Du SMS Marketing au Mobile Money : l’utilisateur a toujours raison

Mathias Léopoldie
Mobile money for all
8 min readMay 11, 2018

Le pivot est un terme galvaudé dans l’univers des startups, entre success story et fatalité.

Il n’y a pas de statistiques à grande échelle, mais c’est une étape quasi systématique dans le développement d’un produit. Il s’agit, pour faire simple, d’un changement d’orientation stratégique qui peut être lié :

  • à une mauvaise compréhension du marché = le besoin identifié ne trouve pas son product-market-fit, c’est à dire qu’il n’y a pas de croissance utilisateurs au-delà des premiers testeurs ou de conversion vers la vente du produit,
  • à d’autres opportunités de marché = les premiers retours utilisateurs font entrevoir un segment de marché plus intéressant (niche, marché parallèle etc.)
  • à un business model non viable = si le coût d’acquisition d’un client est supérieur à la valeur qu’il peut rapporter, alors il n’y a pas de création de valeur. C’est souvent ce qui arrive aux startups qui dépensent en marketing et ont l’impression d’avoir une croissance alors que leurs utilisateurs n’ont de valeur économique de long terme et se désintéressent du produit.

Le pivot peut donc concerner un changement de business model, de cible de marché, de produit, ou un mix des trois.

Exemples parlants : Slack a pivoté d’une société de jeux vidéos vers le plus gros outil de communication d’entreprise. Instagram était à l’origine un réseau social sur navigateur du nom de Burbn.

*Lesson learned* : dans la plupart des cas, le plan A ne marche pas.

Pour en savoir plus sur la théorie derrière le pivot et la méthode itérative de développement produit (pour ceux qui ne connaissent pas encore et pour ne citer que les plus célèbres) : Lean Startup (E. Ries), Running Lean (A. Maurya).

I. Un produit tech en Afrique de l’Ouest

D’une plateforme de marketing par SMS à un système de transfert d’argent

En septembre 2017, nous sommes partis d’un constat. Sur la zone Afrique de l’Ouest, il n’existe pas de solutions marketing adaptées aux petites et moyennes entreprises, notamment aux startups. Les solutions digitales type Facebook Ads sont pour l’instant naissantes malgré le taux de personnes connectées(la pénétration de Facebook au Burkina Faso est de 5% seulement, alors qu’il y a 19% d‘utilisateurs internet dans la population !).

Or, nous avions pu travailler sur le fonctionnement du marché du SMS sur la zone et, après de nombreux entretiens, l’opportunité de produit nous est apparue : réaliser un système de ciblage marketing par SMS.

Il ne restait plus qu’à trouver un moyen de créer une base de données suffisamment fiable pour pouvoir réaliser des campagnes marketing avec retour sur investissement satisfaisant.

Comment créer une base d’utilisateurs à moindre coût ?

La plupart des solutions de marketing par SMS vendent leurs bases de données à prix d’or car elles utilisent des méthodes d’acquisition pyramidales pour leurs utilisateurs. Une tête de réseau emploi des agents qui vont récolter les informations. Cela pose un double problème :

  • la rémunération est partagée entre la chaîne de valeur (têtes de réseau, agents …) ce qui rend l’acquisition coûteuse,
  • les informations sont peu fiables, les agents sur le terrain étant incités à frauder pour augmenter leur productivité.

Nous en avons fait les frais lors de la première mouture de la plateforme.

Entrent en jeu le numérique et la puissance du crowdsourcing

Nous avons décidé de décentraliser les systèmes d’acquisition actuels en permettant à chaque utilisateur d’être une ‘tête de réseau’. Concrètement, quand un de nos utilisateurs inscrit un contact, tous les contacts inscrits par ce contact lui rapportent une petite somme d’argent. Cela crée un système de super referral, une pyramide de ponzi que nous maîtrisons puisque nous sommes les seuls à payer pour l’acquisition (il n’y a pas de droit d’entrée dans le réseau).

Ce modèle viral a permis d’atteindre des pics d’activité à +1500 utilisateurs inscrits par jour et ce pour un coût 3 fois inférieur aux autres méthodes mises en place.

Coût d’acquisition d’un contact : 3 x moins chez chez Julaya !

Par exemple, Ecobank utilise un système pyramidal traditionnel d’acquisition de contacts au Mali. La banque paie 400 FCFA (0,6€) par contact inscrit sur leur application mobile (je vous épargne la répartition des commissions entre acteurs), avec des taux de validation des inscriptions déplorables (<1% !).

Sur Julaya, nous rémunérons 100 FCFA pour l’inscription d’un contact, auquel nous ajoutons 5FCFA de frais de transferts pour envoyer sur Orange Money et 25 FCFA pour l’envoi d’un SMS de confirmation, soit 130 FCFA (0,2€).

II. Users freedom : quand les comportements décident du produit

Notre méthode d’acquisition ayant fait ses preuves, nous avons cherché à améliorer l’expérience utilisateur afin d’augmenter la conversion des utilisateurs actifs.

Nous avons été alors confrontés à un usage non prévu de notre produit : les utilisateurs ont commencé à transférer de l’argent grâce à notre système de rémunération.

Système de retrait des gains Julaya via Orange Money

Pour être rémunéré, un utilisateur Julaya doit se connecter sur la plate-forme et renseigner son numéro de téléphone Orange Money. Nous nous occupons ensuite de valider l’opération et de transférer les fonds en 24h sur son compte Orange Money.

Point de friction : la limite de retrait des rémunérations sur les comptes Orange Money.

Nous atteignons rapidement les limites d’envoi Orange Money et nous étions obligés de faire patienter de plus en plus les utilisateurs pour qu’ils puissent recevoir leurs gains.

Or, nous nous sommes rendus compte que certains utilisateurs renseignaient des numéros différents à chaque retrait !Après investigation, ces utilisateurs se servaient la plateforme pour pouvoir se transférer des sommes directement par notre intermédiaire, puisque les transferts sur Julaya sont gratuits. Pour leur faciliter la tâche, nous avons rajouté une fonctionnalité pour permettre aux utilisateurs de se transférer leur crédit et ainsi de diminuer le nombre de demandes individuelles de retrait.

Ils ont alors trouvé un moyen efficace pour directement réaliser des dépôts et des retraits entre eux : ils ont utilisé nos groupes WhatsApp pour négocier.

Les utilisateurs utilisaient nos groupes WhatsApp de communauté Julaya pour négocier des retraits entre eux !

III. It’s time to pivot

Nous nous sommes donc rendus à l’évidence : nos utilisateurs trouvaient un intérêt dans une fonctionnalité annexe du produit. L’échange des crédits Julaya était devenu une source de revenus pour certains.

L’évidence est apparue : le marché du paiement mobile est celui pour lequel notre produit apporte la plus grande valeur.

Pour les newcomers, le paiement mobile va fêter ses 10 ans en Afrique de l’Ouest cette année. Sa croissance est fulgurante : chaque année, le secteur croît de +60%. Sur la zone UEMOA, ce sont 11 500 milliards de FCFA (18Mds€) qui ont circulé en mobile money en 2016 (vs 7 400 Mds en 2015, source BCEAO).

Jusqu’à récemment, c’était un monopole des opérateurs téléphoniques qui jouissent de leur technologie (SMS et USSD, à lire, cet autre article au sujet de l’USSD).

Ouverture du marché

Mais récemment, des acteurs 100% digitaux se sont lancés, notamment sous l’impulsion des banques : la Société Générale a lancé YUP fin 2017 dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, et la Standard Chartered a lancé une banque digitale en Côte d’Ivoire début 2018.

Le marché est mûr pour des acteurs digitaux, car la pénétration de l’internet mobile est en croissance exponentielle : de 21% de la population aujourd’hui en moyenne sur la zone, elle est projetée à 39% en 2025 selon la GSMA.

Problème

Nous avons réfléchi à la proposition de valeur que nous pouvions apporter.

Réseau de distribution pyramidal du mobile money

Le fonctionnement des réseaux de distribution du mobile money nous a permis de dresser le même constat : la chaîne de valeurs est répartie entre plusieurs acteurs (opérateurs télécoms, masters qui gèrent des réseaux d’agents, agents sur le terrain) qui se répartissent les commissions lors de transaction avec le client final (dépôt ou retrait d’argent).

Or, cela pose deux problèmes :

  • la captation de la valeur par les différents acteurs de la chaîne fait que l’agent ne garde que 25% de la commission (cf schéma ci-dessous),
  • la rigidité des commissions fait qu’il n’y a pas de régulation entre les zones où il y a de fortes demandes de retrait (zones rurales) et les zones où il y a de fortes demandes de dépôt (zones urbaines proches des marchés par exemple).
Répartition des commissions : l’agent ne capte que 25% de la valeur

Proposition de valeur : décentraliser les réseaux de distribution

Nous avons donc décidé d’amplifier le comportement de nos utilisateurs qui négociaient sur WhatsApp leurs tarifs pour les échanges de cash contre les crédits Julaya.
Nous avons donc conçu une application mobile (disponible en bêta sur le playstore) qui permet aux utilisateurs de réaliser des demandes de dépôts et de retrait directement dans l’application. Nous ne prenons ainsi pas de frais sur les transferts dans le réseau Julaya, ce qui permet au marché de se réguler en fonction de l’offre et de la demande de dépôts et de retrait d’argent !

Nous proposons un abonnement journalier, mensuel ou hebdomadaire aux utilisateurs pour pouvoir réaliser des opérations en illimité, passant d’une logique de flux (mobile money actuel) à un modèle SaaS.

Désintermédiation avec effets de réseau : en fournissant un produit de qualité, les utilisateurs ont tendance à rester dans l’écosystème Julaya puisque les transferts y sont gratuits et les frais de dépôt et de retrait négociés par les utilisateurs en fonction de l’offre et de la demande de marché.

En termes d’offres de points de services, comme chaque utilisateur peut réaliser les opérations de dépôt et de retrait, nous arrivons à une masse bien supérieure à la concurrence : nous avons déjà aujourd’hui plus de 58K utilisateurs dans le réseau Julaya (Orange a par exemple 20K points de services au Burkina après 6 ans d’existence !).

Depuis le lancement de la plateforme en septembre 2017, le produit a donc bien évolué. Nous avons laissé une marge de manoeuvre aux utilisateurs ce qui a permis d’identifier un besoin plus important que celui que nous ciblions au départ.

L’ouverture récente du marché du mobile money aux acteurs digitaux est une fenêtre d’opportunité à ne pas louper, et les consommateurs sont en demande de solutions moins chères et plus simples à utiliser !

A propos de moi :

Co-fondateur de Julaya, solution de paiement mobile pour l’inclusion financière en Afrique de l’Ouest (téléchargez notre application ici si vous êtes en Côte d’Ivoire).
Techno-réaliste, enthousiaste et afroptimiste.

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