La ville, des plus petits aux plus grands

Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes
Published in
7 min readJan 22, 2020

Ce texte est en partie extrait de l’analyse “Penser une ville “enfant admis” : une proposition pour un espace urbain plus inclusif” écrite par l’auteure pour l’association d’éducation populaire liégeoise Barricade.

Des restaurants interdits aux familles aux centres de vacances silencieux en passant par les filtres anti-bébés sur les réseaux sociaux, les initiatives visant à exclure les enfants sont généralement médiatisées sur le ton de la plaisanterie. Du côté du public, on a du mal à cacher son enthousiasme : “ah c’est vrai que les mômes de nos jours, qu’est-ce qu’ils sont mal éduqués.” Et puis toutes ces photos de petites cuisses grassouillettes, encore là une injonction à la maternité ! Alors, subversif le camp des adults-only ? Pourtant, s’il est bien une tranche de la population dont l’espace public ne tient pas compte, ce sont les enfants.

À commencer par la mobilité. Il suffit de s’être un jour promené en ville avec un enfant en bas âge pour s’apercevoir du calvaire que cela représente : dans ses yeux, un air de défi quand vous tentez de lui faire comprendre qu’on peut marcher-là mais pas là parce que si la voiture nous touche on meurt et sûrement pas là non plus parce que c’est plein de merdes de chien (ah non, pas ce mot-là mon cœur, non, stop, et merde.) Évidemment, la rue ne se partage pas à 50–50, les voitures roulantes ou stationnées occupent les 3/4 de l’espace tandis que la populace avance à la queue leu-leu sur des trottoirs mal entretenus. Chaque sortie se transforme en une expédition où votre rythme cardiaque crève le plafond, gouttes de sueur froide quand celui qui, si fier de désormais marcher, lâche votre main et se met à galoper (comment de si petites jambes peuvent-elles être si rapides ?) Alors il y a pas le choix, on l’arnache dans sa poussette et on reporte le développement psychomoteur aux quelques terrains qui lui sont alloués, ces aires de jeux un peu mornes qui se ressemblent toutes et qui laissent peu de place à l’imagination.

Si vous êtes bobo-écolo comme moi, vous pensez sans doute que la voiture en ville, ce n’est vraiment pas nécessaire. En tout cas, c’est ce que je soutenais avant d’avoir à emprunter les transports en commun avec ladite poussette-camisole de force. Les rames de trams sont trop étroites, l’espace entre le bus et le trottoir est trop large, l’escalier pour accéder aux trains est trop haut. À Bruxelles, un grand nombre de stations de métro ne sont pas accessibles par ascenseurs et il arrive régulièrement que les escalators — normalement interdits aux poussettes, mais qui sont la seule option disponible — soient en panne.

Exemple type d’un déplacement à Bruxelles : sortie de la crèche, première sortie de métro inaccessible puisqu’il y a seulement un escalier, obligée de me rendre à l’autre sortie (+ 5 minutes). Passer par le sas réservé aux poussettes et personnes à mobilité réduite, attendre. Prendre l’ascenseur, ça pue. Entrer dans le tram, rester devant l’entrée puisque l’espace pour les poussettes est occupé (soit par une autre poussette, soit par des gens qui ne devraient pas y être). Gêner tout le monde. Sortie correspondance, du côté ascenseur comme indiqué. Ascenseur en panne, pas d’escalators, seulement des escaliers. Attendre le prochain tram qu’il faudra traverser pour passer sur l’autre quai (+ 5 minutes). Attendre de l’aide pour monter les quelques marches qui me séparent de l’autre ascenseur (+ 1 minute). Arriver dans le hall de gare. Trouver l’escalator en panne. Devoir faire le tour de la gare pour espérer trouver un ascenseur fonctionnel (+ 10 minutes).

Voilà une équation impossible à résoudre : la voiture empêche les enfants de vaquer à leur gré, mais les transports sont si mal foutus qu’elle devient essentielle aux déplacements de la famille. Dilemme. La dissonance cognitive est à son comble lorsque l’on considère que les enfants, plus proches du sol et pourvus d’un organisme encore immature, respirent davantage d’émissions de gaz que les adultes, ce qui peut entrainer des maladies chroniques telles que l’asthme, mais aussi les bronchites, la toux, les allergies, l’eczéma, qui sont directement liées à la qualité de l’air. Sans parler de l’anxiété que provoque chaque information concernant le changement climatique amenant son flot de “quel monde allons-nous leur laisser ?”. Battons notre coulpe, égoïstes parents, tout cela est notre responsabilité.

Me renvoyer à ma responsabilité, c’est le discours qu’a choisi la STIB, la société des transports bruxelloise, quand je lui ai notifié que l’un de ses chauffeurs avait refusé de m’aider à descendre de l’un de ses vieux trams, dont on ne peut sortir qu’en étant aidé si l’on est pas jeune-valide-sans enfant.

Je tiens à préciser que la grande majorité du temps, j’ai affaire à des conducteurs.trices très compatissant.es (je précise aussi que le conducteur peu coopératif était bien blanc, puisqu’on a vite fait de rappeler que la STIB engage beaucoup de personnes issues de l’immigration quand il s’agit de la critiquer). Mais ce que la STIB a choisi de me répondre ce jour-là, c’est un truc qui sous-entend que si je ne veux pas prendre le risque de balancer mon enfant d’une hauteur d’1m50, je n’ai qu’à rester à la maison. Je pense que la personne derrière son écran ne m’aurait pas répondu de cette manière si j’avais été une personne non-valide ou une personne âgée, même si dans les faits ces personnes sont autant assignées à résidence que mon enfant et moi. Mais nous sommes des cibles faciles puisque tout le monde s’accorde à le dire, nous faisons chier tout le monde. Pas de pizzeria, pas de chambre avec vue sur mer, pas de photo sur insta et ben pas de tram non plus.

« Mais comment faisaient donc nos parents et nos grands-parents pour s’occuper de nous, alors que nous peinons à élever nos propres enfants ? » Si vous vous êtes déjà posé cette question, sachez que ce qui caractérise aussi notre époque, c’est la pression qui pèse sur les parents. « Attention aux écrans! », nous répète-t-on inlassablement; « mais ne laissez pas vos enfants jouer dehors sans surveillance ! », ajoute-t-on. « L’espace qui était disponible [pour les enfants] a considérablement diminué », explique le sociologue et chercheur français Clément Rivière : « Là où auparavant on priait les enfants d’aller jouer dehors le temps de faire le ménage ou de préparer le repas, on les invite désormais à s’installer devant leur tablette. Là où la responsabilité était auparavant perçue comme collective, elle est devenue individuelle. Faut-il s’étonner qu’on parle désormais de burn-out parental ? »

Ces parents épuisé·e·s, ce sont essentiellement des femmes : ce sont bien elles qui, encore aujourd’hui, s’acquittent des tâches domestiques et éducationnelles. Le fait que la ville soit un lieu peu adapté aux enfants constitue une difficulté supplémentaire pour les caregivers, qui redoublent d’organisation avant de sortir de la maison, et d’attention une fois dehors. Cela entraîne de la frustration autant du côté des grand·e·s, sans cesse en état d’alerte, que des petit·e·s, constamment ramené·e·s à l’ordre. Cela s’ajoute au fait qu’être mère est souvent usant et implique même une sorte d’effacement de soi : parce que l’on manque de temps, de relais, d’espace mental, de reconnaissance. De là, aussi, un effacement physique : en bafouant le droit des enfants à jouir de l’espace public, on en exclut également leurs mères, qui n’ont d’autre choix que de rester chez elles. Coupées d’une vie sociale satisfaisante, leur santé mentale peut rapidement s’étioler (l’isolement est par exemple l’un des facteurs décisifs des dépressions post-partum). Enfin, problème supplémentaire, de plus en plus de couples vivent loin de leurs familles. Là où, auparavant, celles-ci pouvaient apporter leur aide, beaucoup de jeunes parent·e·s ne peuvent désormais compter que sur eux-mêmes. Bref, l’aménagement de l’espace urbain vis-à-vis des enfants est sans aucun doute une problématique féministe.

De manière générale, il s’agit de rendre une place aux laissé·e·s-pour-compte : les enfants, les femmes, les personnes âgées, les invalides, les précarisé·e·s (qui sont les premiers touchés par les infrastructures défectueuses). Il faut donc instaurer une nouvelle manière de penser la ville, mais aussi de la gouverner : comment tenir compte des besoins spécifiques de chacun·e si, à aucun moment, les groupes sociaux dits minoritaires ne sont consultés ? Il faut avant tout multiplier les regards et envisager la rue à différentes hauteurs. Faire des enfants un dénominateur commun profiterait à l’ensemble de la population : cela conduirait à l’invention d’une ville où l’on respire mieux, parce que les voitures n’occupent plus tout l’espace, et où bénéficier d’espaces verts à deux pas de chez soi serait reconnu comme un droit. Une ville accessible et adaptée aux plus jeunes l’est également aux plus vieux, aux personnes à mobilité réduite et non-valides. Cela favoriserait enfin la création de lieux communautaires, une vie de quartier, les commerces de proximité. On remettrait ainsi au centre de nos relations la confiance et le souci du voisinage, on tendrait à veiller les un·e·s sur les autres : du moins, on pourrait essayer.

Les Bidonnes sont aussi présentes sur Facebook, Twitter et Instagram

--

--

Elisabeth Meur-Poniris
Bidonnes

éducation / médias / popculture / docu / identités.