Jean-Pierre Khazem, “Llama project”

Bav(art)dages | Episode 3 : rupture

Julien Baldacchino
Bav{art]dages | Fiction

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Sète, 15 juin 2000

Je veux pas y retourner. Pas à nouveau le CRAC. C’est un endroit qui me fait peur. Il y a des tableaux affreux, des oeuvres d’art qui font peur, et en plus, elles me parlent. C’est un super pouvoir que j’ai, de parler avec les Oeuvres dans les musées. Ca devrait être super cool, mais ça me fait un peu peur quand même.

Voilà voilà, l’Icelandic Love Corporation.

En plus la dernière fois, Marion m’a raconté que j’avais bien fait de pas finir la visite : “Il y avait une table avec des verres de lait. En fait, c’était les restes d’un spectacle que quatre dames avaient fait. Elles se passaient les verres de lait en se disant merci, mais elles étaient déguisées comme des momies, et elles avaient les dents peintes en noir” [Je découvris bien plus tard qu’il s’agissait d’une performance de l’Icelandic Love Corporation — encore des islandais, tiens, nda]

Cette fois, l’expo s’appelle The Dummy’s Lesson. Je crois que ça parle de marionnettes, vu ce que nous a dit Monsieur M. avant d’entrer. A l’entrée — ouf ! — il n’y a pas de tableau à l’accueil. La première sculpture, c’est plutôt rigolo. Il y a une télé, et un gros bouton rouge, quand on appuie sur le bouton rouge, ça fige les images de la télé. Il y a des trucs bizarres, mais tous ont l’air cool. Quand je passe devant eux, il me disent “Salut”, et je leur répond par la pensée. Ils doivent savoir, à l’avance, que je peux les entendre. Peut-être que ce sont Bianca et Toto qui le leur ont dit, avant de partir.

La guide nous mène dans une salle sombre. “Viens”, me lance une petite voix, lointaine, alors que l’écran est encore noir. C’est étrange, c’est comme s’il y avait de l’écho. Ce “viens”, je l’entends plusieurs fois d’affilée. Et puis il y a un petit cri. Tout petit. Lui aussi a un écho. Qui se rapproche, beaucoup, encore plus. A la fin, c’est un hurlement qui me traverse la tête. Un cri perçant, encore pire que celui de ma petite soeur. Un mélange entre le cri du bébé et le hurlement des loups-garous. Ca me fait super mal à la tête, je ferme les yeux.

Quand je les rouvre, devant moi, l’écran s’est allumé. C’est une sorte de film, mais sans paroles. Il y a des gens d’une même famille, un lama, et puis une petite fille. Elle doit avoir mon âge. Mais, elle, son visage ne bouge pas. Le lama non plus ne bouge pas. Il n’est là que quand elle est là. C’est le truc le plus bizarre que j’aie vu de toute ma vie. Le guide explique des choses, mais je ne les entends pas. Je n’entends que la musique de la vidéo… et cette drôle de voix aigue, qui revient me parler.

Photo de la série “Llama Project” (Jean-Pierre Khazem)

Qui es-tu ? me demande-t-elle.
- Moi ? Je m’appelle Julien, j’ai dix ans et je suis en sixième D avec Monsieur M. C’est lui qui nous amène ici et…
- Je m’en fiche. Pourquoi t’entends-je penser ? Tu es un nouvel ami ?”

C’est très bizarre. A chaque fois qu’elle dit quelque chose, il y a ce drôle d’écho. Depuis que le film a commencé, je n’ai pas vu bouger son visage. Elle, elle marche, elle s’assied devant la télé. Mais son visage reste le même.

“- Je sais pas, peut-être qu’on sera amis. Tu m’entends penser parce que j’ai un super pouvoir, je peux parler avec des oeuvres. C’est un tableau ici qui me l’a appris. Mais toi, tu es qui ?
- Je suis Llama Project. Une vidéo de Jean-Pierre Khazem. Et je suis triste, et seule.
- Mais, pourquoi ? Tu es dans un musée pourtant ? Il y a du monde autour de toi, tout le temps !
- Non. Je suis seule dans mon monde. Seule sous mon masque.
- Ton masque ? Tu portes un masque ?
- Oui, c’est comme ça que Jean-Pierre fait des oeuvres d’art. Il crée des masques en prenant des vraies gens comme modèles, et ensuite il les fait porter à ces gens. Comme ça, je n’ai plus un vrai visage. C’est toujours mon visage à moi, en vrai je ressemble à ça, mais c’est comme si je n’étais plus vraiment vivante.
- Plus vivante ?
- Oui. Moi, je sais que mon visage peut encore bouger, sous mon masque. Mais pas vous, idiots, dans le musée. Et ma famille non plus. C’est tous des idiots aussi. Il n’y a plus que lama.
- Mais pourquoi un lama ?
- Peu importe pourquoi, c’est mon ami. Mon seul ami. D’ailleurs, ici, je suis la seule à le voir. Mes parents, les autres, ils ne le voient pas. Mais c’est normal : ce lama est comme moi, il ne bouge pas”.

Cette petite fille est très bizarre. Elle me fait penser aux enfants, à l’école, qui avaient des problèmes à la maison. Ils ont toujours l’air d’être dans la lune. Sauf qu’elle, en plus, ses yeux ne bougent pas, sa bouche non plus. Elle me fait peur, un peu.

Mais, enlève ce masque alors ! Fais comme une petite fille normale !
- Je ne peux pas.
- Pourquoi ?
- Je suis une oeuvre d’art. Porter ce masque, c’est toute ma raison de vivre. Si je l’enlève, je n’ai plus aucune raison d’avoir été créée par Jean-Pierre. Lui ne travaille qu’avec des masques. Des masques d’humains, comme moi, ou des masques déformés, ou des masques en forme d’objet. Il ne fait pas que de la photo d’art dans les musées, d’ailleurs. Il travaille aussi pour la mode, mais toujours avec des masques. Et même quand il a réalisé un clip pour Björk…
- Qui ?
- Björk, la chanteuse islandaise. Elle avait fait un concours de clips pour une de ses chansons,
Innocence. Jean-Pierre a participé, mais pas gagné.
- Ah non,
lui dis-je par la pensée, pas encore des islandais !
- Et pourquoi pas ?
- Le tableau avec qui j’ai parlé, la première fois que je suis venu ici, c’était une peinture islandaise.
- Ah, je comprends. Désolée”.

Jean-Pierre Kazem + Björk = ça.

“- Et toi, tu viens d’où ? reprends-je.
- Je ne sais pas. Jean-Pierre ne m’a pas donné de nom, ni d’identité. Je ne suis qu’une coquille, tu sais. Je suis juste là pour représenter son travail artistique, mais je n’ai pas de caractère, rien du tout. D’ailleurs, tu ne peux pas me voir sourire, puisque je ne suis qu’un masque”.

Elle me terrifie. Sa voix est stridente, son visage ne bouge pas du tout, du tout. On dirait une morte. Je fais deux pas en arrière, pour me planquer derrière les autres. “Non ! Ne pars pas, reste là avec moi. Personne ne parle avec moi ici, il n’y a que le lama pour m’accompagner”, me lance-t-elle.

Reste !

Elle parle de plus en plus fort. C’est insupportable. Je sors de la salle pour passer à la suivante. Mais dans la salle d’à-côté… c’est un cauchemar. Il faut que je me réveille.

Ne pars pas, ne pars pas, ne pars pas, reste près de moi, reste près de moi, je m’ennuie, je m’ennuie, je m’ennuie !” me dit-elle… tout se répète dans mon cerveau. Sur les murs, il y a une dizaine de photos : ce ne sont que des photos extraites du film qui était projeté. La petite fille est là, en dix exemplaires, dans la cuisine, dans son jardin, dans la bibli. A chaque fois qu’elle me parle, j’entends chacune de ces dix photos me dire la même chose.

“- Laisse-moi tranquille, je ne veux pas te parler, je ne veux pas être avec toi ! lui dis-je.
- NON ! Tu es le premier avec qui je parle depuis trop longtemps, ne pars pas !
- Mais tu me fais peur !”

Je n’entends plus rien. Elle s’est arrêtée. En fait… ça renifle dans ma tête. Elle s’est mise à pleurer.

Pourquoi je te fais peur ? J’ai pas été créée pour faire peur ! Je suis une oeuvre émouvante, pas une oeuvre d’horreur !
- Non, t’es flippante ! Ton visage bouge pas, ton lama non plus, et…
- ARRÊTE ! TAIS-TOI ! Je ne suis pas une oeuvre qui fait peur ! C’est faux, tu te trompes !”

Elle hurle de plus en plus fort, en même temps qu’elle pleure. Moi je ne sais pas quoi faire là, je suis bloqué dans cette pièce. C’est un cul-de-sac, pour sortir il me faut repasser devant la vidéo. Je ferme les yeux et je me mets dans un coin de la pièce.

Ne ferme pas les yeux ! Regarde-moi ! Je ne fais pas peur !
- Non ! Je veux pas ! Je vais rester là les yeux fermés et attendre Monsieur M. !
- Ouvre les yeux, c’est un ordre ! Deviens mon ami !

Un hurlement atroce éclate dans ma tête. C’est plus aigu que l’alarme du collège, et plus fort que la sirène des pompiers. Je n’entends plus rien d’autre. Elle continue à crier, à hurler, et à pleurer. Je ne tiens plus. Les yeux toujours fermés, je me mets à courir. Je sors de la salle, traverse la précédente, rouvre les yeux et me rue hors du musée.

Nooooooooooooooooooooooon !

Le hurlement de la petite fille ne s’arrête pas, mais je l’entends de moins en moins à mesure que je m’éloigne de l’oeuvre. Et je me retrouve là, dehors. Je vais devoir attendre tout le reste de la classe le temps qu’ils finissent leur visite. Il pleut, dehors. C’est décidé, je ne mettrai plus les pieds dans un musée d’art contempoain. JAMAIS.

Photo de la série “Llama Project” (Jean-Pierre Khazem)

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Julien Baldacchino
Bav{art]dages | Fiction

Ca se dit [baldakino]. Journaliste sur les ondes wi-fi de @franceinter. Fait des podcasts à gogo. Mes calembours n'engagent (et ne font rire) que moi.