De la noirceur de nos laits

Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes
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3 min readFeb 19, 2020

Dans son livre Lait noir, l’écrivaine turque Elif Shafak parle des premiers temps de sa maternité, de son coeur “retourné comme une crèpe, accordé au rythme de l’univers”.

Ce dont elle parle aussi c’est de son expérience “en dépression”, ce “territoire” qu’elle décrit comme “une pièce sombre, un immense continent dans lequel on s’enfonce et disparaît. Elle décrit notamment la façon dont les sociétés modernes ont peu à peu déconstruit les cercles qui soutenaient traditionnellement celles qui venaient d’accoucher et les mythes qui entouraient ce qu’on appelle aujourd’hui le quatrième trimestre. Par la force d’une rationalité qui s’applique à tout et par l’avènement de la société moderne, deux visions ont finalement dominé les autres : celui d’une maternité sublimée, sacrée, qui serait désirée par toutes les femmes et qui vaudrait tous les sacrifices (surtout celui d’être enfermé chez soi) et l’autre, plus productiviste, qui envisage la maternité comme une simple liste de tâches que chaque “super maman” se doit d’avoir réglé à la fin de la journée. Ces deux discours profitent au patriarcat : d’un côté des mères aux foyers qui se contentent de ce qu’elles ont, de l’autre des femmes dont on peut tout attendre, sans avoir à tenir compte des spécificités qu’implique le fait d’être aussi des mères. “La face cachée de la lune”.

La semaine dernière, la chercheuse et journaliste Illana Weizman a appelé à libérer la parole autour du post-partum, à refuser le musellement de ces sociétés qui “cherchent à invisibiliser les violences que [les femmes] subissent et n’acceptent de voir des femmes que du lisse, du sans aspérité, du doux. Pas de cri, pas de sang, pas de sueur.” Elle a été rejointe par plusieurs autres femmes et ont lancé ensemble le hashtag #MonPostPartum. Une manière de reconstruire ces cercles de mères à cette heure où nous ne pouvons échapper à notre isolement qu’à travers nos écrans. Dans une autre chronique, la juriste spécialiste des violences obstétricales Marie-Hélène Lahaye décrit la manière dont le congé de maternité est aujourd’hui envisagé comme “des vacances” et les pressions que les femmes subissent pour maintenir leur rôle de bonnes épouses, de femmes actives et même de bonnes amantes. En aucune manière, les futures mères ne sont préparées à ce qui les attend.

Il ne s’agit pas de regretter le temps jadis et il serait illusoire de penser que le sort des femmes était alors plus enviable qu’aujourd’hui. Mais il est important de mettre en lumière la manière dont les sociétés dites “modernes” nous ont dépossédé — nous femmes mais aussi toutes personnes dont les réalités sont aujourd’hui niées — de certains savoirs et de certaines pratiques. Et de s’interroger : “à qui profite le crime et quel intérêt avons-nous à faire perdurer l’illusion ?”

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Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes

éducation / médias / popculture / docu / identités.