Hélène Le Téno — Passer à une comptabilité en triple-capital

Damien Detcherry
Atterrissage
Published in
10 min readJun 26, 2018

Avec la directrice du pôle “Transition écologique” du groupe SOS, nous imaginons comment refonder le capitalisme grâce à la comptabilité.

Se repérer dans l’épisode

  • (02:39) Qu’est ce que la comptabilité en triple-capital ?
  • (05:29) Les 3 capitaux ne sont plus substituables
  • (08:34) Ce qu’elle doit remplacer: la notion de “Triple Bottom Line
  • (10:18) Où s’arrête le périmètre du capital naturel ?
  • (13:52) Quelle gouvernance pour les “communs” ?
  • (29:39) Comment Hélène en est venue à s’intéresser à la comptabilité
  • (32:32) Quels financements pour rémunérer les services écosystémiques ?
  • (39:03) Sur la difficulté à expérimenter et à coopérer
  • (44:56) Pourquoi si peu de lobbying à propos des externalités négatives ?
  • (51:11) Comment identifier les seuils à ne pas dépasser en agriculture ?

Références citées

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Extraits

  • La comptabilité en triple-capital, c’est à peu près la même chose que la révolution copernicienne.
  • Pendant longtemps on a pensé que la terre était plate et puis on a fini par être tous d’accord sur le fait que Terre est ronde.
  • Pour l’instant, on a toujours enregistré en comptabilité le capital financier (pour une ferme: les bâtiments, les tracteurs, …etc) et on a complètement oublié que cette sphère ne peut fonctionner que si son capital naturel est en bon état (par exemple un sol vivant) et maintenu grâce à des efforts, des dépenses, des ré-investissements.
  • La comptabilité en triple-capital, c’est dire: “il y a 3 capitaux qui se déprécient”. Pour bien fonctionner, une entreprise doit investir pour maintenir ces 3 capitaux dans un état satisfaisant.
  • Dit autrement: une entreprise n’est pas durable si elle ne fait pas de dépenses de maintien des 3 capitaux.
  • Cette transformation de la vision de la comptabilité, on la doit à un professeur en France qui s’appelle Jacques Richard.
  • Pour lui, même si la comptabilité a l’air d’une discipline très technique voire rébarbative, en réalité, c’est un choix politique structurant.
  • La comptabilité, c’est la définition du référentiel de base qui sous-tend toute la vie économique, notamment ce qu’on entend derrière la notion de “profit”.
  • Aujourd’hui, 99% des entreprises servent des dividendes fictifs à leurs actionnaires. En effet, elles dégagent un profit financier qui est fondée sur la destruction du capital naturel et social.
  • Même si elle peut étonner au début, cette nouvelle approche de la comptabilité est tout à fait réaliste puisqu’en fait, elle utilise exactement les mêmes principes comptables que ceux utilisés depuis le 17ème siècle.
  • On fait appel à la comptabilité en partie double et au principe d’amortissement sur les 3 capitaux.
  • Il y a 2 grands courants théoriques sur la durabilité. D’un part, ce qu’on appelle la “durabilité faible” qui considère que les capitaux sont substituables entre eux et d’autre part, la “durabilité forte” qui dit qu’il est indispensable de maintenir séparément les 3 capitaux pour des raisons très simples: si je détruis toutes les grenouilles, tous les insectes ou tous les oiseaux d’Europe, je ne peux plus les substituer par des machines.
  • Vous pouvez avoir le plus beau tracteur possible, s’il n’y a plus de carburant à mettre de dedans, cela ne sert pas à grand chose… S’il n’y a plus une seule forme de vie sur un champ, cela va être difficile de faire pousser beaucoup de blé dessus.
  • Cette nécessaire préservation des ressources naturelles, c’est un concept qui est aujourd’hui absent de la pensée économique comme de la pensée comptable.
  • Les normes, les taxes, la fiscalité, ce sont des artefacts d’économistes.
  • Souvent les comptables disent que les économistes ne comprennent rien parce qu’ils résonnent en flux sur l’année et jamais en stock. Les économistes vont essayer de faire un PIB plus vert mais ils ne vont jamais prendre en compte l’effondrement du stock des ressources naturelles.
  • Actuellement, les entreprises font surtout de la “triple bottom line”. C’est à dire, qu’elles évaluent leurs externalités négatives et formalisent un plan d’action pour travailler dessus. Cela ne sert à rien pour aller vers une économie durable parce que le principe de base qui est la préservation des ressources stratégiques n’est juste pas pris en compte.
  • Même les entreprises qui font de la “triple bottom line” pourraient être rangées dans une catégorie qu’on appelle “le capitalisme extractif” ou “le capitalisme prédateur”.
  • Nous on essaye de forger avec des outils comme la comptabilité en triple-capital, un “capitalisme d’intérêt général”.
  • Le mot peut faire très peur et il y beaucoup de définitions très mauvaises et très peu précises du “capitalisme d’intérêt général”. Il s’agit de déterminer quelles formes d’entreprise peuvent développent des activités qui créent de la richesse et du bien-être, tout en préservant les différents capitaux et en partageant équitablement les revenus du capital.
  • Effectivement, il y a une extension du périmètre de ce qu’on peut mettre au bilan, qui n’est pas sans poser des questions aux juristes. Avec cette approche, on perturbe la notion de propriété privée en abordant la question des “communs”.
  • Pour aller vers une société écologique durable, au sein de laquelle il y a des acteurs économiques durables, il faut se poser la question de la gestion des “communs”.
  • La biodiversité, c’est à la fois une ressource pour une ferme donnée et pour tout le monde.
  • Le “capitalisme d’intérêt général” se traduit par l’émergence de nouvelles formes d’entreprise.
  • Dans la façon dont les grands groupes sont structurés actuellement (assemblées générales d’actionnaires, …etc), cela est extrêmement difficile de leur faire prendre des décisions favorables au maintien du capital naturel.
  • Aujourd’hui, on voit s’ouvrir des nouveaux formats. Il y en a un qui s’appelle “l’entreprise à mission” ou aux États-Unis, la “benefit corporation” qui redéfinit l’objet social de l’entreprise.
  • Dans cet univers là, on est toujours dans une logique de “triple bottom line” et pas dans une logique de préservation des capitaux. Néanmoins, on peut voir cela comme un début de chemin vers un “capitalisme d’intérêt général”.
  • En assemblée générale d’actionnaires, on peut par exemple défendre des décisions d’investissement, de filialisation, de rachat d’une filiale en fonction de son impact écologique positif.
  • On a urgemment besoin de faire émerger de nouveaux acteurs économiques qui essayent de répondre aux besoins du plus grand nombre pour demain se nourrir, se loger, se déplacer, produire un peu d’énergie de manière durable et équitable.
  • La 1ère des urgences est de connaître ce socle d’acteurs économiques. 2: d’aller travailler dans ces entreprises. Et 3: de les aider à changer d’échelle en tant que citoyen, investisseur, consommateur…etc.
  • On ne peut pas attendre pour l’instant un cadre politique, économique, fiscal global qui aurait intégré cette notion de “gouvernance des communs”.
  • Aujourd’hui, on est dans un recul, voire même un désert de l’écologie politique, notamment en France, qui fait qu’il est totalement incongrue d’amener sur le tapies la question de l’intérêt des “communs” et de leur gestion à l’échelle locale.
  • La gestion des “communs” a été l’objet de travaux de recherche passionnants d’Elinor Ostrom qui a d’ailleurs été prix Nobel d’économie pour cela.
  • Elle a notamment documenté les 8 principes de bonne gouvernance des “communs” que j’incite tout le monde à lire.
  • La bonne gouvernance des communs naturels ne peut se faire qu’à des échelles locales. Toute tentative de le prendre au niveau national, européen ou mondial est un échec par définition. Le meilleur exemple, ce sont les conférences climat.
  • Suite aux travaux du Club de Rome, Donella Meadows a réalisé des travaux passionnants sur la dynamique des systèmes.
  • Sur les 12 leviers pour intervenir efficacement dans un système, elle nous dit que les normes, les taxes, les règlements font partie des leviers les moins efficaces.
  • Le 1er levier de changement pour elle, c’est le paradigme, le changement de vision et de mission qu’on se donne.
  • Ceux qui ont fait de la permaculture savent qu’un système résilient efficace, c’est un ensemble de systèmes à petite échelle maillés entre eux.
  • Il ne faut pas commencer par une vision macro globalisante. Il faut penser des petites bulles efficaces et reliées entre elles.
  • En Bretagne, il y a des exemples encourageants qui montrent qu’on peut réduire (malheureusement pas encore arrêter) l’excès d’azote dans certaines rivières.
  • A partir du moment où les ostréiculteurs en aval ont constaté que le plancton n’est plus de qualité suffisante et que cela posait un problème pour leur production d’huîtres, ils sont allés solliciter les agriculteurs en amont puis travailler avec les agences de l’eau.
  • Pour arriver à faire bouger les lignes, il faut trouver des convergences d’intérêts économiques sur le territoire. Sinon on se heurte à des moulins à vent.
  • A l’ère de la rareté, la notion de partage de la valeur va être de plus en plus aiguë et la capacité à se réunir pour le bien commun de plus en plus faible. Pour avancer, il faut donc travailler au niveau le plus local et le plus basique qui soit.
  • A l’époque, notre réflexion était de dire: “il faut absolument qu’on arrive à démontrer que ce modèle économique est plus pertinent”.
  • Pour faire cette démonstration, on a commencé par une démarche plutôt macro-économique qui recensait toutes les études existantes sur l’agro-écologie et d’en conclure tous les bénéfices qu’elle pourrait avoir pour la France en termes de réduction de factures, réduction des inondations, …etc.
  • Malheureusement, ces arguments n’ont aucun impact, ni sur les députés, ni sur les sénateurs, ni sur les ministres, ni sur les acteurs économiques qui sont pourtant concernés.
  • On s’est alors dit qu’il fallait descendre à l’échelle de la ferme et donner dans ses comptes une information sur son fonctionnement global: ses charges, ses recettes et ses potentielles recettes en termes de rémunération des services écosystémiques.
  • En allant chercher des experts comptables et des scientifiques qui font des travaux de recherche sur ces enjeux de comptabilité, on a découvert le fossé qui sépare le reporting extra-financier actuel d’une vraie innovation de rupture, j’évoquais tout à l’heure une révolution copernicienne, qui utilise la logique historique de la comptabilité aux enjeux de demain.
  • On a fait 3 études de cas sur des fermes agroécologiques. A la lecture de leur compte de résultat, on constate qu’il y a une distorsion de concurrence entre l’agriculture conventionnelle ultra-subventionnée qui génèrent pourtant des externalités négatives colossales et des firmes agro-écologiques qui pourraient être viables en tant que telles.
  • On a montré cela à nouveau aux députés mais surtout aux agriculteurs, notamment aux agriculteurs conventionnels à qui on a pu dire “regarder votre modèle économique, aujourd’hui il est totalement boiteux, il n’a de sens ni pour vous ni pour vos consommateurs, ni pour la planète”.
  • On a rencontré un écho assez positif parce qu’un fermier, c’est avant tout un entrepreneur. Or il comprend que son modèle est assis sur une poudrière et se demande comment le faire évoluer, soit petit à petit, soit de manière radicale.
  • Le bon sens voudrait que l’on ait envie de remplacer les dizaines de milliards d’euros de la facture de sécurité sociale liés à une alimentation contaminée par quelques milliards d’euros, soit beaucoup moins, dans la capacité à produire une alimentation qui ne rend pas malade.
  • On pourrait faire la même chose sur la construction d’infrastructures de traitement des eaux, que ce soit la dé-pollution ou la lutte contre les inondations.
  • L’exemple le plus connu, c’est celui de la régie municipale de Munich qui a préféré rémunérer les agriculteurs en amont dans son bassin versant plutôt que de voir construire une nouvelle usine pour le traitement de l’eau polluée en aval.
  • Ce bon sens de transférer des budgets de l’aval à l’amont se heurte à beaucoup de verrous, notamment le verrou de la logique en silo (le budget santé n’est pas le budget agriculture).
  • Tant que l’exécutif au-dessus du ministre de la santé et du ministre de l’agriculture ne dit pas qu’il est aberrant d’essayer de soigner cancers, parkinson, autisme et troubles de déficit de l’attention alors qu’aucune transition vers une agriculture durable n’est enclenchée en amont, on n’avance pas.
  • A l’échelle locale, on pourrait avoir plus d’espoir mais avec les délégations de service public, la logique est de dire à Veolia “construit moi une grosse usine”.
  • Dans le secteur des déchets, on va préférer payer des coûts à la tonne de déchets traités à des opérateurs de déchets plutôt que de rémunérer l’évitement des déchets.
  • On a structuré un système économique et des marchés publics qui favorisent le traitement des problèmes en aval plutôt qu’en amont.
  • En France, on est dans un régime très pyramidale, très jacobin où l’on souhaite que sur chaque territoire, les mêmes règles s’appliquent à tous, ce qui est la meilleure façon de ne pas expérimenter.
  • Sur la préservation du foncier, j’ai un vague espoir qui serait que les propriétaires terriens aient une crise de lucidité sur la valeur de leur actif principal, à savoir leur sol, et un sol vivant.
  • Aujourd’hui, on en est très loin puisqu’on nous vend l’idée que plus de technologies (drones, capteurs, objets connectés, big data, …etc) vont résoudre la question de l’effondrement du vivant.
  • Si la question de l’eau peut se traiter à l’échelle d’un bassin versant, ce n’est forcément le cas de l’approvisionnement alimentaire d’une commune. Chaque besoin nécessite de travailler à plusieurs échelles donc c’est très complexe humainement.
  • Les dynamiques de transition qui sont souvent des dynamiques citoyennes se heurte à la légitimité du pouvoir politique et également à la résistance locale des acteurs économiques installés depuis longtemps.
  • La propension à coopérer est souvent trop faible par rapport aux enjeux.
  • En France, tout le monde cherche à avoir d’abord raison avant de commencer à se parler. On est enferré dans des débats idéologiques qui sont souvent “je suis un alternatif au système”, “le capitalisme c’est mal”, “je ne veux pas parler aux entreprises”, “les élus sont tous pourris”, …etc.
  • L’autre difficulté, c’est qu’il y a plein de guerres de chapelles installées qui disent “nous les colibris, on a la solution”, “nous les territoires en transition on a la solution” ou “en marche” …etc. On est là encore dans une absence totale de volonté de chercher des coalitions transpartisanes.
  • Enfin, on constate que le temps des individus dédié à des activités non productives et non marchandes, qui enrôle le temps non travaillé et non dédié à la consommation, est en totale régression.
  • Les réformes sur la fiscalité écologique sont actuellement difficiles voire impossibles. Ce n’est donc pas notre cheval de bataille. On préfère faire de vrais projets, de beaux projets, qui marchent même si les règles du jeu ne sont pas les bonnes pour l’instant.

Générique

Composé par DJ Sofiane

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