Reza, conteur de paix

Annabelle Baudin
Tous Acteurs de Changement
7 min readNov 3, 2016

Quand Reza vous donne rendez-vous, c’est dans son agence Webistan à Paris. Un atelier débordant de photos du monde entier et de numéros de National Geographic. Bien que le photojournaliste passe son temps dans les pays en guerre, ses travaux sont fascinants. Reza possède le talent de capturer le moindre fragment de lumière dans les situations de détresse les plus extrêmes, et de le sublimer. S’il existait dans les librairies un rayon photographes qui sauvent, Reza en ferait partie. Rencontre avec un homme qui vise juste !

Alors le monde changera …

Depuis plus de 35 ans, Reza transmet partout dans le monde de vraies compétences professionnelles à celles et ceux qui ont tout perdu. Lorsque je le questionne sur le sens de sa démarche, le souvenir de son Iran natal affleure. Reza me raconte qu’il a grandi bercé par des contes persans qui ont nourri son imaginaire et l’ont façonné. Le photographe se meut alors à son tour en conteur et relate cette histoire.

« Un jour, me dit-il, un vieil homme, courbé sur la terre, plantait un frêle plant de noyer. Concentré sur son travail, il n’avait pas remarqué que des jeunes gens l’observaient, l’air moqueur. L’un d’entre eux l’interpella. “Eh, l’ancien, que fais-tu ainsi à planter un noyer ? Tu ne seras plus là pour voir et manger les noix qui chargeront les branches de ton arbre ! ” L’ancien se redressa. D’une voix chancelante il répondit : “ Mes enfants, si un ancien comme moi n’avait pas planté de noyers quand je n’étais pas encore né, je n’aurais jamais pu me régaler toute ma vie durant des noix de son arbre. Je plante pour les futures générations.” »

Reza me révèle que ce conte persan motive la moindre de ses actions depuis toujours. « Si nous apprenons aux enfants à planter aujourd’hui ce que d’autres récolteront demain, ajoute-t-il, alors le monde changera. »

Innocence — Afghanistan — 2004 Enfance à Tora Bora.

Arrêter le cycle infernal de la violence

Issu d’une famille d’enseignants, Reza a hérité du goût inoxydable de la transmission. « J’utilise l’alphabet universel de la photographie pour transmettre. À travers mes photos, j’appelle sans relâche et au-delà des frontières, au questionnement et aux échanges sur l’essentiel. Il me semble que les méthodes d’apprentissage sont encore trop abstraites. Nous avons besoin de conteurs.»

Et c’est bien l’âme du conteur qui émane du mystère de ses images. Car les photos de Reza racontent avant tout des histoires ; des histoires de sourires derrière les larmes et de beauté derrière la tragédie.

Si l’artiste est souvent présenté comme l’homme qui reconstruit la société civile dans les pays sortant de conflits, c’est parce qu’il accompagne les jeunes du monde à devenir acteurs de leur propre vie. Témoin universel de son temps, son engagement pour l’humain relève d’un choix politique. La neutralité en serait un autre, celui du laisser-faire.

Au-delà des images, Reza contribue à panser les blessures qu’il nomme « invisibles, » en particulier celles des enfants, des jeunes et des femmes. Reza est formel, si l’aide humanitaire traditionnelle repose sur la reconstruction du visible, c’est à dire de la santé physique et du matériel, « qui s’occupe des destructions invisibles, de tous les traumatismes qui plantent les germes des conflits suivants ? Il sera toujours impossible de parler de paix tant que nous n’aurons pas réglé le problème du traumatisme. Un jour, ces enfants chercheront un fusil pour se venger.»

Pour Reza, l’urgence est d’arrêter le cycle infernal de la violence. « Il faut rencontrer ces âmes blessées pour prendre conscience du poids que la guerre fait peser sur leurs âmes. Lorsque vous perdez vos frères, vos enfants, votre maison, que vous vous retrouvez mutilé pour des raisons qui vous dépassent, que vous reste-t-il d’humanité ? »

Si nous ne formons pas ces jeunes, Daesh le fera.

Et c’est bien raviver cette lueur d’humanité qui préoccupe Reza. Face aux situations de fuite ou d’exil, il milite pour une nouvelle forme d’aide humanitaire dont le rôle serait de s’occuper du traumatisme. « Connaissez-vous la phrase selon laquelle il vaut mieux apprendre à pêcher que donner du poisson ? Il m’apparaît comme une évidence de la mettre en œuvre, insiste-il, si nous ne formons pas ces jeunes, Daesh le fera. »

C’est l’une des raisons pour laquelle il a fondé l’ONG Aina, qui signifie « miroir » en persan. Tel un miroir tendu vers les peuples en quête d’une identité perdue au fil des guerres ou des crises, l’ONG œuvre pour l’émergence d’une société civile, afin de favoriser la démocratie et de développer la culture de la paix, en Afghanistan. Pour atteindre ces objectifs et panser les plaies invisibles de la souffrance, Aina, qui est devenue autonome, s’appuie sur la transmission de savoirs. « Celui à qui on n’offre pas d’outils intellectuels et culturels retournera à son unique référence, affirme Reza. La culture de la violence engendre la violence. »

Kurdistan Irakien, camp de Kawergosk, 2014

Former au langage de l’image

Fort de cette première expérience humanitaire, c’est aujourd’hui l’association Les Ateliers Reza qui, au cœur de camps de réfugiés au Moyen Orient comme dans les quartiers stigmatisés d’Europe, enseigne le langage de l’image afin que les jeunes ne soient plus les spectateurs impuissants de ce qu’ils subissent, mais de véritables reporters. « Qui de mieux pour les aider qu’eux-mêmes ? Poursuit Reza. Ils peuvent devenir les grands témoins de l’Histoire et leurs témoignages doivent essaimer dans le monde pour que ces situations infernales cessent.»

L’appareil photo se fait alors le narrateur du vivant. Il devient l’outil du salut qui permet de sortir du désœuvrement des camps. Il redonne du sens à un quotidien désormais affranchi des clichés véhiculés dans les médias. « En quelques années, en Afghanistan, nous avons formé un millier d’Afghans qui sont maintenant des défenseurs de la liberté d’expression et qui disposent d’outils pour s’exprimer. À travers nos publications, nos émissions de radio ou nos documentaires, nous avons aussi touché des centaines de milliers d’enfants et d’adultes. Cela représente une véritable armée au service de la liberté. »

Reza me raconte qu’un jour, alors qu’il travaillait dans une province Afghane, il a entendu des rires d’enfants. Il a aperçu alors un garçon sortant de l’école qui tenait une plante dans ses mains. Il avait pris soin d’elle et une frêle pousse avait germé de la terre. Pendant qu’il prenait l’enfant en photo, il lui demanda ce qu’il allait faire de cette plante. « L’enfant me répondit : “Je vais en faire un arbre.”» Aina est à l’image de cette pousse : « J’espère qu’elle deviendra un grand arbre de culture et de paix dans tous les endroits où la liberté d’expression demeure fragile. Car si l’homme est capable du pire, il est aussi capable du meilleur, » commente-t-il mue par une foi inébranlable dans la bonté humaine.

Aina Boy — Afghanistan. 1990.

Pour pardonner, il faut être plus fort que l’autre

Une foi que les années de prison et de torture en Iran n’ont pu altérer. Car son engagement en photographie n’est pas né d’un simple désir artistique, mais d’une indomptable volonté de témoigner.

Ses images lui ont valu d’être arrêté à l’âge de 16 ans, emprisonné et torturé, puis contraint à l’exil en 1981. « Le Shah montrait dans les médias un Iran toujours prospère. Moi, je photographiais en cachette des scènes de misère quotidienne et je les collais sur les grilles de l’université. »

Pour fuir la torture, il utilise la puissance de l’imaginaire. « Je me souviens que j’avais fabriqué un jeu d’échec avec des morceaux de mie de pain, et je me récitais sans cesse des poèmes. »

Aujourd’hui encore, il reconnait que la poésie est son seul remède, « Vous devriez lire les poèmes de Rûmî, c’est merveilleux ! » Je lui demande alors si nous pouvons tout pardonner. Reza marque un temps d’arrêt. Il m’explique que dans le pardon, il y a une énergie qui nous transcende. « Beaucoup plus puissante que la vengeance. Mais pour pardonner, il faut être plus fort que l’autre. » Longtemps après la chute du Shah, Reza reverra son bourreau. « Il était condamné à mort. J’ai pardonné au moment où j’ai réalisé que cet homme était en réalité une victime. »

Reza témoigne que ses voyages lui ont permis de comprendre à quel point nous sommes tous liés les uns aux autres. « Nous devons absolument comprendre que tout est lien. Les frontières sont absurdes car quoi qu’il arrive nous formons une seule et unique entité sur la Terre. Si une partie de l’humanité souffre, une autre ressent cette douleur et souffrira alors à son tour, même si ce n’est pas immédiatement visible. »

Au fil de notre échange, Reza se révèle bouleversant d’humanité. J’aimerais encore pouvoir écouter l’immense poésie de ses mots et profiter de sa présence qui nous plonge instantanément dans un océan de quiétude. Mais il est temps de quitter Webistan. Avant de partir, il me demandera de retenir cette phrase. « Si vous devez transmettre quelque chose, conclut-il, c’est ‘’ouvrez votre cœur pour voir l’essentiel !’’»

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