Ce désir qui nous consomme
Un des problèmes majeurs que nous pose la société de consommation est celui de la gestion de nos désirs. Je parle du désir matériel, celui de vouloir posséder ou profiter de biens et de services, ou de vivre des « expériences payantes » selon la formule de Jeremy Rifkin. Ce désir est sollicité de toutes parts, en permanence et, de plus en plus, par tous les moyens possibles. C’est le rôle de la communication, et plus particulièrement de la publicité, de nous inviter, de nous inciter à cette consommation. La société de la consommation a fait passer ceux qui y ont accès d’une gestion de la pénurie à une gestion de l’abondance. Comment faire face à la multiplication de ces désirs ? Comment répondre à notre envie de les satisfaire ? Il y a là une bataille qui se livre avec les personnes chargées de susciter notre désir, et en nous-même. Cette bataille c’est celle de la valorisation des désirs, la valeur qu’on leur accorde dans leur promesse de satisfaction. La multiplicité des sollicitations fait que nous passons beaucoup de temps à faire le tri dans nos désirs. On leur accorde, ou non, une certaine valeur, on évalue le coût financier ou temporel de leur réalisation. Et on choisit. Du moins, c’est que nous devrions faire. Normalement. Parce qu’en fait, on est souvent tenté d’ignorer cette approche réfléchie. On veut, on craque, on claque, et merde pour les conséquences. Bref, on cède et, tant pis : on bouffera des patates. Mais pourquoi cède-t-on ? Au-delà de la valeur d’usage du bien, il y a bien entendu une valeur affective qui est celle qui nous fait consommer au-delà de nos besoins réels. Cette valeur peut être statutaire et/ou consolatrice. Statutaire, car nous avons l’impression d’augmenter notre propre valeur avec celle que nous (ou la société) prêtons à l’objet, un peu comme ces peuplades primitives qui mangeaient le foie de leurs ennemis croyant en acquérir le courage. Consolatrice, car l’acquisition ou la consommation de ces biens ou services superflus est souvent vécue comme une récompense « pour tout le mal que l’on se donne » ou « que nous donne la vie » : « j’y ai bien le droit », nous dit la petite voix.
Malaises
Un double malaise et un double refoulement est en jeu. Celui qui se défoule par la consommation superfétatoire. Et celui que suscite la consommation superfétatoire elle-même mais que l’on vient rapidement refouler à coup de justifications. Le premier malaise a pour origine la carence que nous cherchons à compenser par la consommation superflue. Elle peut être légère — l’ennui, le sentiment d’avoir trop travaillé, ou pas assez, etc. — ou plus profonde — l’absence d’affection, le sentiment d’échec, l’incapacité à s’estimer, le doute sur sa valeur. Ce malaise, au lieu d’être considéré dans sa cause avec les questions qui l’accompagnent — pourquoi je m’ennuie ? comment faire pour moins m’ennuyer ? pourquoi je travaille trop ? pourquoi ai-je ce sentiment d’être mal aimé ? pourquoi suis-je en échec ? pourquoi je ne m’accorde pas l’estime ? — trouve un soulagement immédiat dans la consommation superflue et évacue les questions embarrassantes dont la recherche de réponse prend du temps et oblige à ouvrir les placards et soulever les tapis. Le second malaise résulte du sentiment de trop, celui d’en avoir pris plus que nécessaire. Un malaise qui tend à s’accentuer ces derniers temps avec la montée de la (mauvaise) conscience environnementale et du lien que les gens opèrent de plus en plus entre consommation et pollution. Moi, cela me fait ça, par exemple, quand je sors d’un centre commercial avec un caddie trop plein, quand j’ai l’impression d’avoir cédé immodérément à l’appel des marchandises au fond des linéaires. Cela peut être aussi quand on a dépensé plus d’argent que l’on pense ou que l’on sait possible. Ces malaises peuvent bien sûr être imperceptibles lorsque la consommation est entièrement auto et faussement justifiée, notamment par des considérations
esthétiques ou culturelles, ou par le simple droit qu’accorderait le fait de posséder l’argent nécessaire à cette consommation.
Je désire ? Il est normal que je possède.
Les marques se font concurrence par rapport à notre désir, à nos capacités à satisfaire le plus de désirs possibles. Même si toutes sont en concurrence pour orienter notre choix en leur faveur, toutes sont d’accord pour nous inviter à consommer plus que nécessaire, voire à nous faire perdre de vue le nécessaire. Ce sont elles qui nous fournissent une partie des justifications qui nous permettent de baisser la garde. Objectif : calmer nos malaises. Ce que tente de nous faire croire la communication publicitaire (au sens large, c’est-à-dire tout ce qui dans les médias contribue à valoriser les marques) est assez simple : le désir suffit à justifier sa satisfaction. La récompense, c’est le plaisir de posséder ou d’utiliser ou d’appartenir à ceux qui possèdent ou utilisent ce bien. Je désire ? Il est normal que je possède. Tout le sous-texte des stratégies publicitaires consiste à rendre presque anormal, voir scandaleux, que notre désir ne puisse être satisfait. Il existe une myriade de tactiques pour établir cette équation en nous, avec deux grands axes (que je force un peu pour la démonstration) : nous sommes diminués dans notre valeur si nous ne possédons pas ce bien, ou encore nous sommes augmentés dans notre valeur si nous le possédons. C’est la flatterie, résumée par la signature de L’Oréal : « parce que je le vaux bien ». Tout repose évidemment sur la grille de valeur que les marques tentent de nous faire adopter (et que nous adoptons) pour décider de ce qui est ou non valable — grille qui peut varier d’une personne à l’autre ou d’une couche de population à une autre, mais déterminée par les marques en fonction de nos goûts et moyens supposés. Ce que nous escamotons, c’est évidemment le coût réel de l’acquisition, de la satisfaction. Il y a le prix, bien sûr, c’est-à-dire le temps que nous passons à travailler pour acquérir ces biens superflus. Dans la fameuse équation sarkozienne, il manque le troisième élément = travailler plus pour gagner plus pour consommer plus. Ce qui donne finalement «travailler plus pour consommer plus ». A ce temps travaillé s’ajoute le temps de cerveau occupé à trier, évaluer, choisir, désirer, attendre, etc. Nous voilà donc absorbé par cette préoccupation d’acquisition de
biens ou services superflus destinés à calmer ces désirs. Savoir si ce temps est du temps de non-vie, chacun en jugera pour lui-même.
Il est vain de demander à un loup de ne pas en être un
Alors, la pub et les marques sont-elles les grands méchants loups de l’histoire ? Oui et non. Oui, car ce sont elles qui cherchent et multiplient les stratégies pour contourner ou calmer notre culpabilité. Non car il est vain de demander à un loup de ne pas en être un : c’est la raison d’être des marques d’éveiller notre désir, de nous faire croire que consommer ou posséder leurs biens ou leurs services est une chose essentielle. La machine marketing est bien trop puissante pour ne pas poursuivre sa logique propre. Il ne sert à rien non plus de rejeter tout en bloc à la manière d’Oncle Vania (« back to the tree ! ») dans Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis. Le confort et le plaisir apporté par les biens de consommation sont appréciables sous bien des aspects ; il ne s’agit donc pas de troquer son Zadig & Voltaire contre une robe de bure. Mais d’essayer de comprendre ce qui se trame en nous lorsque les marques présentent leurs appâts à notre vanité. « La multiplication des désirs, qui peuvent naître dans l’imagination sans correspondre à une exigence naturelle et sensée, écrit Jeannine Solotareff dans L’aventure intérieure, la méthode introspective de Paul Diel (Payot), constitue un danger qui nécessite, pour être surmonté, un travail de hiérarchisation et de valorisation. L’homme est ainsi amené par la recherche de sa satisfaction à percevoir le jeu imaginatif qui s’élabore en lui autour des promesses de plaisir et des craintes de déplaisir conférées aux multiples objectifs qu’il poursuit. La nécessité s’impose de mettre ordre dans l’afflux des désirs, prometteurs de plaisirs ou de craintes futures. Cet ordre ne demande pas seulement de se référer à la réalisabilité des désirs, travail de l’intellect, mais à leur valeur de satisfaction essentielle, leur incorportation au sens de la vie, indispensable à leur réalisation satisfaisante. Cet effort de valorisation nécessite la capacité de mesurer, pour chaque désir, non seulement sa potentialité de plaisir occasionnel mais sa possibilité de joie essentielle, son intégration harmonieuse à l’ensemble des autres désirs ».