Dominique Bourg: “La sobriété, c’est redécouvrir le sens des limites.”

Damien Detcherry
Atterrissage
Published in
6 min readSep 6, 2017
Dominique Bourg

Dominique Bourg est philosophe, professeur à l’université de Lausanne. Auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie, il est également vice-président de la fondation Nicolas Hulot et l’un des pères de la charte sur l’environnement.

De passage à Paris, j’ai souhaité le rencontrer afin d’échanger sur sa vision d’une économie authentiquement durable. Pour y parvenir, il a notamment évoqué la nécessité de redécouvrir certaines valeurs oubliées par notre culture moderne.

Pensez-vous que les gens veulent changer de modèle ?

Récemment j’étais invité par “Entreprises pour l’environnement”, un groupement d’entreprises du CAC 40. L’intervenante juste après moi avait passé toute sa vie à organiser des “focus groups” pour susciter de nouveaux achats chez les consommateurs.

Elle racontait que désormais ça ne marchait plus.

Les gens continuent à consommer mais il n’y a plus du tout de créneau consumériste. Ils savent très bien que ça ne les rend pas heureux et que le système qui continue à produire ces nouveaux objets les dessert.

Ce serait dû à quoi d’après vous ?

Je vous invite pour cela à lire le dernier livre de l’économiste Eloi Laurent Notre bonne fortune: Repenser la prospérité. Ce qu’il montre c’est que depuis 40 ans, les 3 fruits de la croissance s’inversent: création d’emplois, réduction des inégalités, bien-être.

Depuis une trentaine d’années, les créations nettes d’emplois en France sont négatives. Aux Etats-Unis, on est revenu aux niveaux d’inégalités qu’il y avait en 1920. Enfin, depuis les années 70, Richard Easterlin a mis en évidence le fait que la croissance n’apportait plus d’amélioration du sentiment de bien-être pour des sociétés comme les nôtres qui ont franchi un certain seuil de richesse.

Donc pas d’emploi, pas de bien-être, des inégalités et tout ça pour foncer dans un mur qui se rapproche.

Voilà un constat susceptible de faire basculer les gens. Par quel autre modèle souhaitez-vous le remplacer ?

La vision que nous défendons avec mon collègue Christian Arnsperger, c’est une économie perma-circulaire. L’idée c’est d’arriver, après une décroissance de nos flux de matières, à une empreinte écologique globale d’une planète.

Une fois cet objectif atteint, on entre dans une économie stationnaire telle que l’entrevoyait au XIXème siècle l’économiste John Stuart Mill ou plus récemment Heman Daly.

On n’extrait alors plus de matières non-renouvelables. Au contraire, on régénère les sols et la production est essentiellement basée sur le recyclage ou sur les matériaux “biosourcés” à base de ressources renouvelables.

Est-ce la même chose que l’économie circulaire ?

Comme beaucoup de ces termes qui sont liés à l’environnement, ils ont une surface lexicale très élastique.

Pour la fondation Ellen MacArthur ou l’ADEME, l’économie circulaire est une approche avant tout micro-économique. Centrée sur les entreprises, les sites, les techniques de production, elle appelle à intégrer les notions de recyclage ou d’éco-conception dans le but d’économiser des ressources à l’unité produite.

Au final, il s’agit simplement de logiques de réduction de coût, de gains de productivité que les industries pratiquent depuis 2 siècles afin justement d’être capable de faire croitre leur production totale. On est donc très loin d’une approche macro-économique globale visant à réduire notre empreinte écologique globale sur la planète.

Intuitivement, ça semble plutôt aller dans le bon sens pourtant ?

Les instruments ne sont pas inintéressants mais à condition qu’ils s’inscrivent dans une logique qui change. Or ce n’est pas le cas.

François Grosse, ancien cadre chez Veolia, a notamment montré que, pour que le recyclage rende une économie authentiquement circulaire, il était indispensable de faire baisser le taux de croissance. Or, les flux physiques liées aux activités extractives croissent actuellement plus vite que le PIB mondial.

L’acier est par exemple le matériau le plus recyclé au monde. Son taux de recyclage est de 62% et sa durée de séjour moyenne dans l’économie de 17 ans. Or la demande en acier croit de 3.5% par an. Dans ces conditions, la quantité d’acier datant des années 2000 qu’on recycle en 2017 ne couvre qu’un tiers des besoins de l’année. En parallèle, il faut extraire deux autres tiers pour continuer à faire tourner la méga-machine économique.

Comme vous le voyez, on est donc très loin d’une économie circulaire.

Une économie perma-circulaire est donc exclusivement basée sur les ressources renouvelables ?

Principalement.

Pour les non-renouvelables, on puisera dans un nouveau type de stock: les villes. Avec la très probable décroissance démographique qui accompagnera la baisse des flux de matières, les villes seront devenues de véritables mines à ciel ouvert.

Et surtout, on les remplacera par des procédés mettant en oeuvre des matériaux “biosourcés”.

Pourra-t-on vraiment remplacer les matériaux actuels par du “biosourcé”?

Oui, il y a plein d’initiatives et de technologies très étonnantes. Cela explose de partout.

Je vous renvoie au prochain livre d’Isabelle Delannoy: Une économie symbiotique : 50 ans d’innovations ont-ils accouché d’une nouvelle économie ?

Elle y recense tout ce qui est possible aujourd’hui. Pas simplement en termes de “biosourcing” mais aussi en termes de modèle économique alternatif. La modularité, le bio-mimétisme, le refus des hiérarchies, l’innovation distribuée, …etc.

Si on les emboite, on a une nouvelle logique économique.

Pour vous, ce changement n’est donc pas synonyme d’un retour aux sociétés agricoles d’autrefois ?

Je ne crois pas du tout au fait qu’on revienne aux structures traditionnelles où seulement 10 à 20% de la population arrivait à s’extraire des tâches agricoles.

D’une part, les techniques en agro-écologie ont énormément progressé. Vous prenez une ferme comme le Bec-Hellouin où tout est pourtant est manuel. Ils obtiennent une productivité à l’hectare excellente en jouant simplement avec la nature, c’est à dire avec la complémentarité des espèces.

D’autre part, on pourra maintenir une certaine forme de mécanisation. Produire et consommer localement du Diester (ndlr: biocarburant contenant exclusivement des huiles végétales) dans son tracteur, c’est pertinent d’un point de vue écologique comme économique. Cela accapare une partie des sols mais pas davantage que pour nourrir les chevaux de labour d’autrefois.

Donc non, on ne revient pas au passé même si on entre dans une perspective de sobriété.

Justement, un de vos ouvrages pour la fondation Nicolas Hulot s’intitule “Vers une société sobre et désirable”. Est-ce que cela ne sous-entendrait pas qu’une société sobre n’est pas désirable ?

Sobriété vient de “Sophrosyne” chez les Grecs. Ce n’est pas du tout l’ascèse, cela ne veut pas dire “qu’on se bouffe les doigts”. La sobriété c’est le rejet de “l’Hubris, le dépassement des limites.

Les Grecs n’ont en effet pas l’idée d’un infini positif, en particulier, un philosophe comme Aristote qui distinguait l’échange économique de l’échange chrématistique.

L’échange économique c’est je suis boulanger, vous êtes cordonnier. On s’échange des baguettes contre des chaussures mais je n’ai pas besoin d’une infinité de chaussures comme vous n’avez pas besoin d’une infinité de baguettes. Si vous en mangez trop, vous allez d’ailleurs tomber malade.

La limite est donc inscrite au coeur de notre physiologie.

A l’inverse, avec l’échange chrématistique, on échange un bien pour acquérir de la monnaie. Or ici, il n’y a aucune limite. On peut en accumuler autant qu’on veut. Pour Aristote, ce n’est pas naturel car dans la nature, tout a une limite. C’est d’ailleurs la limite, les contours qui font d’un être ce qu’il est. L’échange chrématistique est donc une activité dangereuse pour la société. Malheureusement nous autres Modernes, en avons fait la norme.

La culture moderne a consisté à dire que toutes les limites étaient faites pour être dépassées.

Connaitre les lois de la physique pour aménager le monde selon nos désirs. Le sport devient le dépassement indéfini des limites du corps. L’art devient la destruction permanente des canons esthétiques… etc. C’est cette culture moderne qui nous a menés là où nous sommes.

Dans ce cadre, la sobriété c’est redécouvrir le sens des limites. Tous les exercices spirituels consistent à réduire certaines choses pour en augmenter d’autres. Il n’y a pas de vertu infinie.

Quels sont les outils qui permettraient de réaliser cette transition vers la sobriété ?

Les leviers pour amorcer la transition ne manquent pas. On cite généralement le basculement de la fiscalité sur les ressources non renouvelables ou le retour à la création monétaire publique.

Une collègue, Sophie Swaton, a récemment développé l’idée d’un revenu de transition écologique. A l’inverse d’une allocation universelle qui organiserait le chômage à grande échelle, ce revenu serait conditionnée à une activité participant à la durabilité de demain (agro-écologie, biosourcé, …etc).

Grâce à ce complément pécuniaire, vous développez une foule de secteurs qui ne sont pas actuellement viables sur le plan économique.

Tout peut aller très vite.

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