Le clivage politique de demain sera “Terriens contre Martiens”

Damien Detcherry
Atterrissage
Published in
9 min readSep 15, 2017
Un “Terrien” contre un “Martien” ? (Didier Bourdon et Bernard Campan dans le film “L’extraterrestre”)

Croitre. S’étendre. Transgresser.

Le dépassement des limites est le fil rouge de notre société.

Si de nombreuses limites ont récemment été franchies ou sont en passe de l’être (nations sans frontière, voitures sans chauffeur, utérus sans maman, …), il reste cependant une limite qui apparait aujourd’hui bien difficile à franchir: celle de notre planète, la “Terre”.

Au vu de la crise globale actuelle, notre désir de prospérité matérielle illimitée semble désormais heurter de plein fouet la réalité physique dans laquelle il aurait du s’inscrire: les ressources terrestres sont bel et bien limitées.

Pour lever cette contradiction chaque jour toujours plus flagrante entre nos désirs et la réalité, il ne peut exister que 2 attitudes:

  • Accepter la réalité: nous resterons sur Terre à tout jamais et devons dès à présent nous atteler à la réparer pour y construire un société stable et durable.
  • Se réfugier dans nos désirs: nous atteindrons bientôt Mars et pourrons de là-bas continuer un nouveau cycle d’expansion économique / destruction écologique.

Dans cette nouvelle définition des “Terriens” et des “Martiens”, la “Terre” et “Mars” ne représentent donc plus leur origine mais leur destination, et ce qui les sépare n’est plus le vide interplanétaire mais leur rapport aux limites:

  • D’un côté, les “Terriens” acceptent la limite physique de notre planète et par conséquent toutes les limites économiques et culturelles qui en découlent.
  • De l’autre, les “Martiens” n’en reconnaissent pas une seule.

Les “Martiens qui s’assument”

“Je serais très déçu si l’humanité ne débarque pas sur Mars de mon vivant.”

Elon Musk, le fantasque fondateur de Paypal, SpaceX et Tesla qui veut faire des humains “la première espèce multi-planètes” est évidemment la figure de proue de ces “Martiens” et tant que ses affaires continuent (à grands coups d’emprunts et de levées de fonds), leur caution principale.

Son camp de base, la Silicon Valley, est le nouveau foyer de cette idéologie qu’on nomme “Transhumanisme”.

Milliardaires de l’informatique, chercheurs en intelligence artificielle, penseurs de la “singularité technologique” s’emploient là-bas à faire sauter les derniers verrous qui “limiteraient” encore trop la société, les entreprises ou les individus (de préférence très fortunés).

Elon Musk vient ainsi de créer une n-ième entreprise aux ambitions démiurges: Neuralink. Son objectif: créer des interfaces homme-machine capables d’augmenter les capacités cérébrales de ses futurs clients.

“Si vous ne pouvez pas battre la machine, le mieux est d’en devenir une.”

De même Peter Thiel — l’un des premiers investisseurs de Facebook qui, pour devenir immortel, souhaite se faire injecter le sang de personnes jeunes — a récemment investi dans un projet d’îlot libertarien qui, depuis les eaux internationales, pourrait proposer à ses résidents de s’affranchir de toutes lois ou fiscalités nationales.

L’émergence fulgurante de ce courant politique extrême pensé par les riches et pour les riches est la réaction logique d’un monde qui se sait en sursis pour se prolonger.

Pas encore au pouvoir, même si certains comme Mark Zuckerberg semblent l’envisager, ils s’appuient donc dans l’immédiat sur des personnalités plus présentables: les “Martiens qui s’ignorent”.

Les “Martiens qui s’ignorent”

Si les “Martiens qui s’assument” se reconnaissent par leur obsession affichée de transgresser les limites les plus ultimes (le corps humain, l’État, la planète), les “Martiens qui s’ignorent” se positionnent publiquement sur des combats moins subversifs mais partagent la même dynamique.

Prenons Emmanuel Macron par exemple.

Il ne propose pas la généralisation des utérus artificiels mais se prononce en faveur de la reconnaissance des enfants nés par GPA à l’étranger (avancée prudente et très politique vers l’autorisation de la GPA en France).

Il ne souhaite pas la fin de l’État … mais acte le déclin de la nation française quand il affirme lors de son derniers discours en Grèce:

Nos défis ne sont plus à l’échelle de nos Nations.

Il ne réclame pas la destruction généralisée de la planète au profit de la colonisation spatiale mais est un fervent partisan du libre-échange mondialisé qui accélère la dégradation de notre environnement.

Emmanuel Macron n’est donc pas un “Elon Musk” ou un “Peter Thiel”.

Mais il leur ouvre le chemin.

C’est un “Martien qui s’ignore” comme tous ceux qui se revendiquent aujourd’hui du libéralisme, qu’il soit économique ou culturel, “deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique” écrit le philosophe Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal.

Même si la “logique libérale” a pu, dans un contexte autoritaire et pétri de préjugés religieux, libérer les hommes d’oppressions illégitimes, elle a depuis muté en une idéologie “martienne” qui est davantage un culte de l’excès.

Les limites d’hier étaient arbitraires, notamment religieuses. Les limites d’aujourd’hui sont morales ou existentielles:

“Le corps des gens peut-il se louer ? 8 personnes peuvent-elles posséder autant que 50% de l’humanité ? Peut-on continuer à faire croitre le PIB sachant que cela fait croitre d’autant le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources ?”

Vouloir les dépasser n’a donc pas les mêmes conséquences.

Face à l’ampleur de la crise globale, l’idéologie martienne (vous avez désormais compris que “martien” était mon équivalent de “libéral”) doit donc se métamorphoser, et en particulier rassembler ses partisans, jusque là divisés, pour survivre.

Ce qu’elle a justement amorcé depuis une décennie.

Le rassemblement des “Martiens”

Flash back

Historiquement, cette idéologie s’est stabilisée en France au début du XXème siècle en 2 composantes distinctes et complémentaires:

  • A gauche, les “Martiens culturels” veulent étendre les libertés des individus au sein de la société
  • A droite, les “Martiens économiques” veulent étendre les libertés des entreprises au sein du marché.

A priori en désaccord sur tout (la gauche prend systématiquement la défense des individus tandis que la droite est davantage sensible aux valeurs “transcendantales”: le marché, l’ordre naturel, la religion), il existe une 3ème composante sur lesquelles elles s’accordent pourtant:

Le “Productivisme”.

Gauche et droite veulent toutes les deux étendre la prospérité matérielle de notre civilisation. Ce sont, en somme, des “Martiens écologiques”.

Depuis 1945, la belle locomotive martienne avec ses pistons qui tiraient à gauche ou à droite avançait sereinement. Mais depuis l’intensification de la crise globale, cette mécanique s’est grippée. Dès 2012, François Hollande a donc été contraint d’amorcer une fusion de ces différentes pièces.

2012

Actant de la récupération définitive par le Front National de son électorat historique, les classes populaires, et de la critique du libéralisme économique qui lui était historiquement associé, François Hollande décide de retirer ces 2 éléments de son dispositif électoral, un acte inédit dans l’histoire de son parti.

A la place, il développe, sur la recommandation de la fondation Terra Nova, une stratégie “centrée sur les valeurs” qui cible “La France de demain” (diplômés, femmes, minorités, jeunes urbains).

Gagnante pour François Hollande, cette stratégie est, pour un parti avec une telle histoire comme le sien, très déstabilisante. En s’aliénant sa base nostalgique (ceux qu’on appellera pendant le quinquennat les frondeurs), il a créé les conditions d’une fracture interne. 5 ans plus tard, il passe la main faute de résultats et c’est un désastre électoral pour son successeur.

Heureusement pour les “Martiens”, d’autres candidats étaient cette année-là sur la ligne de départ: Alain Juppé et Emmanuel Macron.

2017

Issu comme Hollande d’un courant politique historique, le “Martien” Juppé dut affronter les mêmes nostalgiques et, comme Hollande, il ne put s’en affranchir que brièvement. Très brièvement puisque les primaires le privèrent de l’élection présidentielle.

A l’inverse, Macron avait l’avantage (plus que l’inconvénient) de partir de zéro. Sans passif, sans “baron” pour le contredire, rejoint par des militants novices en politique ou des opportunistes ayant choisi de se soumettre à un nouveau chef, il pouvait bâtir le premier véritable rassemblement des “Martiens”.

Bien que raillé par ses adversaires politiques, ce positionnement était de loin le meilleur pour contenir la poussée irrésistible du Front National et prolonger l’idéologie martienne. Aidée par les circonstances, le talent de son candidat et l’appui peu discret de nombreux médias, cette stratégie a au final très bien fonctionné.

Mais pour combien de temps encore ?

L’analyse inédite que je vous propose est que cet ultime sursaut des “Martiens” pourrait précipiter leur fin.

Parce que la Nature a horreur du vide, de la même façon que la matière émerge avec l’anti-matière, les protons chargés positivement avec les électrons chargés négativement, ce rassemblement des “Martiens” va mécaniquement déboucher sur l’émergence d’une force politique qui leur sera en tout point opposée: les “Terriens”.

Or, si celle-ci n’existe pas encore, de plus en plus d’initiatives collectives pouvant s’y rattacher émergent aujourd’hui

L’émergence des “Terriens”

2 types de “Terriens” potentiels se distinguent aujourd’hui:

  • Les intellectuels politisés
  • Les experts qui n’ont pas conscience de l’être

Les intellectuels politisés

Ces 6 derniers mois, j’ai en particulier découvert un nombre inattendu de médias, revues, collectifs d’intellectuels qu’on pourrait qualifier de “Terriens”:

  • Le comptoir, une revue “socialiste et décroissante”, tenu par des contributeurs issus de la gauche radicale
  • Limite, une revue “d’écologie intégrale fondée sur le sens des équilibres et le respect des limites” montée par des journalistes et militants venus de la droite catholique
  • Polony TV, une web TV “de la France souveraine” fondé par la journaliste Natacha Polony.

Malgré les sensibilités très différentes de leurs auteurs, ces 3 médias partagent au final le même positionnement politique: la critique des excès du libéralisme sous tous ses aspects.

Étant très “conceptuels” (on y trouve beaucoup de réflexions philosophiques, notamment au Comptoir et chez Limite), vous ne trouverez cependant pas chez eux de solutions concrètes aux problèmes concrets que posent la crise globale.

Pour cela, il faudra vous plonger dans les propositions de spécialistes ayant une expertise dans leur domaine (énergie, économie, agriculture, …).

Les experts, ces politiques qui s’ignorent

De la même manière que les intellectuels “Terriens” sont à rebours du consensus politique libéral, les experts “Terriens” sont à rebours des tendances de leur industrie.

C’est d’ailleurs en consultant il y a plus de 10 ans les analyses décoiffantes d’un ingénieur spécialiste de l’énergie et du climat, Jean-Marc Jancovici, sceptique déclaré des énergies dites “vertes” et partisan du nucléaire, que je me suis familiarisé pour la première fois avec une critique aussi juste et radicale de notre société (sous ses pans énergétiques).

Ces dernières années, j’ai pu découvrir 2 autres ingénieurs dont les propositions dans leur domaine respectif (l’industrie et l’agriculture) semblent aussi pertinentes qu’à l’opposé du mouvement global:

  • Etant donnée la double contrainte énergie/matériaux dans laquelle nous nous trouvons, Philippe Bihouix, ingénieur spécialiste des métaux, appelle ainsi à l’abandon de toutes les high-tech (informatique, chimie verte ou panneaux solaires) au profit de technologies plus simples, plus robustes, mieux réparables, mieux recyclables dans son livre L’âge des low-tech.
  • Pour lutter contre l’érosion massive des sols et la destruction de la biodiversité, Maxime de Rostolan, a créé l’association Fermes d’avenir qui promeut le remplacement total de l’agriculture productiviste par le modèle des micro-fermes agro-écologiques.

En apparence technique, ces recommandations constituent en vérité les piliers d’un programme politique “Terrien”.

A quand un rapprochement ?

Il est donc étonnant de constater qu’il n’existe pas actuellement de passerelles entre les intellectuels et les experts “Terriens” alors qu’ils semblent alignés sur le fond.

Les seules rencontres qui ont pu avoir lieu sont entre dirigeants ou candidatsMartiens” et experts “Terriens”, des échanges qui doivent paraître absurdes pour ces derniers. Comme si Louis XVI allait consulter Montesquieu pour son expertise juridique dans l’organisation des institutions …

Or, pour créer un changement de paradigme similaire à ce qui s’est passé en 1789, c’est évidemment la prochaine étape: les experts “Terriens” doivent politiser leur discours ou les intellectuels “Terriens” doivent prendre appui sur les propositions concrètes de certains experts.

Quand ce rapprochement aura été opéré, quand la forme aura rejoint le fond, l’ascension des “Terriens” sera irrésistible à une dernière condition: penser les changements pour le plus grand nombre.

La révolution “Terrienne”

Toutes les révolutions passées ont été le fruit d’une alliance entre élites et classes populaires.

Au vu des scores électoraux des partis protectionnistes, souverainistes, nationalistes, ces dernières sont désormais demandeuses d’un retour à la limite, principalement sur les plans sociaux-économiques et culturels (retour des barrières douanières, diminution de l’immigration, …).

Loin d’être éloignées des préoccupations écologiques des experts “Terriens”, ces revendications sont en réalité parfaitement alignées: la mondialisation détruit les identités comme les écosystèmes, la relocalisation des activités, par exemple dans l’agriculture, est bénéfique pour les sols comme pour l’emploi.

Si les intérêts des classes populaires et des élites “Terriennes” convergent, il ne reste donc plus qu’à les articuler ensemble.

Or c’est finalement ici que le concept “Terrien” déploie tout son potentiel:

Un “Terrien” peut en effet désigner une personne soucieuse de préserver la Terre (le climat, la biodiversité, …etc) mais aussi une personne soucieuse de préserver sa terre (son terroir, son identité, …etc).

Universaliste et patriote, écologiste et social, il a la capacité de rassembler tous les adversaires du libéralisme et de ses excès.

Le plus tôt sera le mieux.

— Damien

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