Cannes Lions 2022 : que dire ?

Que dire après une semaine à Cannes pour le festival des Lions, à enchainer les événements sur des yachts, des plages privées ou au bord des piscines des hôtels de la Croisette ?

J’aurais bien envie de souligner le paradoxe d’un tel événement, dans lequel “sustainability” est devenu un maître mot, mais dont l’existence même est une insulte à toute notion de développement durable… Greenpeace, par différentes actions coup de poing, l’a d’ailleurs bien pointé du doigt.

Effectivement, avec ses milliers de participants venus pour la semaine de New York, Tokyo, Rio ou même simplement Londres, ses stands démesurés et climatisés, ses concerts et ses feux d’artifice, ses distributions de goodies en tout genre et de rosé, ses soirées sur des yachts (et même des bateaux de croisière)… la “durabilité” (dans tous les sens du mot) d’un tel événement pose évidemment question. Sans parler de la publicité elle-même.

Mais n’ayant pas à mon échelle les réponses à ces paradoxes, j’ai plutôt envie de me concentrer sur les moments permis par les Cannes Lions et les messages que de tels événements permettent d’amplifier.

Je pense en particulier à l’intervention de la reporter de CNN, Clarissa Ward, qui a couvert le départ des américains de Kaboul, la guerre en Syrie ou les crimes de Poutine en Russie (entre autres).

Quelques semaines après son départ d’Ukraine, la journaliste s’étonnait elle-même de sa présence à Cannes (“un endroit qui change de là où CNN l’envoie habituellement en mission”) et de se voir ainsi propulsée au milieu de ce monde totalement fou de la publicité et de la tech, dont elle avoue ne pas comprendre grand chose.

Elle avait pourtant un message clair à faire passer à cet écosystème : continuez à financer les médias et le journalisme d’investigation, indispensable pour nos démocraties. Elle a souligné le coût astronomique que représente pour CNN la couverture de la guerre en Ukraine — afin d’assurer la sécurité de ses journalistes sur place, notamment — alors qu’au même moment, les marques se montrent réticentes à apparaître aux côtés d’images de conflits et retirent leurs budgets publicitaires.

Son travail et celui de ses collègues est pourtant plus indispensable que jamais, alors que les démocraties libérales n’ont jamais été autant menacées. Nos démocraties font même face à une menace existentielle, comme elle l’a souligné à plusieurs reprises.

Pour illustrer son propos, celle qui a été correspondante a Moscou a détaillé la bascule opérée récemment dans la guerre de l’information, et dont les réseaux sociaux sont les nouveaux champs de bataille. Lors de l’empoisonnement de Navalny, les Russes n’ont pas proposé comme à leur habitude un scénario alternatif pour démentir leur implication. Ils en ont construit plusieurs et les ont partagés abondamment sur les médias nationaux en Russie et sur les réseaux sociaux à l’international.

C’est à cause de cette multiplication des récits qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux… Pour reprendre un concept déjà bien documenté dans le domaine scientifique, il s’agit de fabriquer du doute, pour finir par remettre en cause la notion même de vérité.

Intervenant sur scène aux côtés de son tout nouveau patron, Chris Licht, nommé en mai dernier, Clarissa Ward a obtenu de lui la promesse de continuer à investir massivement dans l’information… “Je m’y engage totalement car c’est ce que fait CNN. C’est pour ça que nous existons.” A bon entendeur…

Quelques citations que j’ai notées :

“Je ne suis pas intrépide. C’est une idée fausse qu’on se fait sur ce métier. Au contraire, je suis pleine de peur. Car si tu n’as pas peur, tu meurs. La peur a joué un rôle très important dans notre évolution. Elle nous dit quand on doit fuir. La différence, c’est que vous apprenez à former votre esprit pour que la peur ne soit pas un frein. Ce n’est pas la peur qui me guide. Elle est juste là pour m’alerter qu’une situation est dangereuse, et c’est la partie rationnelle du cerveau qui prend les décisions.”

“L’avantage des médias sociaux, c’est qu’ils ont permis à notre travail de se diffuser dans un écosystème beaucoup plus large. Nous entendons beaucoup plus de récits de gens qui vivent les situations sur le terrain et qui les racontent. Je pense que c’est un moment extrêmement intéressant pour le journalisme. Les défis sont réels, mais les avantages potentiels sont énormes.”

“La crise existentielle des démocraties, elle est tangible, je la vois sur le terrain, en temps réel. J’ai vécu en Chine et en Russie, où on avait toujours eu le sentiment que la démocratie libérale était une sorte de test, un rempart contre la montée de l’autoritarisme. Mais de plus en plus, l’autoritarisme attire, parce qu’il y a une simplicité à renoncer à toutes vos décisions et à permettre au gouvernement ou au dictateur, quel qu’il soit, de prendre ces décisions pour vous. Il y a une facilité pour ces dictateurs à pouvoir simplement dire, ok, je change la loi, de cette façon, tout de suite, en 5 minutes, alors que ça prendrait beaucoup plus de temps devant un parlement.”

“J’ai le sentiment — en particulier à la suite de l’invasion de l’Ukraine, qui, comme le 11 septembre, va complètement remodeler le monde dans lequel nous vivons — que nous sommes à nouveau dans un moment extrêmement important. Dans ce moment très tendu et difficile où il y a tant de batailles de communication et de remise en cause de l’idée même de vérité, le travail que nous faisons va jouer un petit rôle, en essayant d’exposer le mal et de révéler les crimes, mais aussi pour réaffirmer aux gens qu’il existe une chose fondamentale qui est la vérité. Oui, le monde est complexe. Oui, il est nuancé. Oui, il y a de nombreuses nuances de gris, mais il y a aussi la vérité et du mensonge.”

Benoit Zante

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