Faire de la lecture un jeu (vidéo) d’enfant

Article écrit pour Cog’innov.

Svetlana Meyer
BeyondLab
3 min readMar 15, 2017

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Au premier rang de nos stéréotypes scolaires, on place les “intellos” qui dévorent sagement livre sur livre au CDI du collège. Au fond de la classe, les élèves nerveux, dissipés qui passent leurs soirées sur Call Of Duty.

Dans nos représentations, quoi de plus opposés que le rat de bibliothèque et l’accro aux jeux vidéo d’action?

Si ces stéréotypes ont encore de beaux jours devant eux, la recherche indique que jeux vidéo et lecture sont loin d’être incompatibles. Il semblerait même que jouer aux jeux vidéo d’action puisse faciliter l’apprentissage de la lecture.

En effet, dans une étude récente des personnes dyslexiques ont joué à des jeux pendant une dizaine d’heures réparties sur 2 semaines [1]. Un groupe a joué à des jeux d’action, l’autre à des “puzzle games” (jeux de logique, de résolution de problème). Au terme de cette courte période de pratique, seul le groupe ayant joué aux jeux d’action a amélioré sa capacité à lire. Et ce, alors qu’aucun texte, aucun mot ou aucune lettre n’était présent dans le jeu.

Comment des jeux conçus uniquement pour le divertissement peuvent avoir de tels effets ? Les jeux d’action ciblent un précurseur essentiel à l’apprentissage de la lecture : l’attention visuelle. En effet, l’attention visuelle est une “ressource” cognitive qui permet de faciliter le traitement de ce que l’on voit. Nous détectons mieux un mouvement, un contraste, la présence d’un objet là où nous portons notre attention. Plus notre attention visuelle est développée, mieux nous analysons les informations que nous percevons. Et il semblerait que justement, le jeu vidéo d’action mette à l’épreuve nos mécanismes attentionnels [2]. Pour catégoriser ces jeux, les chercheurs ont proposé 4 critères qui ne correspondent pas forcément aux standards commerciaux : les événements du jeu s’enchaînent très rapidement ; ils sont difficiles à prévoir dans le temps et l’espace ; ils surviennent majoritairement en périphérie du champs visuel ; pour réussir, le joueur doit donc percevoir et/ou mémoriser beaucoup d’information pour pouvoir mettre en place une action complexe.

Pour réussir un jeu combinant ces propriétés, le joueur doit disposer d’une attention visuelle bien développée. Notez que si les jeux violents sont bien souvent des jeux vidéos d’action, l’inverse est faux : de nombreux jeux sans aucune violence (Temple Run, par exemple) sont de vrais jeux d’action.

Mais alors quel lien avec la lecture ? Lorsque nous lisons, l’attention visuelle permet de mieux percevoir les différentes lettres qui composent un mot. Plus notre attention visuelle est développée, plus nombreuses sont les lettres que nous sommes capables d’identifier en un regard et mieux nous lisons. Des études ont montré que les élèves qui débutent l’apprentissage de la lecture avec une attention visuelle bien développée déchiffrent mieux les mots [3]. Ainsi, entraîner précocement l’attention visuelle permettrait aux enfants de devenir de meilleurs lecteurs ! [4]

Quelles seraient les implications possibles pour l’enseignement? Ces différents résultats n’ont vu le jour que très récemment dans nos laboratoires de recherche; l’enjeu est maintenant de les tester en situation réelle, dans nos écoles. L’objectif du projet de recherche FLUENCE (dont je fais partie) est de développer un jeu vidéo spécialement prévu pour l’entrainement de l’attention visuelle. Il sera ensuite utilisé quotidiennement par plusieurs centaines d’élèves de primaire pendant 10 semaines. Grâce à cette expérimentation, nous pourrons évaluer son impact sur l’apprentissage de la lecture à grande échelle, et à terme décider si le jeu vidéo mérite une place dans leur scolarité.

Références scientifiques (pour les braves)

[1] Franceschini, S., Gori, S., Ruffino, M., Viola, S., Molteni, M., & Facoetti, A. (2013). Action video games make dyslexic children read better. Current Biology, 23(6), 462–466.

[2] Green, C. S., & Bavelier, D. (2006). Effect of action video games on the spatial distribution of visuospatial attention. Journal of experimental psychology: Human perception and performance, 32(6), 1465.

[3] Bosse, M. L., & Valdois, S. (2009). Influence of the visual attention span on child reading performance: a cross‐sectional study. Journal of Research in Reading, 32(2), 230–253.

[4] Valdois, S., Peyrin, C., Lassus-Sangosse, D., Lallier, M., Démonet, J. F., & Kandel, S. (2014). Dyslexia in a French–Spanish bilingual girl: behavioural and neural modulations following a visual attention span intervention. Cortex, 53, 120–145.

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Svetlana Meyer
BeyondLab

PhD. en sciences cognitives, responsable scientifique chez Didask et chercheuse associée au Laboratoire de psychologie et NeuroCognition.