J’ai lu : Le Sixième sommeil
par Bernard Werber
Ceci est un roman initiatique : chamanisme, rêve lucide, guérison, et états modifiés de conscience sont au rendez-vous. Voici un extrait qui permet de faire un point sur ce que nous en savons, non seulement depuis le point de vue des neurosciences, mais aussi à travers les ages.
Extrait — Chapitre 16
Les ciseaux tranchèrent les poils. Ceux-ci s’accumulèrent en tas noir dans l’évier. Désormais sa coupe de cheveux était plus moderne. Jacques, 27 ans, rasa ensuite sa barbe. Puis s’habilla en costume noir chic avec chemise blanche. Il avait la désinvolture d’un futur médecin, conduisait une voiture de sport noire et séduisait les femmes, avec une prédilection pour les étudiantes infirmières blondes. Son charisme lui assurait prestance, amitiés et flirts faciles. Ses études l’avaient passionné. Neuf ans s’étaient écoulés entre le début de la fac et son dernier examen de doctorat. Désormais, il avait son diplôme de médecin, mais il ne voulait pas s’arrêter là, il voulait se spécialiser. Il hésitait. Il discuta avec sa mère, qui entre-temps avait monté dans la hiérarchie de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, devenant à 59 ans la numéro 2 du service des pathologies du sommeil.
— Je vais donner cet après-midi une conférence à la faculté de médecine de Versailles. Ça te dit de venir ? proposa-t-elle. L’amphithéâtre était rempli d’une foule bruyante et animée. Il n’y avait plus la moindre place libre. Des grappes d’étudiants s’amoncelaient sur les marches. Jacques Klein s’assit par terre, au premier rang. Le silence se fit quand sa mère apparut. La femme imposante, aux cheveux blonds et aux yeux noirs pétillants, esquissa un petit salut, fit un essai micro, puis se mit à lire ses notes en articulant parfaitement.
— La vie n’est pas un flux d’images ininterrompu. Dès que nous battons des paupières, nous nous apaisons automatiquement. Faites l’expérience… Fermez tous les yeux et rouvrez-les seulement lorsque je vous le dirai. Toutes les personnes présentes, environ un millier, fermèrent simultanément les yeux et le silence se fit encore plus présent. Elle laissa passer trente secondes.
— Vous avez senti ? La vue est un sens tyrannique, mais si nous fermons les yeux nous reprenons le contrôle de notre esprit. Tous acquiescent discrètement, étonnés de l’effet produit par un acte aussi simple.
— Nous ne pensons jamais à fermer les yeux, parce que nous avons peur de perdre un peu du spectacle de la vie… Pourtant, il le faut. D’ailleurs, nous clignons régulièrement des yeux. C’est comme du montage cinéma, c’est nécessaire pour séparer les scènes. Quand vous parlez à quelqu’un et que vous tournez la tête pour vous adresser ensuite à quelqu’un d’autre, votre cerveau fait « son cinéma personnel » et sépare les deux scènes par un battement de paupières qui fait comme un changement de chapitre. Une « respiration ».
Nouvelle rumeur lorsque la salle fit l’expérience de cligner des yeux pour distinguer des séquences. Certains tournèrent la tête et battirent des paupières pour faire du montage rapide.
— Et si nous sommes surpris, nous battons vite des yeux, comme les plans rapides au cinéma pour les scènes d’action. Quand nous clignons des yeux, nous avons un infime repos de un dixième de seconde, quand nous éternuons nous avons un battement plus profond de trois secondes, quand nous dormons nous baissons les paupières plusieurs heures, alors… et alors seulement, ce vide attire le plein, un film imaginaire intégral peut être diffusé à l’intérieur de notre crâne. Car notre cerveau a toujours besoin d’images. Puisque durant le sommeil il en est privé, il fabrique son propre cinéma en mélangeant celles qu’il a déjà enregistrées. Notez bien cela : le cerveau ne supporte pas de ne pas penser.
Elle inspecta la salle puis inscrivit sur un tableau le mot « DORMIR ».
— Dormir, cela a l’air aussi naturel que respirer… Pourtant qui dort bien ici ?
Sur le millier de personnes présentes dans l’amphithéâtre un peu moins de la moitié leva la main.
— Qui a déjà pris des somnifères ?
Plusieurs centaines de mains répondirent à la question.
— Qui prend des somnifères régulièrement ?
Une centaine de mains se levèrent.
— Qui se souvient de ses rêves ?
Seulement quelques dizaines de mains se tendirent.
— Voilà un sondage instantané qui a le mérite d’être clair. Il est représentatif de l’ensemble de la société. Jamais on a consommé autant d’anxiolytiques et de somnifères. Saviez-vous que la France est le premier pays consommateur au monde de somnifères ? Soixante millions de boîtes vendues chaque année ! Les gens veulent dormir à coup sûr, donc ils prennent des béquilles chimiques. Or, ces médicaments contiennent de la benzodiazépine, une molécule qui détruit les rêves.
Caroline Klein fit signe au régisseur de baisser la lumière. Apparut sur l’écran la photo d’une tablette d’argile recouverte de traits creusés. Elle nota sur le tableau « RÊVER ».
— De récentes découvertes archéologiques montrent que depuis trois mille sept cents ans on considère les rêves comme une source de réflexion privilégiée. On en trouve des traces sur les tablettes d’argile sumériennes en cunéiforme qui racontent le récit de Gilgamesh. Le premier héros de l’humanité ne faisait qu’obéir à ses rêves et communiquait avec les dieux durant son sommeil.
Nouvelles photos représentant cette fois des cartouches trouvés dans les pyramides de Gizeh.
— En 2500 avant Jésus-Christ, les Égyptiens estimaient qu’un rêve pouvait prédire l’avenir. Ainsi, il est rapporté dans la Bible l’histoire du jeune esclave hébreu, Joseph, qui interpréta le rêve des sept années de vaches grasses suivies par sept années de vaches maigres. Il déduisit que cela annonçait une famine de sept ans et parvint à convaincre le pharaon de stocker des réserves de céréales en prévision de la catastrophe. Une civilisation entière fut sauvée par le rêve d’un seul homme.
Le professeur Caroline Klein fit un signe, et apparut une peinture représentant le jeune Joseph en tunique parlant au pharaon sur son trône.
— De même nous pouvons trouver, toujours dans la Bible, le récit de Daniel (encore un prince, prisonnier hébreu mais cette fois à Babylone), qui interpréta le rêve du roi Nabuchodonosor. Il comprit que le songe du géant aux pieds d’argile représentait l’histoire de l’humanité et les successions d’empires. La tête en or symbolisait l’Empire babylonien, qui serait remplacé par le torse en argent (qu’on pourrait désormais associer à l’Empire grec), puis par les jambes en fer (l’Empire romain), qui elles-mêmes vacilleraient du fait des pieds d’argile, l’empire spirituel apporté par un messie (cela fut ensuite interprété comme l’arrivée de Jésus-Christ, attendu comme l’incarnation de la prophétie de Daniel). Là encore, un rêve influença et programma mille ans d’histoire.
Caroline Klein ménagea une pause pour que tous puissent noter chacune de ses phrases.
— En Grèce antique, dans l’école de Pythagore, on enseignait que ce n’était que durant le sommeil que l’âme pouvait communiquer directement avec le ciel. Artémidore de Daldis, héritier de l’enseignement de cette école, élabore en 150 après Jésus-Christ l’Onirocriticon, l’un des premiers systèmes scientifiques d’interprétation des rêves.
Une nouvelle photo apparut, représentant un homme en toge levant le doigt pour désigner le ciel.
— Chez les Romains, on pratiquait l’« incubation », qui consistait à aller dormir dans des temples ou dans des grottes pour se soigner de maladies. Pour être guéri, il fallait se programmer l’esprit afin de voir en songe le visage du dieu de la Médecine : Esculape. Certains rêves étaient soumis comme thème de débat au sénat pour être analysés et interprétés en vue d’actions politiques.
Elle fit un signe et l’on put voir l’image d’hommes de l’Antiquité, barbus et en toges.
— Le pape Grégoire le Grand distinguait trois types de rêves : ceux dus à l’excès ou au manque de nourriture, ceux qui étaient envoyés par le diable (autour de la sexualité notamment) et ceux envoyés par Dieu. Les deux premiers étaient interdits puis, dans le doute, toute action volontaire sur le monde des rêves fut condamnée par le Vatican. L’oniromancie est officiellement proscrite à partir du VII e siècle et considérée comme une forme de sorcellerie.
Les étudiants s’activaient pour noter.
— De même, dans la plupart des sociétés chamaniques le rêve est considéré comme essentiel. Pour les Sibériens, l’âme s’en va durant la nuit, et il ne faut surtout pas réveiller quelqu’un qui dort au risque d’empêcher son retour dans le corps.
Certains étudiants rirent à cette évocation, ce qui agaça la scientifique.
— Ne vous moquez jamais des rites anciens, ils sont souvent très sensés. Et surtout n’allez pas croire que nos sociétés dites « modernes » sont supérieures à ces sociétés dites « primitives ».
Nouvelle image d’un barbu à l’allure négligée :
— Année 1869, le chimiste Dmitri Mendeleïev s’endormit alors que de la musique classique était jouée dans la pièce voisine. Il se mit à rêver que les éléments chimiques de base étaient liés comme les thèmes musicaux. À son réveil, il inventa le « tableau périodique » qui permit pour la première fois de classer et ranger tous les éléments chimiques de la nature.
Autre photo de barbu, mieux coiffé.
— Année 1844, Elias Howe rêva qu’il était dans la jungle, capturé par des indigènes cannibales. Ceux-ci l’entouraient, pointant leurs lances menaçantes en un mouvement d’avant en arrière pour le terrifier. Alors, dans son songe, il remarqua que les lances avaient toutes un trou rond à leur extrémité. Il eut l’idée de passer une ficelle entre les trous et, le lendemain, il avait inventé… la machine à coudre. En 1894, un jeune adolescent du nom d’Albert Einstein rêva qu’il descendait une montagne en luge. Emporté par la pente de plus en plus abrupte, il eut l’impression qu’il approchait de la vitesse de la lumière, ce qui déforma l’apparence des étoiles pour les transformer en traînées lumineuses. Ce rêve lui inspira quelques années plus tard sa théorie de la relativité.
Elle fit apparaître une photo avec le portrait d’un homme que tous reconnurent.
— Année 1899. Sigmund Freud publie L’Interprétation des rêves. Pour lui, le songe n’a aucun lien avec la magie, il participe à l’expression d’un désir secret refoulé ou caché. Il est (je cite Freud) « la voie royale pour atteindre l’inconscient ».
Pourtant, le sommeil va rester un continent mystérieux jusqu’en 1937, date à laquelle le neurophysiologiste Nathaniel Kleitman met en évidence quatre phases successives qui se déroulent en moyenne sur quatre-vingt-dix minutes. Kleitman a découvert les quatre stades du sommeil. Ses travaux seront complétés par ceux du professeur Michel Jouvet qui découvre en 1959 le concept de « sommeil paradoxal ». Il s’agit d’un cinquième stade, très particulier, du déroulement de la nuit où le corps est complètement paralysé alors que le cerveau est suractif. C’est aussi durant ce stade qu’il y a le plus d’activité des yeux sous les paupières. Si l’on réveille les sujets à cet instant ils se souviennent facilement de leurs rêves.
À nouveau, Caroline Klein se tourna vers son tableau et nota : « CINQ STADES DE SOMMEIL. »
— Donc pour récapituler ce qu’est réellement une nuit de sommeil, nous avons :
stade 0 : endormissement
stade 1 : sommeil très léger
stade 2 : sommeil léger
stade 3 : sommeil profond
stade 4 : sommeil très profond
stade 5 : sommeil paradoxal.
Puis vient une période de latence : soit on se réveille, soit l’on redémarre un nouveau cycle.
Elle circula sur l’estrade.
— On peut capter les ondes cérébrales grâce à l’électroencéphalogramme, qui transcrit les pulsations de la boîte crânienne en ondes.
Elle dessina un hypnogramme et se mit à noter des nombres sur le tableau pour ponctuer son discours.
— Ondes bêta : fréquence entre 15 et 30 hertz. C’est l’activité du cerveau dans la vie courante. Quatorze correspond à une attention banale aux choses de la vie, alors que 30 est détecté lorsque la personne a une activité intellectuelle intense, ou est anxieuse. Donc vous êtes probablement actuellement en ondes bêta…
Quelques rires résonnèrent dans la salle.
— Ondes alpha : fréquence entre 8 et 10 hertz. Cela correspond au stade 1. C’est l’état qu’on obtient quand on ferme les yeux et qu’on est calme. C’est l’état de relaxation. C’est l’état où vous étiez tout à l’heure quand je vous ai proposé de clore trente secondes les paupières.
Quelques étudiants fermèrent les yeux pour se rappeler cette sensation agréable.
— Ondes thêta : entre 4 et 7 hertz. Cela correspondrait au stade 2. Le sommeil léger. Notons que ce sont les ondes que l’on trouve lorsque le sujet est en état d’hypnose et en méditation. Les moines tibétains et certains grands mystiques arrivent à passer l’essentiel de leurs journées en ondes thêta.
Caroline Klein laissa passer quelques secondes.
— Ondes delta : fréquence de 0,5 hertz jusqu’à 4 hertz, cela correspondrait aux stades 3 et 4. C’est la fréquence du sommeil lent profond. Remarquons que c’est là où l’on peut trouver les terreurs nocturnes et les crises de somnambulisme. Y a-t-il des somnambules dans cette salle ?
Une dizaine d’étudiants, un peu honteux, levèrent la main.
— Y a-t-il des gens qui font des cauchemars récurrents ?
Encore une dizaine d’étudiants se manifestèrent.
— Poursuivons. Nous avons ensuite les ondes gamma : fréquence au-dessus de 30 hertz pouvant monter jusqu’à 45 hertz. C’est le moment où la personne est très concentrée pour résoudre un problème précis… Les joueurs d’échecs ou de poker, les amateurs de mots croisés, les tireurs à l’arc ou les « dragueurs compulsifs » sont en ondes gamma.
À nouveau, une rumeur amusée parcourut la salle à l’énoncé du dernier exemple.
— … Et c’est aussi la fréquence que l’on trouve en mode de sommeil paradoxal, qui est le stade 5.
Elle laissa un instant l’assistance digérer l’ensemble de ces informations puis inscrivit au tableau : « RÊVE LUCIDE ».
— Parlons maintenant du rêve lucide. La première évocation du rêve lucide est faite par Homère qui relate dans l’Odyssée la rencontre avec un peuple de « rêveurs qui se savent en train de dormir ». Aristote fait référence à la possibilité qu’on peut être « conscient de rêver sans pour autant se réveiller ». En 1867, l’écrivain français Léon d’Hervey de Saint-Denys rédige Les Rêves et les moyens de les diriger et se définit comme « onirologue ». Il vient de poser le socle des recherches modernes sur le songe. On sait maintenant que le rêve lucide peut se pratiquer dans les phases de sommeil paradoxal. En Californie, à l’université Stanford en 1980, le psychophysiologiste Stephen LaBerge relance la mode de l’étude du rêve lucide. Il fonde en 1987 le Lucidity Institute où il teste le couplage de l’électroencéphalographie avec l’utilisation de masques à diodes qui clignotent. Il utilise des substances chimiques comme catalyseurs, notamment la galantamine, aussi baptisée « pilule du rêve lucide », qui contient des extraits de fleur de lys rouge et de jonquille.
Les étudiants semblaient très intéressés par ces indications.
— Mais après cette période d’exaltation, les recherches liées au monde du sommeil stagnent, les découvertes ralentissent, la mode onirologique passe et on assiste à un abandon progressif de l’engouement pour l’exploration du continent des rêves. Cependant, le temps n’est pas seul en cause : là où l’acharnement scientifique dans une seule direction mène à une impasse, la géographie peut parfois aider à débloquer les choses. Et je voudrais attirer votre attention sur une découverte faite par l’ethnologue anglais Kilton Stewart en 1930 en Malaisie. Là-bas, en pleine forêt, que dis-je ? en pleine jungle, il rencontre par hasard une tribu, les Senoïs, qui ne vivent que pour et par le rêve. Ils maîtrisent parfaitement le rêve lucide et arrivent ainsi à trouver un équilibre politique, social et psychologique. Selon Stewart, cette société des Senoïs est totalement exempte de toute forme d’angoisse, de dépression, d’agressivité ou de pulsions suicidaires. Toutes ces tendances sont parfaitement régulées par un sommeil volontairement dompté.
Elle nota sur le tableau le nom de la tribu malaisienne : « SÉNOÏ », et le souligna plusieurs fois.
— Merci de votre attention. Et n’oubliez pas, si vous dormez mal, de penser à : 1) changer de matelas pour en prendre un plus dur ;
2) vous coucher régulièrement à la même heure ;
3) ne pas boire de café ou de jus d’orange le soir ;
4) éviter les somnifères chimiques de type benzodiazépines ;
5) et faire l’amour. C’est encore le meilleur somnifère naturel. Si vous ne le faites pas pour l’autre, faites-le pour… améliorer la qualité de votre sommeil.
La salle détendue applaudit à tout rompre. Les étudiants se levèrent pour lui faire une ovation.
Caroline avait le visage empourpré par l’émotion, elle n’était pas insensible à ces signes d’estime collective.
Quand elle sortit de l’auditorium, des photographes la fusillèrent de leurs flashs et quelques journalistes signalèrent qu’ils souhaitaient l’interviewer.
— Il paraît que vous avez un projet secret, pouvez-vous nous en parler ? demanda l’un d’entre eux.
— Si c’est un « projet secret », je préfère ne pas en parler, répondit-elle. Vous savez, je suis superstitieuse, je crois qu’on peut faire échouer une expérience prometteuse rien qu’en en parlant.
— Donnez-nous quand même un indice, insista un autre journaliste.
— Nous voulons travailler avec vous, madame, dit une étudiante en médecine.
— Nous adorons ce que vous faites, surenchérit un autre. On vous soutiendra toujours. Jacques Klein était très impressionné par la prestation de sa mère et l’accueil de cette foule. Il comprit que le sommeil pouvait aussi apporter la gloire.