Délier les langues et relier les cultures

La rentrée semble déjà loin pour les enseignants et les éducateurs. La reprise de l’école a révélé les séquelles de plusieurs mois de confinement, pendant lesquels l’inégalité d’accès à l’éducation et à la culture n’a jamais été aussi visible. Deux entrepreneurs sociaux reviennent sur les racines de cette inégalité, et nous racontent leur engagement : valoriser toutes les cultures, pour que chaque enfant et chaque famille se sente reconnu(e) dans sa capacité d’apprendre, mais aussi de transmettre.

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©Bibliothèques Sans Frontières

Anna Stevanato a créé Dulala (D’Une Langue A L’Autre) pour transformer les regards sur le multilinguisme à l’école. Jérémy Lachal est le directeur général de Bibliothèques Sans Frontières (BSF), qui donne accès à la connaissance aux populations qui en sont le plus éloignées, notamment les personnes réfugiées. Indignés par les inégalités éducatives et culturelles qui se créent dès la petite enfance, Anna Stevanato et Jérémy Lachal redéfinissent les contours de la culture, des cultures. Pour que la diversité culturelle devienne une richesse aux yeux de tous, ils partagent leurs innovations avec les grands acteurs de l’éducation et de l’humanitaire.

Visites virtuelles, « art challenge », jeux en ligne… La culture s’est-elle démocratisée grâce au confinement ?

Jérémy Lachal : La culture est fondamentalement démocratique, car elle est produite par les gens. Quant aux savoirs culturels, qui sont produits par les musées, les institutions, les acteurs culturels, ils sont habituellement soumis aux contraintes de leurs modèles économiques. Avec la crise, ces savoirs ont été désenclavés mais ont avant tout profité à ceux qui pouvaient se connecter à internet et aux réseaux sociaux. Les « bulles » culturelles habituelles se sont reproduites. Nous l’avons constaté à notre échelle : 400 000 personnes se sont appuyées sur nos Facebook Live pour accompagner leurs enfants pendant le confinement, mais les publics les plus fragiles n’y ont pas forcément eu accès. Pour assurer la continuité pédagogique des enfants réfugiés, le tutorat a joué un rôle essentiel.

En matière de culture, il faut bien faire la distinction entre accessibilité et accès. Avoir l’opportunité d’écouter la Philharmonie de Paris ou de regarder Arte plus facilement grâce à la gratuité expérimentée pendant le confinement, c’est avoir accès à la culture, et c’est formidable. Pour notre part, nous travaillons surtout à l’accessibilité de cette culture, c’est-à-dire la capacité d’y accéder. Celle-ci peut être empêchée par des barrières physiques mais aussi symboliques ou psychologiques.

« En matière de culture, il faut bien faire la distinction entre accessibilité et accès. Les barrières symboliques et psychologiques s’ajoutent aux barrières physiques. » Jérémy Lachal

Anna Stevanato : Il y a effectivement une fracture entre ceux qui peuvent accéder à l’information et les autres. Si beaucoup de familles ont été en détresse pendant la crise, quelle que soit leur origine culturelle, les familles d’origine étrangère ont dû faire face, en plus, à des difficultés d’accessibilité linguistique. Une communication plurilingue s’est révélée essentielle pour que toutes les personnes vivant en France, puissent avoir accès aux informations quel que soit leur niveau de maîtrise de la langue. C’est la raison pour laquelle Dulala a diffusé, pendant la crise sanitaire, des supports d’informations traduits dans plus de 20 langues ainsi que des activités pédagogiques en plusieurs langues également pour aider les parents et les enfants pendant cette période.

Que faut-il changer dans le système éducatif et culturel pour que chacun puisse grandir et se développer ?

Jérémy : L’accès à l’éducation de base et à des ressources culturelles est inégal dès la naissance. L’association « 1001mots » a montré qu’à l’entrée à l’école maternelle, les enfants issus de familles précaires ont en moyenne deux fois moins de vocabulaire que les enfants issus de familles aisées. C’est un écart énorme qui conditionne, dès la petite enfance, le parcours scolaire et en conséquence le parcours de vie. Les réalités sociales et éducatives s’entrechoquent. Les réponses doivent donc être holistiques et intergénérationnelles : l’accès à la connaissance se joue à tous les âges de la vie, et touche des domaines variés, comme la santé ou la vie professionnelle. Des familles bien informées sur les possibilités d’orientation pourront aider leurs enfants à avoir une vie meilleure. BSF donne accès à la connaissance à tous les âges pour remédier aux inégalités sociales, culturelles et éducatives qui conditionnent une vie dès la petite enfance.

« Le fond du problème, c’est de développer l’accessibilité à l’information et à la culture, car la connaissance permet de prendre des décisions éclairées. »
Jérémy Lachal

Anna : Il y a plusieurs problèmes de fond à régler. D’une part, la discrimination vis-à-vis des langues maternelles. Certaines sont soutenues, valorisées, reconnues, tandis que d’autres, souvent issues de migrations économiques, sont ignorées. Pour certains enfants, la langue maternelle ne franchit pas les grilles de la crèche ou de l’école alors qu’elle est celle autour de laquelle le langage se construit. Priver un enfant de cette langue revient à le priver d’outils de construction linguistique cognitifs, affectifs et identitaires.

D’autre part, il y a la question de l’entrée dans le langage. Il existe beaucoup d’idées reçues sur le bilinguisme : retards du langage, confusion entre les langues…. Or toute la littérature scientifique prouve que c’est un atout pour la réussite scolaire. Un enfant a besoin de s’appuyer sur la langue avec laquelle il est entré dans le monde pour construire son langage. Le sujet n’est pas d’enseigner toutes les langues à l’école — ce serait impossible — mais d’instaurer une culture de l’hospitalité langagière.

« Beaucoup d’enfants arrivent à l’école avec un bagage familial et une langue qui ne sont pas considérés. Dulala prône l’hospitalité langagière. Nous outillons les parents et les enseignants pour que chacun change de regard sur la langue de l’Autre. » Anna Stevanato

Depuis 10 ans, Dulala agit pour transformer le regard des acteurs éducatifs et de l’ensemble de la société sur les langues et les cultures, afin que les enfants et leurs familles ne soient plus perçus comme déficitaires, mais comme des individus plurilingues, porteurs de connaissances profitables à tous. Les enfants monolingues sont aussi appelés à s’ouvrir aux langues. C’est un défi éducatif majeur pour leur permettre de s’épanouir dans un monde multiculturel.

« Il y a des bilinguismes visibles et d’autres contrariés, alors que parler sa langue maternelle est un cadeau, quelle que soit son origine. » Anna Stevanato

Quelle est la clé pour rendre chaque enfant fier de son identité, et respectueux de celle des autres ?

Anna : Reconnaître l’enfant dans son identité plurielle, faire une place aux langues et cultures familiales à l’école sans stigmatiser ou folkloriser, c’est permettre aux enfants de développer leur potentiel et les aider à construire une identité heureuse et harmonieuse. C’est créer des ponts entre les acteurs et les espaces éducatifs, limiter les écarts et les conflits de loyauté pour l’enfant. Concrètement, c’est légitimer la possibilité pour les enfants de se construire avec toutes leurs langues et leurs appartenances. Sachant que l’identité ne se compartimente pas, c’est un tout qui n’est pas figé, en perpétuelle mutation, et elle peut fonctionner de façon additive — « je suis français et … » — et non pas soustractive.

Jérémy : Cette notion d’acceptation de la diversité naît parce que l’on commence à s’intéresser à l’autre. Nous faisons actuellement face à un paradoxe : plus il y a de savoirs, plus il y a de repli sur soi. Pourtant, le processus d’apprentissage est celui de la confrontation à une altérité. L’éducation construit l’esprit critique, la capacité à réfléchir, à débattre, à dialoguer de façon construite, sans s’invectiver… La construction de l’identité et l’acceptation de la diversité naissent à travers l’altérité. La bibliothèque est un lieu où l’on se confronte à cette altérité et où se crée du collectif. Dans nos sociétés, et même dans nos métiers, on aime catégoriser les populations. « Enfant des rues », « réfugié », alors qu’en réalité les femmes et les hommes se définissent de façon multiple : par leur métier, leur religion, ou bien encore leur appartenance sexuelle ou culturelle. On enferme les identités dans des cases. Ouvrir des fenêtres sur le monde, c’est la première vertu de notre action. On arrête de dépersonnaliser les gens. On leur demande ce qui les intéresse. On ne les étiquette pas.

Dans nos sociétés individualistes, on débat beaucoup de la nécessité de créer une identité collective. Intégrer les gens dans une unité qui les dépasse. Or pour beaucoup de personnes extrêmement vulnérables, il faut impérativement accorder de la reconnaissance à chaque individu, dans sa singularité. Sortir d’un tout et reconnaître l’identité individuelle, c’est ce qui redonne l’autonomie et la capacité d’agir. Et pour les apatrides, la reconquête de l’identité commence par donner une identité légale.

« L’identité de chacun se construit à la fois dans l’altérité et dans la reconnaissance de son individualité, surtout pour les populations vulnérables. » Jérémy Lachal

Comment faire pour transformer les regards et favoriser plus de tolérance et d’ouverture aux autres ?

Jérémy : C’est une chimère dans le monde numérique dans lequel on vit, mais il faut recréer des lieux physiques où les gens se rencontrent. Plus on est éloigné physiquement de l’altérité, plus on la craint. Lorsqu’un centre de demandeurs d’asile a été installé dans le 16ème arrondissement de Paris, il y a eu des contestations très fortes. Le centre a été partiellement incendié. Aujourd’hui, c’est plutôt l’indifférence qui prévaut. On peut espérer que dans quelques années, parce que les enfants sont ensemble à l’école, le mélange sera devenu complètement naturel. Ce type de processus d’intégration et de dialogue peut être accéléré. On observe partout à quel point les bibliothèques peuvent jouer un rôle exceptionnel pour cela.

Anna : Pour faire changer les regards, il faut intervenir dans les parcours de formation initiale et continue des professionnels de l’éducation pour échanger avec eux sur leurs représentations. Plus d’ouverture passe aussi par la vulgarisation des travaux de recherche sur ce sujet et leur diffusion.

Photo©Rosa Park

Quelle action a permis de faire durablement bouger les lignes ?

Anna : Le concours de création d’histoires multilingues avec la technique narrative japonaise du Kamishibai créé en 2015 a marqué un tournant : destiné aux acteurs éducatifs, il vise à révéler les capacités linguistiques des enfants. Plus de 16 000 enfants ont été directement impactés. Un réseau de porteurs de projets très variés l’organise dans différents territoires, y compris à l’étranger. A travers cette idée, nous avons réussi à créer une communauté d’acteurs qui œuvre pour « normaliser » la diversité.

« Dulala a créé un réseau d’acteurs engagés pour l’éducation inclusive à travers un concours d’histoires multilingues. » Anna Stevanato

Jérémy : L’ « Ideas Box » est une médiathèque en kit qui propose des contenus éducatifs et culturels aux 4 coins du monde, là où les bibliothèques ne sont pas présentes. Elle permet aux individus d’imaginer les réponses aux défis auxquels ils font face. C’est un produit standardisé dans sa forme et très localisé dans sa mise en œuvre, car le contenu est défini par les opérateurs locaux, avec les usagers. Nous tenons à l’idée de « faire avec », et non « faire pour ». C’est ce qui favorise son appropriation par les usagers. Il y a 150 Ideas Box dans le monde aujourd’hui, et chacune d’entre elles est unique. Une Ideas Box a été installée à Calais dans les gymnases et au pied des tours car ce sont les lieux familiers des populations. Tandis qu’en Colombie, l’Ideas Box est un lieu de paix qui fait se rencontrer des villageois et des anciens combattants FARC.

« Conçues au plus proche des territoires, nos Ideas Box créent des liens entre des populations qui ne se parlaient pas. » Jérémy Lachal

Ashoka vous a sélectionné pour votre vision systémique. Au-delà de la croissance de votre organisation, quelles stratégies adoptez-vous pour partager votre innovation avec le plus grand nombre ?

Jérémy : Pour changer d’échelle, BSF met à disposition son expertise en open source et la transfère aux grands acteurs de l’humanitaire. Par exemple, les activités et les contenus que nous développons autour de la citoyenneté numérique sont totalement ouverts et gratuits et nous formons des animateurs et des aidants numériques à leur utilisation. La dissémination de nos approches doit se faire à travers les acteurs de terrain pour accélérer notre impact. C’est pourquoi BSF se transforme en une plateforme de services. Sur les terrains humanitaires, nous travaillons en complémentarité avec les ONG expertes de l’aide d’urgence, qui savent combien l’accès à la connaissance est clé pour briser les chaînes de la pauvreté.

« Pour changer d’échelle, BSF met à disposition son expertise en open source et la transfère aux acteurs de l’humanitaire. La dissémination de l’impact doit se faire à travers les acteurs de terrain. » Jérémy Lachal

Anna : Dulala doit rester un laboratoire d’expérimentation et de réflexion, proposant ses contenus en open source. Pour gagner en impact, Dulala s’allie avec tous les acteurs de son écosystème : les institutions, les acteurs de l’éducation populaire, les associations… Il faut « polliniser » pour multiplier l’impact. Concrètement, Dulala crée un réseau de formateurs et d’ambassadeurs en France qui peuvent à leur tour transmettre à d’autres.

« Dulala doit rester un laboratoire. Nous favorisons l’essaimage et les alliances avec tous les acteurs éducatifs pour élargir notre impact. » Anna Stevanato

Quelles sont les ressources que vous puisez en vous pour persévérer dans vos combats ?

Anna : Mon énergie et ma passion me viennent de la petite enfance : j’ai été élevée en Vénétie par mes grands-parents qui m’ont parlé en vénitien. Cette langue était mal vue et j’ai intériorisé très tôt ses représentations négatives. J’ai eu honte de mes grands-parents, puis honte d’avoir honte. Cette expérience fondatrice m’a donné une sacrée dose d’indignation. Aujourd’hui, l’impact des actions de Dulala me donne la force de continuer.

Jérémy : Les raisons de s’indigner ne manquent malheureusement pas et boostent mon engagement. Sur le terrain, je vois l’impact de nos actions mais surtout l’énergie de nos partenaires : ce sont eux les héros qui font rêver les enfants et redonnent des raisons d’espérer à leurs familles. La chance que j’ai de les côtoyer me donne l’énergie d’aller toujours plus loin.

Quel conseil aimeriez vous transmettre à celles et ceux qui veulent transformer nos systèmes ?

Jérémy : « Avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Se dire que c’est possible et oser se tromper, tout en respectant le principe fondamental de l’humanitaire : « do no harm » (ndlr : « agir sans nuire »). Lorsque la première Ideas Box a été lancée pour des réfugiés congolais au Burundi, BSF a décidé de laisser les populations en définir l’usage. C’était nouveau et perturbant, on ne savait pas exactement les impacts qu’on allait pouvoir mesurer. Deux mois plus tard, des émeutes ont éclaté dans le camp lors d’une distribution alimentaire : une chaîne humaine s’est formée autour de l’Ideas Box pour la protéger.

Anna : S’appuyer sur l’intelligence collective permet d’aller plus loin dans ses idées. On dit qu’il faut tout un village pour élever des enfants. C’est pareil pour les bons projets ; il faut les porter collectivement pour qu’ils puissent bien fonctionner et s’inscrire dans la durée. Pour cela, il faut bien choisir ses compagnons de route et accepter de prendre parfois des chemins de traverse. Et un deuxième conseil (que j’essaie de mettre en pratique sans vraiment y parvenir) serait de préserver du temps pour soi, savoir couper. Un tel projet de vie peut être envahissant.

Quel est votre prochain pas pour accélérer le changement ?

Anna : Dulala lance lexilala.org, une pla teforme pour faciliter la communication entre les enseignants et les parents dont la langue maternelle n’est pas le français. Ce site propose une liste de plus de 260 mots et expressions d’usage fréquent en contexte scolaire, traduits et illustrés dans une sélection des langues les plus parlées ou comprises par les personnes vivant en France. A partir de septembre, cette plateforme, lancée pendant le confinement, sera enrichie de supports audio et s’ouvrira à d’autres acteurs éducatifs (professionnels de la petite enfance, travailleurs sociaux, professionnels de la santé…).

Jérémy : Nous lançons un spin off de Bibliothèques Sans Frontières. Kajou est une entreprise sociale dont l’objet est de distribuer du contenu multimédia aux populations peu connectées à internet, soit 50% de la population mondiale, à l’aide de cartes SD qui transforment le téléphone en une bibliothèque de contenus offline. On démarre en Afrique de l’Ouest.

Pour finir, quels seraient vos conseils aux familles pour accompagner au mieux leurs enfants dans le contexte actuel ?

Jérémy : C’est difficile pour les parents de s’y retrouver parmi toutes les ressources disponibles. Pour ceux qui ont la chance d’avoir accès à internet, consultez la Khan Academy pour trouver des ressources éducatives gratuites et de qualité.

Anna : Faire comme on peut et déculpabiliser ! Il y a trop d’anxiété autour des enjeux éducatifs et culturels. Quels que soient les moyens dont on dispose, le plus important est de transmettre aux enfants la curiosité et l’envie d’apprendre des autres. Chacun a tant à partager !

Propos recueillis par Christelle Teneveau et Maylis Trassard.

Qui sont les Fellows Ashoka ?

Les Fellows Ashoka cherchent à résoudre les problèmes sociaux, environnementaux ou sociétaux à la racine, pour réparer durablement les dysfonctionnements d’un système. Ils mettent tout en œuvre pour partager leur impact au-delà de leur propre organisation, et changer la norme dans leur secteur.

Anna Stevanato a créé Dulala, une association qui vise à favoriser l’inclusion et l’apprentissage pour tous les enfants en proposant des formations pour adapter l’éducation au bilinguisme et plurilinguisme.

Jérémy Lachal est le cofondateur et directeur général de Bibliothèques Sans Frontières, qui développe des solutions innovantes pour déployer des bibliothèques dans les endroits où elles sont absentes, afin de permettre un accès à la connaissance et à l’éducation pour tous.

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