éducation formelle est évidemment essentielle, car elle est l’espace d’acquisition de nos connaissances communes. Néanmoins, les écoles sont à l’image des territoires dans lesquels elles sont implantées : souvent sans aucune diversité. Elles n’apprennent pas non plus à s’engager, agir et contribuer à la construction de la société de demain. Si l’on veut voir naître des générations de citoyens engagés et solidaires, il faut intégrer à l’éducation un temps d’engagement citoyen : durant lequel les jeunes peuvent apprendre à aider les autres et prendre conscience de leur responsabilité en tant que citoyen. Il fallait que cette période soit suffisamment longue pour qu’elle ait un impact sur les jeunes et que eux aient un impact sur la société. Unis-Cité a fixé la durée idéale de ce “service volontaire” à une année au cours de laquelle les jeunes peuvent apprendre à travailler en équipe dans la multiculturalité. Cette expérience de la diversité est indispensable pour que notre société fonctionne sans séparatisme. Cette idée, expérimentée et promue par Unis-Cité depuis plus de 20 ans, aujourd’hui appelée “service civique”, est un moment privilégié qui permet aux jeunes de comprendre l’importance de l’unité dans la diversité et d’avoir conscience de leur propre rôle dans la construction de la société de demain.

De la racine, passons aux graines ; ici celles du changement systémique. Selon la vision d’Ashoka, pour transformer durablement la société, il faut renoncer à posséder son innovation et créer les conditions pour que d’autres s’en emparent. Quelle(s) stratégie(s) avez-vous adoptées pour essaimer votre idée au-delà de votre organisation ?

Marie : Dès la création d’Unis-Cité, notre vision était que le changement systémique passerait par la politique publique : pour que tous les jeunes consacrent une année de leur vie à la société, en ressortent grandis, et aient les moyens de pouvoir le faire, il fallait un cadre légal et financier. En effet, l’objectif n’a jamais été qu’Unis-Cité en tant que telle prenne en charge l’ensemble des jeunes de 16–25 ans auxquels le service civique s’adresse… Nous voulions qu’il devienne une réalité systémique, une étape incontournable du parcours éducatif des jeunes, comme l’est l’école. C’est en 2005, puis plus fortement en 2010 que cette forme nouvelle d’engagement et d’éducation par l’engagement a fait l’objet d’une loi et d’un financement public. Unis-Cité est alors passée de quelques centaines de volontaires à des milliers de jeunes enrôlés et accompagnés chaque année, et a diversifié ses activités, pour aider l’écosystème associatif et public à s’approprier ce nouveau dispositif public qu’elle avait fait naître. Les prochaines étapes ? Que les 800.000 jeunes d’une classe d’âge fassent tous un service civique…, et un service civique de qualité : intéressant, leur permettant de rencontrer des gens différents, de grandir et d’apprendre sur eux et la société… 140.000 jeunes peuvent s’engager par an aujourd’hui. On a encore du boulot…
Avec le recul, j’identifie les facteurs de réussite suivants : être convaincu par la cause que l’on défend, notre vision de société, plus que par notre projet/structure en tant que tels, et accepter d’être un simple « outil » au service de la cause ; mesurer les impacts et les faire connaître pour nourrir le plaidoyer et convaincre de la pertinence de la solution proposée ; faire réseau et créer les alliances nécessaires pour ne pas être seuls à porter notre solution. Pour donner un exemple très concret sur ce dernier point, c’est parce que nous avons fédéré de grands acteurs associatifs notamment, et des décisionnaires politiques de tous bords, que nous avons réussi à mettre en place le service civique et à le développer.

Des jeunes volontaires ©Unis-Cité

Le travail est encore long. Il reste à faire comprendre à beaucoup que le temps périscolaire est aussi important que celui passé à l’école, et que l’on apprend autant à l’intérieur de celle-ci qu’à l’extérieur. Chantal

Chantal : la formation et la fertilisation sont les deux piliers de ma stratégie d’impact. Si l’on veut qu’un système change, l’ensemble des acteurs du périmètre doit en effet être formé à de nouveaux processus. Néanmoins, le dispositif nécessite d’être fertilisé en amont, c’est-à-dire que tous les acteurs doivent être au centre du projet pour le co-construire. L’adhésion ainsi créée par cette méthode engendre des évolutions capables de transformer les modèles. Chez Môm’artre, toutes les parties prenantes de l’écosystème — l’équipe d’animation, l’équipe de direction, les services de la collectivité locale chargés de la petite enfance, etc. — travaillent ensemble pour (re)bâtir un projet commun autour du fonctionnement des centres de loisirs. En ce moment, nous sommes engagés dans une démarche de ce type à Sarcelle : nous devons la mener à son terme le mieux possible pour faire de cet exemple une preuve de réussite. Les entrepreneurs sociaux sont des laboratoires de preuves ; profitons de cette liberté. Malgré l’enthousiasme autour de notre projet, le travail est encore long. Il reste à faire comprendre à beaucoup que le temps périscolaire est aussi important que celui passé à l’école, et que l’on apprend autant à l’intérieur de celle-ci qu’à l’extérieur.

Notre objectif est d’aller au-delà de la croissance de notre organisation. Chemins d’Avenirs ne peut pas assurer l’accompagnement de 10 millions de jeunes. Nous nous devons d’actionner d’autres leviers de transformation.Salomé

Salomé : la notion d’écosystème est également au cœur de la réflexion de Chemins d’Avenirs. Nous pensons que chaque acteur représente un levier pour aider les jeunes. Dès lors, nous jouons le rôle de catalyseur d’initiatives déjà existantes : nous faisons le lien entre les jeunes et les familles, les collectivités, les associations, les entreprises et l’école. Désormais, nous souhaitons utiliser le digital pour concevoir des solutions à distance. Cette initiative devrait nous permettre d’augmenter le nombre de bénéficiaires. Néanmoins, notre objectif est d’aller au-delà de la croissance de notre organisation. En effet, Chemins d’Avenirs ne peut pas assurer l’accompagnement de 10 millions de jeunes. C’est pourquoi nous nous devons d’actionner d’autres leviers de transformation. D’abord, nous veillons à transférer nos compétences aux équipes éducatives et pédagogiques. Que ce soit les rectorats ou les professeurs, beaucoup demandent à être formés sur ces sujets-là. Ensuite, nous aimerions faire émerger un label pour créer un réseau de structures indépendantes de la nôtre avec lesquelles nous partageons des valeurs communes. Enfin, notre objectif final est d’interpeller les politiques pour que notre sujet soit traité sur le long terme et reconnu comme une priorité de société. J’estimerai avoir rempli ma mission lorsqu’une loi agira à la racine des obstacles rencontrés par les jeunes de Chemins d’Avenirs.

De nombreux entrepreneurs sociaux agissent pour que la notion d’éducation ne soit plus seulement assimilée à l’instruction. Le socle d’apprentissage transmis à l’école est plus que jamais indispensable, mais il n’est plus suffisant dans un monde en perpétuel mouvement. Nous ne sommes plus dans une société où l’on apprend une compétence, un métier ou une profession pour la vie. Selon un rapport publié en 2017 par Dell Technologies, 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore. Dès lors, la réussite se mesure par la capacité à s’adapter aux situations changeantes, et non par l’efficacité dans la répétition. Alors, comment préparons-nous les jeunes à ce nouveau terrain de jeu, qui se définit par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’hyper-connectivité ?

Depuis près de 40 ans, Ashoka accompagne les entrepreneurs sociaux qui initient ce mouvement. Dans le monde, ils sont 18% à travailler autour de l’éducation et de la jeunesse. Ils visent à donner aux jeunes les moyens de devenir des acteurs du changement. De fait, ils créent les voies leur permettant de développer les connaissances, les compétences, les attitudes et les valeurs qui sont essentielles pour oser agir et être force de transformation.

Dans un monde en mutation, veillons à ce que chaque jeune soit équipé et enclin non seulement à s’y adapter, mais aussi à créer le changement lui-même.

Propos recueillis par Sarah Pineau, Yoann Drouard et Maylis Trassard.

Qui sont les Fellows Ashoka ?

Les Fellows Ashoka cherchent à résoudre les problèmes sociaux, environnementaux ou sociétaux à la racine, pour réparer durablement les dysfonctionnements d’un système. Ils mettent tout en œuvre pour partager leur impact au-delà de leur propre organisation, et changer la norme dans leur secteur.

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