Fais pas ci, sois comme ça

Margot Waaub
Bidonnes
Published in
5 min readDec 19, 2019

Tout a commencé dès l’annonce de ma grossesse. Malgré mon corps douloureux et mes hormones en folie, j’ai voulu être à l’image que l’on attendait de moi : épanouie, élancée, le cheveu brillant et le regard fier. Je portais la vie bon Dieu, je devais le crier ce bonheur et tant pis pour le reste ! Je ne savais pas que ces neuf mois seraient une parfaite introduction à la panoplie d’injonctions à laquelle je me plierais en devenant mère.

Au moment d’accoucher, j’ai eu la chance d’être hyper informée et entourée. Je l’ai eu cet accouchement que toute femme mérite. En tant que sage-femme, je sais que c’est un privilège : je les ai vues celles à qui on demande de ne pas crier, d’être digne, belle, voire sexy. Je les ai vues s’épiler intégralement, être contraintes d’accepter un lavement, être maintenues de force et s’entendre dire avec de belles formules : “Laisse-nous faire, toi, tu n’es pas capable !” Un coup de ciseaux, des mains en elles et trois mille yeux sur leur corps nu. Et puis cette phrase : “le bébé va bien, c’est le principal”. Quelques heures après avoir rencontré le mien, j’ai dû accueillir toute cette famille et ces amis qui accouraient à notre chevet avec enthousiasme. Et à nouveau je les ai senti, les attentes. Je devais être en forme, un minimum coiffée, habillée. J’ai caché avec force mon ventre mou, mes pertes sanguinolentes, mes poches sous les yeux et mes doutes. J’ai fait attention à ne pas voler la vedette à mon bébé, tout de même. Je suis restée dans mon coin, j’ai souri. On m’a dit avec une satisfaction non dissimulée : “c’est fou, on ne dirait pas que tu viens d’accoucher !” Bravo à moi, j’ai magnifiquement tu tout ce que je vivais. J’ai magnifiquement disparu.

On m’a d’ailleurs très vite parlé de ma ligne. Surtout ne pas me “laisser aller”. Presser un jus détox tout en faisant mes exercices de rééducation du périnée, tout en m’occupant de mon bébé, saucissonnée dans mes jeans d’avant la grossesse. Faire semblant de l’avoir récupéré, ce corps perdu. Mon vrai corps, celui qui fonctionnait et qu’il était acceptable de montrer. Alors que je le sentais meurtri et fatigué. Mon assiette était observée : il fallait que je mange varié et équilibré, bio de préférence. Surtout que j’allaitais. Evidemment. Je ne me suis même jamais autorisée à me poser des questions à ce sujet. On m’a dit : “Ça va, ce n’est pas si douloureux ! Et puis le plus important, c’est la santé de ton petit non ?” Oh j’ai souffert, tellement souffert. En silence. Et puis quand j’ai enfin réussi à allaiter sereinement, on m’a regardé de travers. Je devais le sevrer ce bébé ! « C’est malsain d’allaiter au-delà de 6 mois ! » Toujours ce double discours, tellement paradoxal : on me sommait de suivre mon instinct mais surtout de faire ce qu’on me disait.

Il fallait être forte, comme les autres. Dès la sortie de l’hôpital, deux jours après avoir vécu l’expérience la plus intense qu’il m’a été donné de vivre, je devais assurer. “Moi, tout de suite après, j’étais debout, à nettoyer la maison !” Je ne voulais qu’une chose, rester couchée, me reposer, laisser mon corps guérir en douceur et découvrir mon bébé sereinement. Mais non, j’ai dû partager mon petit, me lever, faire le service, dire merci et ne surtout pas laisser transparaître sur mon visage les stigmates d’une nuit agitée et les angoisses liées à celle qui m’attendait. Mes visiteurs n’étaient pas là pour ça.

Plus le temps passait et plus je me sentais toujours en retard, dans une course infernale. J’étais persuadée que si c’était difficile, c’était parce que mon bébé était particulièrement compliqué. Et j’en étais la seule responsable : j’avais forcément échoué quelque part. Il veut tout le temps être dans mes bras ? C’est parce que je l’y ai habitué ! Il ne s’endort pas seul ? C’est parce que j’ai instauré de mauvais rituels ! Il ne mange pas à heures fixes ? C’est parce que je lui propose trop souvent le sein ! Je n’étais plus qu’un gros échec ambulant, une incapable. J’étais persuadée d’avoir cassé mon bébé parfait. Je n’aurais jamais osé m’en plaindre. C’était ma faute.

Dans ce tourbillon, je ne me suis jamais aussi peu écoutée. En fait, je ne m’entendais même plus. À force, j’ai fini par me justifier du moindre petit gémissement : « D’habitude, il n’est pas comme ça ! C’est sans doute ses dents !» Je me suis même surprise à mentir à ma mère : « Oui oui, il fait ses nuits ». Au fond de moi je commençais à douter sérieusement : « est-ce qu’elles l’ont vécu elles aussi ? » Je voyais parfois dans le regard de certaines cette satisfaction de me voir en baver … sans pour autant faire preuve de la moindre compassion.

Oh oui, j’en avais envie. De faire ce qu’on attendait de moi.

Je me contentais de hurler dans le fond du jardin puis de sourire une heure après, de tout mon visage couvert d’anticernes. Je les répétais, les mêmes conneries que j’avais pu entendre depuis la seconde où je suis tombée enceinte. Question de survie. Je voulais m’épargner les conseils, les regards de pitié. Je voulais maintenir cette illusion qu’il est possible de tout gérer, que ça coule de source. Après tout, les autres mères y sont arrivées, pourquoi pas moi ?

Je me suis égarée. Je me suis laissée entraîner dans le cercle infernal, le gros nuage d’hypocrisie qui entoure la maternité et isole les femmes avec violence. Ça a été terrible d’être seule, de m’enterrer, de me taire, de me perdre à ce point. Non, je ne gérais et ne gère rien du tout. Et c’est bien normal.

Je l’ai compris si tard. Il a suffi d’une fois. Une discussion entre deux mères complètement à bout pour comprendre qu’on était toutes dans la même merde. Et c’est tout ce qu’il me fallait. Alors, aujourd’hui, j’ai envie de le raconter et de le transmettre.

« Les femmes, ces héroïnes ! » Lâchez-nous bande de cons, on s’en portera mieux. On ne veut pas être des héroïnes, on veut juste être, sans injonctions ni exigences, sans violence. Aussi difficile et aussi mal accueilli que cela puisse être, soyons mères et ouvrons-la. Étalons nos difficultés, nos ambivalences, nos questionnements. Permettons aux futures mères de se préparer, de s’entourer et d’accueillir les difficultés sans culpabilité. Permettons-leur de douter.

On se le doit les unes aux autres.

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