The Wire ou la sociologie en action

Paul Hartzuri
Bardd.
31 min readJan 21, 2020

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Par Paul Hartzuri

Chaque année quand ma dépression hivernale pointe le bout de son nez et que les fumerolles parisiennes commencent à embrumer la ville, je ressens l’irrésistible envie de revoir une nouvelle fois l’excellente et matricielle série The Wire alias Sur Écoute pour tous les francophones pointilleux. Pour beaucoup il s’agit de la meilleure série jamais créée et après avoir encore une fois dévoré la première saison en moins d’une moitié de semaine, je dois dire que je suis aussi de cet avis. Partir dans le West Baltimore des années 2000, pour talonner le génial / très alcoolique détective McNulty alors qu’il tente de coffrer les chefs de gang Stringer Bell et Avon Barskdale, c’est un petit peu mon rendez-vous de Noël à moi, ma rom-com de l’hiver.

Oui, mais voilà, revoir et re-revoir une œuvre d’art télévisuelle, ça fait forcément réfléchir. Une fois que l’histoire est connue et qu’on n’est plus surpris par les rebondissements du scénario, l’architecture de la bête se retrouve à nu, et c’est là qu’on voit l’essence même de la création qu’on consommait passivement lors du premier visionnage. Incidemment c’est aussi comme cela que se fait chez moi la distinction entre une bonne série, et une série magistrale : une fois l’histoire dépecée reste-t-il quelque chose (une symbolique, une critique, une essence…) qui la sublime et la rend intemporelle, en somme infiniment re-visionnable.

Pour The Wire le doute n’est permis. On a là une série majeure qui cache sous son scénario, toute une analyse sociale du monde de la drogue des années 2000 de Baltimore, développée dans toutes ses inégalités sociales, ses rapports de forces, ses conflits de pouvoir… toute sa complexité quoi. Et c’est justement ce que j’aimerais vous montrer dans cet article :

Si l’histoire de The Wire est tellement captivante et résonne avec tant de force chez ceux qui l’ont vue, c’est quelle est construite sur un réseau profond d’analyses sociologiques qui irrigue le scénario tout au long de ses cinq saisons et que je vais tenter de mettre à jour pour vous.

Mais The Wire, c’est quoi donc ?

Mais d’abord, petite présentation pour ceux qui ne connaîtraient pas ce bijou du petit écran. The Wire c’est une série en 5 saisons, diffusée à partir de 2002 sur HBO et créée par David Simon, un résidant de Baltimore et ancien journaliste au Baltimore Sun. Dans son propos, The Wire prend pour sujet d’étude le trafic de drogue qui fait rage dans la ville de Baltimore et le service de police qui tente de le juguler… mais pas que. Au cours des cinq saisons, le propos s’étoffe et finit par s’intéresser à d’autres secteurs de la ville de Baltimore. Chacune des saisons est même centrée sur un aspect particulier de la société Baltimorienne avec :

  • La saison 1 qui s’intéresse aux rapports de force entre la police et les trafiquants de drogue,
  • La saison 2 qui nous entraîne dans la vie quotidienne des dockers, leurs petits à côté, leur combat syndicaliste et les liens qu’ils tissent avec la pègre locale,
  • La saison 3 qui saute à pieds joints dans la fange politique,
  • La saison 4 qui met un grand coup de projecteur sur le système éducatif de Baltimore et le traitement des classes les plus populaires dans ce système éducatif,
  • Et la saison 5 qui finit par une critique acerbe du milieu qu’a fréquenté David Simon (les médias et surtout les journaux) et de son influence sur tous les autres secteurs que l’on a pu apercevoir auparavant.

Bien sûr chacun des secteurs abordés dans ces saisons continue d’être traité dans les saisons suivantes. La série a donc gagné en complexité et en charge critique au fur et à mesure de sa diffusion. Si vous n’avez pas déjà vu The Wire, vous devez quand même commencer à saisir l’une des grande force de cette série, à savoir la multiplicité des points de vue qui y sont présentés. Contrairement à ce qu’on a l’habitude de voir dans la plupart des séries policières que l’on connaît, dans The Wire, on ne suit pas seulement l’enquête vue par l’œil de la Police, et donc de l’Etat souverain, mais aussi par celui des acteurs principaux dudit trafic de drogue, des politiques, des enseignants et même des journalistes.

L’un des effets les plus notables de cette multiplication des points de vue, c’est que le criminel gagne aussitôt en humanité, il prend en texture et en âme, ce qui nous permet à nous autres spectateurs de faire un travail nécessaire d’empathie qui n’est pas permis dans les autres séries du genre. D’un autre côté, le regard que le spectateur porte sur les membres de la police, des cercles politiques et journalistes devient aussi beaucoup plus trouble, ils ne sont plus les parangons de justice et d’honneur que l’on a l’habitude de suivre. En les traitant avec la même rigueur et la même objectivité ils redeviennent ce qu’ils sont vraiment : des humains qui poursuivent des buts souvent individuels égoïstes, et qui n’hésitent pas à sacrifier leur éthique à l’autel de la réussite personnelle.

Ce nécessaire travail d’aplanissement qu’entreprend la série, ramène finalement tous les acteurs de la vie sociale de Baltimore à leur essence même d’êtres humains en luttant contre les idées reçues, en combattant les stéréotypes et en présentant au spectateur une image plus objective des réalités sociale du trafic de drogue à Baltimore, basée sur des faits, une observation minutieuse des mécanismes sociaux en jeu et un souci du détail qui tiennent finalement plus du travail du sociologue que de celui du scénariste. Car finalement, est-ce que ce n’est pas le but de la sociologie d’analyser les phénomènes sociaux sous toutes leurs facettes pour en donner l’image la plus véridique possible en tâchant d’éprouver les idées préconçues ?

Une triple lecture pour plus de complexité et de réalisme

Si c’est la multiplicité des points de vue qui donne sa texture à la série, et qui nous permet d’ éprouver de l’empathie pour la plupart des personnages, c’est avant tout la rigueur factuelle et le travail de recherche titanesque entrepris par le créateur de la série et ses scénaristes qui rendent cette multiplicité possible. Sans ce travail de recherche nécessaire et la profonde analyse sociologique qui le sous-tend impossible en effet de rendre ces points de vue de manière réaliste et crédible. C’est parce que David Simon et ses équipes ont travaillé d’arrache-pied pour saisir la réalité sociale de Baltimore, qu’ils ont pu créer une fresque prenante et une histoire saisissante qui nous tiennent en haleine tout en présentant de manière subtile une critique au vitriol des inégalités sociales et des rapports de pouvoir qui peuvent avoir lieu dans une cité américaine comme Baltimore et plus largement dans toutes les grandes villes des pays développés. Pour donner corps aux enjeux politiques et sociaux qui traversent The Wire et nourrir son histoire, il n’y avait pas d’autre choix que de faire un travail de compréhension sociologie de la structure sociale des différents milieux qui s’entrechoquent dans la guerre contre la drogue dans le West Baltimore.

Parce que dans The Wire, on a bien une triple lecture qui s’installe dès les premiers épisodes et qui nourrit le spectateur : d’abord l’enquête policière avec l’histoire que développe la série, ensuite une lecture plus factuelle et journalistique qui nous renseigne sur l’état de Baltimore et plus largement des Etats-Unis au tournant des années 2000 en pleine période post-industrielle, et un troisième niveau de lecture sociologique, le plus important à mon sens, qui donne à la série une portée universaliste rarement égalée depuis.

Ce troisième niveau de lecture n’aurait pas été aussi efficace sans les deux autres, la lecture simple du scénario et la lecture journalistique. Mais inversement, sans son analyse sociale et ses fondations sociologiques, c’est son essence même que perdrait The Wire. C’est en construisant son propos et son scénario sur l’analyse sociale de Baltimore que la série arrive à nous présenter une vision si viscérale et addictive, qui porte un vrai message politique et social.

L’observation participante au service de The Wire.

Il est aisé de voir comment le passé de journaliste de David Simon a renseigné son propos dans The Wire, lui qui a passé un an en observation participante dans l’unité homicide de la police de Baltimore et sur le “Corner”de West Fayette and Monroe Street dans West Baltimore pour l’écriture de ses deux livres de non-fiction Homicide (1991) et The Corner (1997).

L’observation participante, c’est justement une des techniques privilégiée que les sociologues emploient pour récolter les données les plus fidèles lorsqu’ils étudient un groupe ou un phénomène social. Le sociologue doit alors intégrer le groupe social étudié, en devenir un membre à part entière pour découvrir de l’intérieur ses systèmes, ses rouages, ses codes et ses symboles particuliers. Cette approche, David Simon ne l’a pas simplement entreprise avec le Département de Police de Baltimore mais aussi au sein même des gangs qui dealaient de la drogue à cette époque. Ce double point de vue policier / criminel, on le sent qui vitalise toute sa série. Sans cette approche, il n’aurait pas été possible de donner véritablement corps aux membres des deux cultures qui s’affrontent sur le terrain de la guerre contre la drogue, la police et les dealers, surtout quand on considère le groupe social constitué par toutes les personnes qui ont partie prenante dans «le jeu» comme ils l’appellent, soit le monde sous-terrain de la drogue.

Une simple récolte de données aurait peut-être permis de reconstituer maladroitement le microcosme du département de police, mais elle n’aurait certainement pas pu en saisir le véritablement fonctionnement interne. Quand au fonctionnement interne des gangs, il aurait été tout bonnement impossible d’en faire une reconstitution fidèle sans un regard de l’intérieur. Ce monde très secret ne se laisse pas facilement percer, et la vision qu’en donne les statistiques (souvent gouvernementales) les papiers universitaires (une vision teinté d’élitisme) ou les journaux (peu scrupuleux quand aux biais d’écriture qu’il pourraient avoir comme on peut le voir dans la saison 5 ) est parcellaire au mieux, et complètement faussée dans la plupart des cas. C’est donc l’observation participante qui donne toute la granularité que peut avoir cette série, sa précision dans la description qu’elle fait de ce terrain d’affrontement et surtout la force de ses personnages.

Seule une véritable analyse sociale, comme celle entreprise par David Simon permet de comprendre véritablement les sous-cultures et les codes des participants au trafic de drogue à Baltimore ainsi que de l’administration judiciaire et policières de la même ville. C’est en fréquentant les membres de ces groupes sociaux, et en les écoutant qu’il a pu donner à ses personnages leur multi-dimensionnalité et c’est par ce traitement du personnage dans toute sa complexité, en faisant fi des stéréotype, qu’à son tour le spectateur peut les comprendre, et éprouver de l’empathie pour eux.

Cette empathie, elle exsude du scénario de The Wire sans prendre parti, sans se cantonner à un seul camp. Que ce soit les détectives McNulty, Bunk, Freamon ou les membres d’organisations liées à la drogue comme Stringer Bell, ou Avon Barksdale, en passant par les franc-tireurs comme Omar pour ne citer qu’eux, chaque personnage de la série est présenté en tant que véritable être humain bien loin des archétypes narratifs qu’on nous sert d’habitude dans les séries. Même les personnages les plus détestables aux premiers abords finissent par trouver grâce à nos yeux comme Pryzbylewski, le flic assez stupide pour tirer dans sa propre voiture mais qui trouve sa rédemption dans le travail d’enquête administrative puis dans son travail d’enseignant, ou Rawls, le Major qui ne s’intéresse qu’aux stats et rien qu’aux stats, mais qui trouve un moment de grâce en venant soutenir le détective McNulty, son subordonné qu’il déteste pourtant, alors qu’une détective de son unité vient de se faire blesser dans un échange de tir. Chaque personnage a son moment, chaque point de vue est abordé avec subtilité et vient ajouter à la complexe tapisserie narrative qu’est The Wire, et ça, c’est grâce à la capacité des scénariste d’exposer chacune des réalités personnelles de chaque personnage influencée par leur naissance, leur caractère, leur éducation, leur contexte social, leur socialisation…

Les scènes les plus mondaines sont parfois les meilleures

Ce qui est le plus épatant dans The Wire, c’est que finalement, certaines des scènes les plus marquantes de la série n’ont en fait rien à voir avec le trafic de drogue ou la lutte contre la criminalité. Ce sont souvent des scènes teintées de mondanité, qui paraissent anodines et qui renferment en fait tout le sel de l’analyse sociale qui y est développée.

Il y a par exemple au milieu de l’épisode 5 de la saison 1 de The Wire, une scène où le regard sociologique des scénariste transparaît de manière évidente et qui m’a fait prendre conscience pour la première fois de l’étendue du propos et de l’analyse sociale qui est faite tout au long de la série. Dans cette scène, D’Angelo, neveu et lieutenant d’Avon Barksdale, le chef de son gang, emmène sa femme Donnette dans un restaurant huppé du centre de Baltimore pour fêter sa récente rentrée d’argent pas très légale. Il s’agit justement d’une de ses scènes apparemment mondaines, sans importance au premier regard mais qui renferme en fait toute la puissance de l’analyse de David Simon. Alors qu’on pouvait s’attendre à un rendez-vous romantique sans grand intérêt dans cette scène intercalaire qui n’apporte pas grand chose à la compréhension globale de l’enquête en cours, on y découvre en fait une violence sociale bien visible sans être pourtant manifeste.

Dans le contexte de la scène, la soirée aurait dû n’être qu’une simple formalité pour le couple, mais elle va se transformer en fait en humiliation et en malaise social aigu pour D’Angelo qui ne se sent très vite plus à sa place dans ce milieu social. Car s’il a le capital économique, les billets quoi, pour fréquenter cet établissement, ce qui lui manque cruellement, c’est le capital culturel (tous les biens et comportement culturels acquis par une personne dans sa vie) et surtout l’habitus de la classe dominante à savoir la capacité à se socialiser, à comprendre les codes, les symboles de cette classe et la capacité à naviguer sans effort dans le contexte social de ce restaurant huppée.

Chaque élément de cette scène est une petite mortification pour D’Angelo qui se sent de plus en plus inadéquat au fur et à mesure que la soirée avance. Il arrive sans avoir réservé de table pensant pouvoir s’asseoir n’importe où comme dans les restaurants qu’il fréquente à West Baltimore et le maître de salle lui fait sentir que cela ne se fait pas, il fait un faux pas en essayant de s’asseoir à une table réservée, voit l’aide que lui propose le serveur pour retirer son manteau comme un acte de faiblesse, ne comprend pas ce que fait le serveur lorsqu’il retire les miettes entre les services et tente de prendre un des échantillons de gâteau pour sa femme sur le chariot sous le regard éberlué du serveur. Toutes ces erreurs ne passent pas inaperçues pour D’Angelo comme on peut le voir au milieu de la scène (ici en anglais) :

D’Angelo : Think they know?

Donnette : Do they know what?

D’Angelo : You know. What I’m about.

Donnette : What you mean, Dee?

D’Angelo : Come on, you know, it’s like… we get all dressed up, right? Come all the way across town. Fancy place like this. After we finished, we gonna go down to the harbor. Walk around a little bit, you know? Acting like we belong down here, know what I’m saying?

Donnette : So? Your money good, right? Dee, we ain’t the only black people in here.

D’Angelo : It ain’t what I’m talking about. It’s about where we…. Come on, you know. I’m just saying, you know, I feel like some shit just stay with you… you know what I’m saying, like, hard as you try… you still can’t go nowhere, you know what I’m saying?

Contrairement à Donnette qui croit encore que l’argent permet d’acheter sa place à la table des dominants, D’Angelo n’est pas dupe, il voit bien qu’il n’appartient pas à ce milieu, il sent bien le regard des autres clients présents dans le restaurant, il ressent tout le poids des jugements qui pèsent sur lui. Et ce qu’il dit n’est pas faux, quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente d’accomplir pour se faire passer pour un des leurs, les personnes rassemblées autour de lui dans le restaurant ne le considéreront pas comme un égal car il n’a pas l’habitus, il n’a pas le bagage culturel qui lui permettrait de comprendre ce milieu.

Finalement on retrouve dans cette scène ce qu’ont analysé les deux sociologues français Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers et La Reproduction (1970) en s’intéressant à la reproduction des inégalités dans le système scolaire notamment : les institutions et la vie publique de nos sociétés sont en fait construites par et pour les classes dominantes. Et dans les lieux où se rencontrent dominants et dominés, les premiers imposent, de façon déguisée, leurs préférences, leur arbitraire culturel qu’ils maîtrisent parfaitement aux seconds. Ils exercent alors une forme de violence non physique sur les dominés qui ne maîtrisent pas les codes de cette culture et les placent en situation d’infériorité. C’est ce que Bourdieu nomme la violence symbolique et c’est cette violence symbolique que ressent cruellement D’Angelo lors de cette soirée avec sa femme.

C’est là tout le génie de cette scène. En renversant la situation, en montrant un dealer cherchant à naviguer dans le monde de la classe supérieure, on se rend alors vraiment compte du véritable problème qui gangrène la cité de Baltimore et de la véritable forme que prend la domination des classes supérieures sur les classes populaires. Quand bien même un dealer cherche à échapper à son origine sociale, il est toujours rappelé à sa condition et à son ignorance par la classe supérieure indépendamment de sa couleur de peau (même si, soyons honnête, la discrimination raciale est un des facteurs majeurs qui influent dans la probabilité d’une personne de faire partie des classes populaires d’autant plus quand on est aux Etats-Unis).

Répondre aux questionnements et aux à priori du spectateur grâce à la sociologie

Mais si l’analyse sociale de The Wire se cantonnait à de simples scènes intercalaires pensées en petits tableaux sociologiques pour se dédouaner d’un réalisme encombrant au scénario, la série n’aurait pas perduré jusqu’à maintenant. L’une des grandes forces de l’histoire de The Wire, c’est justement qu’elle vient combattre les idées reçues que nous avons tous sur le milieu criminel de la drogue, des à priori renforcés par l’image qui en est donnée par les politiques et dans les médias. Car c’est bien là le problème, l’opinion prédominante sur ces sujets est celle des classes supérieures qui ont tout à gagner à stigmatiser les classes populaires et les activités criminelles qui viennent perturber le fonctionnement d’une société où tout est fait pour les plus privilégiés.

Pour proposer une fresque complexe, fouillée, sans raccourci de pensée aucun, il est donc nécessaire d’appliquer une analyse socio-économique des luttes de pouvoirs et de classes à l’intégralité du scénario : et c’est ce que fait avec brio The Wire. C’est cette nuance d’analyse qui permet de donner consistance aux personnages qui ne sont plus seulement des leviers de l’histoire mais les porteurs d’idéaux, de désirs et d’une volonté propre qui les rend bien plus vivants à nos yeux.

Si on prend par exemple l’idéologie extrêmement répandue aux Etats-Unis du Self Made Man et du rêve américain, cela pourrait sembler être la réponse la plus évidente à l’analyse d’une violence symbolique faite sur les classes populaires : finalement si les individus sont dans une situation précaire, c’est parce qu’à un certain moment, ils n’ont pas fournit le travail nécessaire pour s’élever socialement.

Cette idée qui sous-tend le capitalisme dans le prolongement d’une éthique protestante (voir Max Weber), est particulièrement insidieuse puisqu’elle fait porter la charge du malheur social sur l’individu et sur ses choix particuliers en faisant complètement fi de la responsabilité systémique et étatique dans la construction des trajectoires sociales. C’est par exemple l’épouvantail que Julie Graziani agite quand elle a récemment dit à propos des mères célibataires au SMIC :

“Je comprends très bien qu’elle ne s’en sorte pas à ce niveau-là. Mais à un moment donné je ne connais pas son parcours de vie à cette dame. Qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au smic ? Est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école ? Est-ce qu’elle a bien suivi des études ? Puis, si on est au SMIC, faut peut-être pas divorcer non plus dans ces cas-là, si tu veux à un moment donné, quand on se rajoute des difficultés sur des difficultés, et des boulets sur des boulets, on se retrouve dans des problèmes.”

Dans The Wire, c’est le même argument qui est repris par les policiers et plus généralement pas les huiles de la cité de Baltimore : la criminalité est un choix pas une fatalité. Et c’est là que la série est particulièrement intelligente : plutôt que de nous peindre un tableau sans ombre, elle décide de faire de l’un de ses personnages principaux, le porteur de cette idée qu’avec assez de travail et d’abnégation, il est possible, même pour un criminel notoire, de rejoindre les hautes sphères. Ce personnage qui est le plus représentatif de cette idée que même quand on a reçu une mauvaise main, il est possible de redistribuer les cartes, c’est Stringer Bell, le cerveau et la banque de l’organisation criminelle que l’on suit dans les trois premières saisons.

Contrairement aux autres personnages qui font partie du «jeu» dans la série, Stringer Bell semble vouloir s’élever dans le monde et devenir un businessman. Et pour ce faire, il a compris qu’il lui fallait maîtriser la culture des dominants et les codes qui lui sont associés par le seul vrai moyen d’élévation social qui lui est disponible (aussi imparfait soit-il) : le système éducatif. On le voit donc à plusieurs occasion, prendre des cours d’économie et tenter de les appliquer à son activité, le trafic de drogue. Et cela semble marcher pour lui : il développe des entreprises pour blanchir le flot d’argent généré par la drogue, il investit dans des complexes immobiliers et se rend même coupable d’un délit d’initié (summum du crime à col blanc).

On pourrait à priori penser que la série souscrit à cette idée qu’avec assez de travail et d’études, il est possible de s’élever et d’échapper à son milieu social.

Pourtant on se rend compte très rapidement que l’intégration de Stringer Bell a ses limites. Elle n’est jamais totale. Parce que c’est d’une socialisation secondaire dont il bénéficie, Stringer Bell n’appartient pas à la classe dominante ; ses expression, sa façon de marcher et ses sautes d’humeur le trahissent quant bien même il tente de s’habiller et de se présenter comme un homme d’affaire, portant costume et montre. Même s’il essaye de se donner une aura de respectabilité, c’est lui qui attire l’attention du détective McNulty, menant à la création de l’enquête avec écoutes sur son organisation. Et même s’il gère surtout les problème de trésorerie, Stringer Bell est constamment rappelé à sa condition de membre à part entière du trafic de drogue : on l’appelle régulièrement pour régler les différents et les problèmes rencontrés sur le terrain, il doit à plusieurs occasions se salir les mains en organisant l’assassinat de plusieurs personnes, il est fréquemment vu en compagnie des membres les plus violents de son gang…

C’est là aussi le génie du scénario qui nous montre un personnage qui souscrit totalement au rêve américain et qui tente de s’élever au-dessus de sa condition mais qui n’y parvient jamais. Malgré tous ses efforts, Stringer Bell est constamment ramené à sa véritable condition de dominé et vers la fin de la saison 3 son masque affable et son semblant d’habitus des classes supérieures se brise en apprenant qu’il a été roulé par le sénateur avec qui il travaille pour son complexe immobilier. Face à cette vexation, ses vieilles habitudes de “joueur” ressortent alors qu’il cherche à organiser le meurtre dudit sénateur.

C’est là que la série est particulièrement consciente des réalités sociologiques qui limitent les opportunités des membres des classes populaires. C’est comme ça qu’elle parvient à décrire avec tant de réalisme la trajectoire d’un personnage qui veut réussir en dépit de sa condition mais qui est rattrapé par ses origines sociales. On comprends alors, grâce à la série, qu’il est très difficile (sinon impossible) de s’élever socialement, quand on vient des classes les plus défavorisées quand bien même on lit du Adam Smith.

Finalement, le personnage de Stringer Bell devient le véritable vaisseau de notre propre révélation en tant que spectateur : à travers ses expériences et son histoire personnelle, on comprend que le rêve américain n’est justement qu’un rêve, surtout quand on considère les classes les plus défavorisées, et qu’il est difficile sinon impossible de s’extirper de son propre milieu social. En donnant un visage, et un point d’ancrage à l’idée fausse que le travail pourrait sauver ces populations, en la voyant mise à l’épreuve, en constatant son échec, nos propres préconceptions s’en retrouvent brisées.

Et ça, la série, ne le fait pas seulement avec le rêve américain ou la vertu supposée du travail dans l’élévation sociale, elle le fait aussi dans son traitement des grandes institutions de la société comme le système éducatif, la police, la justice ou le système politique.

Donner vie aux institutions de Baltimore grâce à la sociologie

Comme on a pu le voir, c’est grâce à une analyse sociologique poussée que The Wire parvient à engrainer ses personnages dans notre inconscient, en leur donnant toute leur complexité et leurs nuances. Mais c’est aussi dans la manière de construire les grandes institutions de la ville de Baltimore qui sont présentées dans la série que la sociologie vient apporter au scénario. Et cet apport est particulièrement important pour donner substance au personnage principal de la série : à savoir la ville de Blaltimore, sa délinquance, ses politiques dans ses ressorts économiques et sociaux.

Comme l’évoque David Simon :

“it is really about the American city, and about how we live together. It’s about how institutions have an effect on individuals”

Impossible donc de se lancer dans cette fresque métropolitaine sans avoir un regard sociologique sur les rouages du système politique et judiciaire de Baltimore.

En fait de scénario, l’enquête est secondaire, elle vient seulement après la représentation des institutions de la ville de Baltimore comme par exemple le fonctionnement de sa police et c’est justement là que le scénario ne peut pas se passer de l’analyse sociologique.

Si on continue sur l’exemple de la police de Baltimore. On se rend très vite compte que The Wire choisit de rompre avec le mythe d’une police pro-active et toute puissante qu’on voit souvent dans les autres séries policières. Dans la représentation que nous en fait la série de David Simon, il n’y a rien d’épique dans son activité mais plutôt l’affreuse banalité du quotidien. Le travail d’enquête qui est fait par les détectives a début de la saison 1 est des plus ordinaire et répétitif. L’ennui des policiers est palpable et se complique souvent d’une frustration évidente face à l’inaction de leur service et de leurs supérieures. Et c’est justement cette inaction que décrit le sociologue Didier Fassin dans La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (2011). Pour lui, c’est l’intense frustration que ressentent les policiers face à l’inaction qui entraîne chez eux des réactions extrêmes alors qu’ils se sentent dépassés par le système.

C’est à ce genre de réaction d’extrême violence directement liée au désœuvrement et à la rancœur des policiers à auquel on assiste dans cette scène durant laquelle trois des détectives qu’on suit se rendent dans le Project de West Baltimore pour “apprendre à ces motherfuckers qui ils sont” alors même que leur service est fini. Après avoir crié dans la cité, l‘un des policiers finit par tabasser un jeune qui a eu le malheur de s’asseoir sur le capot de leur voiture avec un air goguenard, l’envoyant à l’hôpital, un œil en moins.

C’est là qu’on voit aussi la finesse de l’analyse sociologique de la série dans sa représentation de la police. Si les policiers nourrissent tant de rancœur et de frustration, c’est aussi à cause de l’énorme décalage entre la représentation fantasmée qui est faite de la police dans la plupart des contenus culturels que l’on consomme aujourd’hui (NCIS, Les Experts, Criminal Minds…) et la réalité mondaine du travail d’officier de police. En présentant la police dans toute son aridité et son réalisme, The Wire donne non seulement à voir les mécanismes psychologiques qui peuvent sous-tendre les dérives de violence qui sont monnaie courante aujourd’hui dans les manifestations par exemple, mais ça permet aussi de rompre le cycle de cette représentation idéalisée de la police dans l’inconscient collectif.

De même cette représentation permet aussi de pointer du doigt une institution qui impose sur le policier une pression folle et qui n’hésite pas à utiliser et à recracher ses officiers à des fins politiques.

En fait, The Wire se sert de l’analyse sociologique pour pointer du doigt les véritables problèmes d’un système au service des ambitions politiques des plus favorisés. Alors qu’on est souvent enclin à condamner le policier comme une figure de violence débridée, on oublie souvent la machine qui pousse l’individu jusqu’à ses limites. Car, soyons honnêtes, ils sont peu les policiers (en France comme aux Etats-Unis) qui sont issus des classes supérieures. Finalement le policier, même s’il est inclus dans le système, fait lui aussi parti des dominés. En montrant la réalité sociologique du travail de police, avec son manque de reconnaissance, sa pression au chiffre et une image populaire plutôt très négative, on comprend que les individus, forcément faillibles, ne peuvent pas résister. Au cours des saisons, on est confrontés au sentiment d’incapacité et d’inefficacité que doivent ressentir quotidiennement les policiers.

On voit d’ailleurs tout au long de la série, la dissonance psychologique qui est à l’oeuvre chez eux entre engagement total qu’ils ne peuvent renier et l’ennui effectif du boulot. On voit d’ailleurs les stratégies qu’emploient ces policiers pour mitiger cette dissonance, certains comme McNulty s’engageant, corps âme et santé dans leur travail quitte à sacrifier vie de famille et relations sociales, quand d’autres se désinvestissent complètement, faisant le moins possible tant que cela ne se remarque pas.

Enfin, là où la série rompt le plus avec l’image du bon policier que l’on peut voir dans les autres séries du genre, c’est dans l’accent qu’il met sur la carrière du policier qui doit respecter la sempiternelle “chain of command” (la hiérarchie quoi). Si tu veux réussir et travailler dans la police de Baltimore, tu dois respecter la hiérarchie. Et malheur à celui qui ne respecte pas ce sacro-saint précepte, il finira dans le pire département de la police, sur un bateau ou à gérer la réception des preuves. Oui mais voilà, quand tu remontes assez haut dans la chaîne de commandement, tu quittes forcément la sphère policière pour te retrouver dans le monde de la politique, et donc suivre cette chaîne, c’est forcément être au service des changements d’humeur d’un pouvoir qui n’a que faire du bien commun, de l’éthique et de la morale. Pour le politique, seul sa réélection importe, et donc seul ce qui le met dans l’œil du public est important et peut le faire bouger. Le commisionner Burell n’est d’ailleurs pas dupe comme on peut le voir dans cette scène.

Commissioner Burrell : You think the mayor tells the schools how to teach kids or the health department how to do its job or sanitation how to pick up the trash ? But get elected and suddenly they know police work… You might think it will be different when you sit here… but it won’t, you will eat their shit…”

C’est là la force de The Wire qui, par le bais d’un travail journalistique et sociologique fouillé, peut pointer du doigt les véritables causes du problème qui fait rage dans Baltimore. Les personnes qui prennent les décisions n’y connaissent rien, ils ne s’intéressent qu’à eux. Et quand bien même une personne avec un tant soit peu d’éthique se retrouverait nommé à la tête de la police, cela ne changerait rien car le système est construit de tel sorte qu’il n’ait d’autre choix que d’accéder aux demandes des dirigeants.

Impossible de faire carrière dans la police sans suivre les ordres, et donc impossible de faire autre chose que de répondre aux impératifs des statistiques lancés par les politiques qui veulent du chiffre pour faire semblant de faire du bien à la cité. La police est présenté dans The Wire comme un instrument de la politique du chiffre, mise au service des stratégies politiciennes égoïstes. Alors que la police devrait être un liant communautaire nécessaire dans la ville et dans les quartiers les plus populaires, elle devient un facteur aggravant de la conflictualité qui y réside, créant un climat délétère tant pour les jeunes que pour les policiers.

Cette critique que fait The Wire, elle est seulement rendue possible par la recherche sociologique des mécanismes à l’oeuvre dans l’institution de la police. C’est grâce à ce travail nécessaire que le policier devient lui aussi plus humain, qu’on le comprend mieux dans le paradoxe qu’il affronte, et qu’on peut aussi faire un véritable travail de réflexion dans ce qu’il se passe dans nos sociétés.

Une vision sociologique de la criminalité

Cette vision sociologique et systémique sur laquelle The Wire construit les institutions qu’elle développe dans son scénario, elle s’applique aussi à l’organisation que prend le trafic de drogue. Dans The Wire, David Simon s’appuie fortement sur la sociologie de la déviance et de la criminalité pour construire sa représentation du crime dans la ville de Baltimore.

Tout au long de la série, on se rend rapidement compte qu’il est difficile, sinon impossible, pour les habitants des quartiers les plus défavorisé, d’échapper à l’attrait du “jeu”. Une des idées reçues que la série étrille dès la saison 1, c’est que les participants au trafic de drogue qui sévit à Baltimore sont des participants conscients et volontaires de ce mode de vie, que s’ils avaient plus travaillé à l’école, s’ils l’avaient voulu ils n’en seraient pas là.

Ce lieu commun, The Wire le démonte point par point tout au long de sa diffusion. Car David Simon n’est pas dupe, quand les enfants des quartiers défavorisés arrivent à l’école, il est déjà trop tard : ils sont déjà socialisés au “jeu” et à ses règles, bien plus qu’aux règles qui régissent le reste de la société. Dans la vision qu’il développe dans The Wire, on sent l’influence des théories de la déviance qu’Howard Becker développe dans son livre Outsider (1963).

La déviance pour ce sociologue américain, est une étiquette appliquée avec succès sur les personnes qui transgressent certaines normes de la société lorsque cette transgression est évidente aux yeux des autres membres de la société. En se rendant “coupable” de transgression, un stigmate est appliqué à l’individu déviant qui devient apparent à la société. Dans The Wire, lorsqu’on fait partie du trafic de drogue, on est déviant en cela que cette activité est considéré par la majeure partie de la société d’un mauvais œil et qu’elle transgresse l’ordre établi.

Jusque là, rien de très novateur de la part de la série que d’appliquer cette vision. Dans toutes les séries policières, les criminels sont considéré comme des déviants qui doivent être jugulés. Là où la série se démarque particulièrement, c’est dans l’analyse des causes de la déviance et de la criminalité. Dans Outsiders, l’un des points que souligne Becker, c’est le côté très vague et général des normes de la société. Il pointe alors du doigt, le processus extrêmement insidieux par lequel ces normes sont crées pour ensuite être appliquées à toute la société. Dans la société, on a finalement différents groupe sociaux qui élaborent plus ou moins consciemment, des normes qui définissent avec plus ou moins de précisions les actions autorisées et celles interdites. Mais au sein de ces groupes qui définissent les normes, on a certains individus que Becker nomme les entrepreneurs de morale. Ce sont les personnes qui cherchent à imposer leur propre morale aux autres sans prendre forcément en compte la rationalité de ce qu’ils appellent de leur vœux ou même le bien commun. Pour ce faire il faut généralement se gagner l’opinion public, et qui de mieux placés pour cela que les puissants et les politiques qui bénéficient d’une vaste plateforme de communication pour faire valoir leur morale.

La création de normes est donc un processus éminemment politique, concentré dans les mains des plus favorisés et avec une mise en place des normes et leurs application parfois violente par le bras armé de la société, à savoir la police. Les policiers qui sont au front se font donc les porteurs plus ou moins zélés de la vision qu’a la société de la norme, et ce sont eux (entre autres) qui vont stigmatiser, qui vont apposer l’étiquette de déviant, sur les membres des classes les plus défavorisées qui se livrent au trafic de drogue.

C’est ce qu’on voit à de multiples occasions dans The Wire, et ce dont on a parlé un peu plus haut, lorsque la police traite de manière indiscriminée les citoyens et les membres de gangs habitant le Project comme des criminels en puissance.

La carrière du criminel

Ce qui est particulièrement intéressant dans l’analyse que fait ensuite Becker, et qui constitue le socle de la représentation qui est faite des organisations criminelles dans The Wire, c’est que l’étiquette de déviants devient un signe d’appartenance et une carte d’entrée dans le nouveau groupe social déviant avec des codes, des rituels et des symboles propres. Une véritable carrière déviante s’offre alors à la personne qui a été porteuse d’un stigmate avec, comme dans une carrière traditionnelle, des étapes clé et des possibilités de promotion. C’est ce qu’on voit dans la représentation qui est faite du trafic de drogue dans The Wire, et notamment dans la saison 4 : les jeunes des quartiers du West Baltimore font partie très tôt du “jeu” et montent au fur et à mesure les échelons de l’organisation criminelle plus ils vieillissent. Ils commencent comme “ look-outs” (des guetteurs), puis comme “ runners” pour transmettre les doses de drogues, puis “ touts” qui attirent les clients jusqu’à recevoir la promotion de “ hoppers”, “lieutenant”, ou de “soldiers”etc…

Dans la représentation qui est faite de cette carrière déviante dans The Wire, on voit aussi de manière très claire les deux phase d’intégration qui sont présentées par Becker :

  • On a d’abord l’étape de l’engagement qui correspond au premier acte considéré comme déviant qui transgresse les normes de la société. Ce premier acte entraîne un processus de justification interne de l’acte qui permet à l’individu de faire sens de l’acte transgressif qu’il vient de commettre. Typiquement dans la série, les enfants commencent par faire le guet, une action qui reste tout de même assez éloignée de la violence inhérente aux activités criminelles du trafic de drogue. Pourtant c’est un premier pas dans ce monde qui enclenche une logique de désensibilisation au crime et qui rend plus facile la récidive.
  • On a ensuite la reconnaissance publique du statut de déviant, qui se produit lorsque l’individu est reconnu publiquement dans sa transgression de la norme. Dans le monde de Baltimore, cette reconnaissance se fait surtout par la police et par le biais de l’arrestation qui permet de rentrer dans le vrai monde des criminels comme on le voit par exemple avec l’enfant qui est éborgné par les trois détectives dans la scène vue plus haut qui va ensuite gagner en galon dans l’organisation. Cette reconnaissance du statut de déviant est double, elle se produit à la fois pour la société qui va apposer un stigmate sur l’individu mais aussi sur les membres du groupe social déviant qui reconnaissent l’individu comme membre à part entière de leur groupe.

Hors ce qu’on saisit rapidement en regardant la saison 4 de The Wire, c’est qu’en fait les “corner kids”, les enfants des carrefours, sont en fait déjà membre de cette sous-culture déviante avant même d’avoir fini le lycée. A 13–14 ans ils sont déjà parfaitement conscients de la carrière criminelle qui s’offre à eux, des codes et des rituels qui forment la vie sociale de leur groupe déviant. Ce qu’il faut comprendre en sous-texte c’est qu’avant même que ces enfants n’atteignent les rangs de l’école, l’étiquette est déjà apposée et la reproduction sociale a déjà eu lieue : ils sont déjà des membres de l’organisation criminelle. Il suffit de voir avec quelle clarté d’esprit, avec quelle lucidité ils parlent de l’organisation du trafic de drogue, de leurs “perspectives d’avenir” et de l’ombre que jette la mort sur leur futur. On comprend alors que ces enfants ne sont pas bêtes, ils sont juste parfaitement conscients de l’inutilité de ce qu’on leur apprend dans les classes pour avancer dans leur carrière déviante. Ils sont plus occupés à apprendre ce qui va leur permettre de survivre au jour le jour dans la rue.

C’est grâce à son analyse sociologique des comportements déviants et de la criminalité, que The Wire arrive à dépeindre non seulement les rouages de l’organisation criminelle de manière saisissante et extrêmement réaliste, mais qu’elle arrive aussi à présenter les mécanismes qui poussent très tôt les individus vers la criminalité. C’est grâce au travail journalistique effectué et à la connaissance des théories sociologique que David Simon arrive aussi à présenter avec tant de précisions, les codes de cette vie criminelle et les comportements qui lui sont associés. Et on comprend rapidement comment cette sous-culture se cristallise en opposition à la culture dominante.

La critique de l’hypocrisie des classes dirigeantes par la sociologie

Si on reprend l’exemple des enfants que l’on suit dans la saison 4. On se rend rapidement compte qu’ils ont un regard très juste et cynique sur le traitement différencié dont fait l’objet la drogue qu’ils vendent comparé aux autres produits addictifs et des discriminations dont ils sont l’objet par les classes dominantes :

Namond Brice : Like y’all say, don’t lie, don’t bump, don’t cheat, don’t steal or whatever. But what about y’all? What, the government, Enron, steroids? Yeah, liquor business, booze — the real killer out there? And cigarettes, oh shit! You got some smokes in there?

Une professeure : I’m trying to quit.

Etudiant 2 : Drugs paid your salary, right?

Howard “Bunny” Colvin (un ancien major de la police) : Not exactly, but I get your point.

Namond Brice : We do the same thing as y’all, except when we do it, it’s like, “Oh my God, these kids is animals!” It’s like, it’s the end of the world coming. Man, that’s bullshit. ’Cause this is like, what, hypocrite? Hypocritical.

Au travers de ces enfants qui sont déjà intégrés dans le trafic criminel (faute de choix) et en les présentant comme des personnes finalement plutôt rationnelle complètement au courant de l’hypocrisie des classes supérieures, The Wire pointe aussi du doigt les dysfonctionnements du système éducatif et plus largement de la société qui ne prend pas en charge ces enfants, pas parce qu’elle ne sait pas adresser les problèmes à la source mais parce qu’elle ne le veut pas.

Tout au long de la série, on se rend compte que tous les points sociologiques qui sont développées et tous les problèmes sociaux qu’ils dévoilent sont connus des classes dirigeantes. De manière générale si des scénaristes sont capables de mettre à jour les mécanismes qui sous-tendent la reproduction des inégalités dans les quartiers défavorisés et la prolifération des activités criminelles, on peut être d’accord pour dire que les politiques ont aussi accès à ces informations et qu’ils peuvent donc agir pour résorber les dysfonctionnements qui sont pointés du doigt.

Mais la série nous donne un élément de réponse sur l’inactivité des classes supérieures qui y sont décrite, et dans leur prolongement, l’inactivité de nos propres élites : cela ne les intéresse pas.

En fait la véritable cause de la criminalité dans West Baltimore c’est aussi et surtout le manque de débouchés dans une ville qui est rongé par le chômage (plus de 50% des jeunes étaient au chômage dans Baltimore à l’époque où est tournée la série). Donc pour réussir, pour gagner de l’argent (parce que le criminel aussi souscrit souvent aux signes extérieurs de réussite valorisés par la société et chez nous, c’est l’argent, de plus en plus) il ne reste que la criminalité, un secteur florissant dans le West Baltimore qui embauche constamment.

Et c’est le propos véritable de The Wire qui s’intéresse plus à la guerre que mène les élites contre les pauvres qu’à une enquête sur un trafic de drogue. Et ça, ce n’est pas moi qui le dit, c’est David Simon lui-même qui déclare :

“I’m not entirely unconvinced that it is not largely intended as a war on the poor now. I’m not sure that we can distinguish anymore… It may have begun a long time ago as a war on dangerous drugs but at some point it morphed to the point where it was really about social control and at this point it’s about doing something with the 15% of my country that we don’t need anymore for our economy. We’ve lost our manufacturing base and we don’t need a laboring class so there’s a lot of undereducated people who the economy has thrown away and we’re living in an alternate America and have no purpose, i mean this is an existential crisis for the poor and in an horrible way i think they’ve solved it by targetting them…”

On arrive donc au nerf de la guerre, là où la théorie sociale rejoint la théorie économique : les classes supérieures qui sont présentées au pouvoir dans The Wire, choisissent d’ignorer les problèmes des pauvres et dans la même idée, ils choisissent de les cibler pour des raison de pur gain économique. C’est là le propos de The Wire qui fait une critique en règle du modèle social capitaliste actuel et de ses dérives tentaculaires en se basant sur un travail scientifique précis et extrêmement sérieux.

Finalement, si The Wire est si viscérale, addictive et percutante c’est parce qu’elle applique une analyse sociologique rigoureuse, étayée par de vraies théories vérifiées sur le terrain, à chaque niveau de son scénario. Que ce soit les personnages, les scènes prises individuellement, la représentation des institutions, des organisations criminelles et même l’intrigue générale… tout est fondé sur un regard critique et sociologique de Baltimore et de la ville américaine. Savamment distillé derrière une façade de série policière se cache en fait une immense série chorale aux accents de Comédie Humaine qui développe une critique sérieuse de la société américaine et de ses dérives. Cette critique, c’est elle qui marque durablement le spectateur et qui rend cette série intemporelle.

Si The Wire est souvent considéré comme la meilleure série jamais crée, c’est grâce à sa critique sociale, à son propos et à sa rigueur intellectuelle qui en font un objet qui sera toujours aussi bon et aussi percutant dans 50 ans. Et ça, c’est en partie grâce à la sociologie.

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